Publié le 26 février 2021 |
0[Transition] Retour à la terre… aux savoirs paysans, et à la culture
Céline Vomièro, dans son essai photographique intitulé « Géorgique, lumière sur les travaux intellectuels paysans » propose « non pas de juger, d’opposer, de comparer, ou de faire l’éloge d’une pratique agricole mais de mettre à l’épreuve notre regard sur le métier de paysan, ce métier étant fortement incompris et dévalorisé ». Sesame l’a rencontrée.
Par Céline Vomièro*, photographe-essayiste, Anne Judas, Revue Sesame
Céline Vomièro a d’abord rencontré Charles et Perrine Hervé-Gruyer, paysans, créateurs de la ferme biologique et aujourd’hui de leur propre institut de recherche au Bec-Hellouin. En immersion au cœur de cette ferme, durant plusieurs mois, elle réalise « à quel point leur savoir est élaboré et partant, à quel point le métier de paysan est dévalorisé ».
Elle écrit : « Depuis des siècles, court l’idée préconçue qu’il ne faille point faire appel à l’activité de l’esprit pour réussir à produire une « nature agricole » et à fournir « santé et sécurité » alimentaires. Cette idée, nourrie par l’opposition entre activité intellectuelle et activité manuelle, n’est-elle pas une façon d’ignorer la réalité, faisant fi de la corrélation fertile entre travaux intellectuels et manuels ? »
Comme Virgile, Céline Vomièro intitule son essai « Géorgique », du terme latin « georgicum, qui se rapporte à la culture de la terre, à la vie et aux travaux des champs », et pour « reprendre le fil de la tentative de Virgile en remettant à l’honneur le métier de paysan ». Virgile, paysan et poète, en 28 avant JC, écrit sa grande œuvre, qui a marqué notre culture, en se documentant de façon précise sur l’agriculture de son temps et les savoirs disponibles. En une époque marquée par les troubles de la guerre civile, il voulait aussi célébrer les travaux des champs et le métier de paysan comme un idéal de paix sociale et de prospérité. Aujourd’hui, d’autres font cette tentative et deux grands chercheurs en sciences humaines (Michel Pastoureau et Frédéric Boyer, qui a traduit l’ouvrage de Virgile sous le titre Le souci de la Terre) ont récemment souligné tout le sens que pouvait avoir cette vision pour notre époque. L’agriculture, c’est aussi de la culture, et l’idée du retour à la terre n’est pas nouvelle, assez ancienne, même.
D’autre part, selon Céline Vomièro, « nous aurions rompu, pas à pas, le fil de l’évolution des sciences paysannes, en délaissant non pas, en premier lieu, les campagnes, mais en délaissant le métier et les savoirs paysans ».
Il y a, dit-elle, « un changement de regard à opérer sur le métier, un paradigme culturel à faire évoluer. » Son essai photographique tente de démontrer que « la corrélation entre travaux intellectuels et manuels est, indéniablement, la clé écologique du savoir paysan ».
Elle témoigne : « Charles et Perrine – en ravivant les sciences paysannes – ont donné fertilité à une terre dite inculte, biodiversité et abondance aux cultures, et beauté naturelle aux paysages. Ils démontrent à quel point la corrélation entre travaux intellectuels et travaux manuels est, indéniablement, la clé écologique de ce savoir. La nature agricole de la ferme se confondant avec la nature même d’une forêt en libre évolution, parle d’elle-même… ».
Ce point de vue rejoint un certain nombre d’autres qui soulignent le manque de connaissances dont on dispose aujourd’hui en agroécologie, comme François Léger1. Certains agriculteurs le disent eux-mêmes : ils n’ont pas été formés à cela. Signalons tout de même que, de plus en plus, l’enseignement agricole se préoccupe de transition et d’agroécologie (voir C. Peltier in Sesame, ici).
L’agriculture, et particulièrement l’agroécologie, est bien fondée sur la connaissance et l’adaptation des connaissances à des conditions avant tout locales. Dans un contexte de transition, peut-on se payer le luxe de considérer les paysans comme des ignares ? Clairement, non. Il va bien falloir porter attention, comme le dit Céline, à ces savoirs, et à ceux qui les détiennent.
A titre d’exemple (voir photos), la ferme « laboratoire » du Bec Hellouin réunit aussi bien des connaissances agricoles héritées de sciences paysannes anciennes que récentes. Pour les plus anciennes : la chinampa (culture sur des îlots artificiels très productifs), l’association de cultures complémentaires de type milpa (courge, haricot, maïs), celle d’arbres et de cultures en agroforesterie, pratiques amérindiennes.
Plus récemment, la culture sur butte, théorisée par Sepp Holzer, pionnier autrichien de l’agriculture écologique, et la culture des forêts-jardins, théorisée par Robert Hart et Martin Crawford, agriculteurs britanniques. Cette liste n’est pas exhaustive… (pour en savoir plus on peut se référer au livre « Vivre avec la Terre » de Charles et Perrine Hervé-Gruyer ). Tout cela est donc très réfléchi, plutôt élaboré et en un mot : savant.
« Reconnaître les travaux intellectuels paysans » comme le dit Céline Vomièro aurait selon elle plusieurs conséquences intéressantes. Cela permettrait, « dans un premier temps, de remettre à sa juste valeur le métier de paysan et d’envisager que le paysan puisse réellement échanger et travailler avec les agronomes et les chercheurs ». Cela favoriserait « la mise en commun des avancées de la recherche agroécologique, chercheurs, agronomes, paysans, travaillant ensemble, sur un pied d’égalité » (voir ici). Et cela rendrait « possible et nécessaire, l’idée qu’il faille créer un cursus universitaire consacré au savoir paysan ». Porteuse du projet de création de l’université populaire des compréhensions de la nature à Rochefort, Céline Vomièro prépare pour 2022, un séminaire à ce sujet.
Enfin et surtout cela rendrait socialement désirable le retour à la terre, condition du changement au-delà des essais de micro-fermes, dont beaucoup en permaculture, qui poussent un peu partout et ne perdurent pas toujours.
Pour finir, Céline Vomièro confie : « Si nous ne considérons pas le métier de paysan à sa juste valeur, je ne crois guère au retour « véritable » à la terre. Cette considération, est, me semble-t-il, la condition sine qua non ».
Elle souligne ce qui est aussi la vision de Charles et Perrine Hervé-Gruyer : « Au vu de l’urgence climatique, il nous semble que c’est en intensifiant l’effort de recherche que notre ferme apportera sa meilleure contribution à l’invention de nouveaux modèles agricoles, plus naturels et plus humains. »
Dans un entretien à Sesame (en 2017) François Léger s’exprimait ainsi : « A mon avis, la très petite agriculture de proximité a un réel avenir, parce qu’elle s’inscrit dans une hypermodernité économique où la question du sens écologique et humain est déterminante. Pour autant, son développement impose une recomposition des relations agriculture-société au niveau local.«
C’est ce que Céline Vomièro appelle « le retour véritable à la terre ». Et selon elle, comme au temps de Virgile, cela passe par la culture, dans laquelle il faut inclure la revalorisation des savoirs et le partage des sciences liées à l’agriculture.
* Céline Vomièro est photographe-essayiste, elle fut jury régional du concours national des pratiques en agroforesterie, piloté par Chambres d’agriculture France et copiloté par l’Afac-Agroforesteries, en 2019. Elle est fondatrice de l’université populaire des compréhensions de la nature à Rochefort. Cette université verra le jour en 2022 avec le concours de fins observateurs de la nature, chercheurs et associations protectrices de la nature. Pour mener à bien son essai « Géorgique », elle compte réaliser plusieurs portrait paysans. Pour ce faire, elle recherche des soutiens financiers, à bon entendeur…
** Du 29 mars au 1e avril 2021 se tiendra le Deuxième symposium international sur le travail dans l’agriculture, organisé par l’association internationale du travail en agriculture (IAWA), le département Terra d’INRAE et l’UMR Territoires. À travers diverses approches interdisciplinaires, l’événement explorera des scénarios pour le travail en agriculture : emploi, égalité des genres, santé, identités professionnelles, compétences, organisation, modèles de production, conditions et qualité de vie au travail.
- Enseignant-chercheur en agroécologie à AgroParisTech, il est conseiller scientifique à la ferme du Bec Hellouin