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De l'eau au moulin

Publié le 19 octobre 2021 |

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[Transformation sociale agroalimentaire] Du commerce équitable à la démocratie alimentaire (1/3)

Un plaidoyer de Tanguy Martin, ISF Agrista (Ingénieurs sans frontières), septembre 2021

Il émerge un hiatus entre un commerce équitable, devenu l’apanage de catégories sociales aisées et/ou diplômées, et l’idée d’universalité d’accès à une alimentation de qualité choisie. Le commerce équitable peut-il relever ce défi ? Saura-t-il conserver encore sa pertinence pour participer demain à bâtir une véritable démocratie alimentaire ?

L’équitable, une vieille idée d’avenir ?

Dans le champ de la consommation responsable, le commerce équitable faire figure d’ancien vénérable né dans les années 1950 1. Face à la montée des individualismes, à l’émergence du localisme et sous la pression des marchés, on pourrait croire que le commerce équitable s’est assagi et s’est normalisé dans une niche confortable. Un tel commerce équitable serait devenu inoffensif et aurait abandonné pour de bon son objectif de transformation radicale du marché international.
Pourtant le commerce équitable garde une certaine vitalité. Selon l’Observatoire du commerce équitable 2 de Commerce Equitable France (CEF), son chiffre d’affaires en France a encore augmenté de 12 % entre 2019 et 2020. L’ancien vénérable a encore de l’énergie à revendre. Loin d’être relégué par la montée en puissance de l’agriculture biologique et des courts-circuits de commercialisation, il a su se réinventer en France, notamment, en développant des filières « origine France » (21,6 % du chiffre d’affaires équitable en France en 2020) et en s’articulant avec la production biologique (90 % des références de produits équitables de filières internationales sont également labellisées agriculture biologique).
Par ailleurs, la question de l’alimentation revient sur le devant des préoccupations des Français·es. Ce retour a été amplifié par la mise en lumière de l’allongement des files d’attentes devant les lieux de distributions de l’aide alimentaire en période de Covid.

La dualisation des conditions de vie est donc internationale, mais aussi sociale.

Ainsi, l’idée que l’insécurité alimentaire n’est pas uniquement réservée aux pays des Suds 3 et touche une part non négligeable des populations des pays dits « développés » est maintenant partagée. La dualisation des conditions de vie est donc internationale, mais aussi sociale. Rien de très nouveau, c’était déjà le sens du terme « quart-monde » proposé en 1968 par Joseph Wresinski 4, mais la conscience de cette dualisation sociale spécifiquement dans l’alimentation monte. Et elle interroge fondamentalement l’idée de solidarité portée dans le commerce équitable, dont 95 % de ventes sont alimentaires 5.
En effet, on peut faire le constat de l’impossibilité d’accès de la part la moins riche de la population française à une alimentation reconnue socialement comme de qualité, notamment les produits équitables. Cette « inaccessibilité » peut-être économique : le prix est trop élevé ; géographique : les produits ne sont pas disponibles sur le lieu de course ; socioculturelle : le produit n’est pas considéré comme destiné à la catégorie sociale du consommateur ; etc. À première vue, il émerge donc un hiatus entre un commerce équitable, qui serait uniquement accessible à des catégories riches et/ou diplômées, et l’idée d’universalité d’accès à une alimentation de qualité choisie. Le commerce équitable peut-il relever ce nouveau défi ? Saura-t-il conserver encore sa pertinence ? 6

L’inaccessible commerce équitable ?

Dans son édition 2019, le baromètre de la transition alimentaire de Max Havelaar France (MHF), réalisé par Opinionway, relève que si les Français·ses des catégories populaires consomment moins de produits dits « responsables », ils aspirent néanmoins à en consommer plus. Si les motivations déclarées de cette aspiration dans le sondage sont majoritairement le soutien au revenu des producteurs, la santé et l’environnement, on ne peut éluder qu’une motivation possible soit aussi l’imitation des comportements de consommation des classes sociales dominantes. On sait, au moins depuis que le sociologue Pierre Bourdieu a travaillé sur la distinction de classe, que l’alimentaire est un haut lieu de l’affiliation aux classes sociales 7.
A cela s’ajoute que le marché du commerce équitable, bien qu’en croissance très importante depuis de nombreuses années, reste très restreint. Ainsi, en 2019 le panier annuel équitable moyen par habitant était de 19 € en France 8. Rapporté à la consommation moyenne alimentaire hors boissons alcoolisées et restauration collective d’environ 2 500 € par habitant (Insee 2019), on ne peut que concéder que le commerce équitable reste un marché de niche. Des « niches » de plus centrées sur quelques produits : café, thé, cacao, banane, sucre, coton et, plus récemment en France, blé et lait. Notons aussi que les prix des produits équitables sont plus élevés que ceux des autres produits. Cela peut s’expliquer par le surcoût lié aux meilleures rémunérations des acteurs le long des filières, au manque d’économie d’échelle dans les filières équitables, au fait que certains distributeurs « surmargent » sur les produits équitables en misant sur une consommation ostentatoire 9 (au sens de Veblen) ou de démonstration 10 (au sens de Duesenberry) de la part des plus riches, à la qualité organoleptique souvent meilleure des produits équitables ou au fait que ces derniers sont, plus souvent, achetés dans des magasins spécialisés. Tout cela construit une inaccessibilité économique de ces produits.

Les pauvres d’ici sont exclus de la solidarité avec les pauvres de « là-bas ».

A cela s’ajoute le fait que les rayons des supermarchés des quartiers les plus pauvres sont moins achalandés en ces produits et que les magasins spécialisés y sont moins présents pour ne pas dire complètement absents. Cela peut être lié à une moindre consommation des produits équitables observée dans ces lieux, par exemple à cause du prix, mais aussi à un préjugé de classe des gérant·es de ces magasins, estimant que ce type de commerce n’est pas destiné aux populations précaires. Si elle pose d’autres problèmes, l’arrivée de produits équitables dans les rayons des hard-discounters, depuis une dizaine d’années, laisse penser que ces préjugés tendent à s’éroder. En revanche, les huit millions de personnes recourant à l’aide alimentaire n’ont aucune chance d’accéder à une telle consommation alimentaire. Certaines personnes donnant aux collectes alimentaires prennent le soin de donner des produits qu’elles considèrent de qualité supérieure pour des raisons évidentes de dignité et de solidarité. Mais ces produits sont généralement échangés avec le magasin contre une quantité de produits de même type au prix au kilo inférieur, de manière à augmenter le volume de la collecte.
Enfin, se pose la question de la perception du commerce équitable par les personnes à faible budget. Comme évoqué ci-dessus, sans nier l’adhésion de ces personnes aux valeurs du commerce équitable 11, ces dernières peuvent être tentées par imitation de la consommation des classes dominantes. Mais des phénomènes contradictoires sont possibles sur ce sujet. Du fait d’une certaine inaccessibilité et d’un marketing ciblé vers les catégories aisées, le commerce équitable peut amener les personnes les moins aisées à considérer que ces produits ne sont pas pour elles. Cela peut, d’ailleurs, constituer aussi une violence symbolique : les pauvres d’ici sont exclus de la solidarité avec les pauvres de « là-bas ».
Tout cela semble s’intégrer dans un phénomène plus large de « dualisation de l’alimentation » organisée par les politiques alimentaires, ou parfois leur absence : pour les plus riches, une alimentation parée de vertus responsables (locale, environnementale, sanitaire, sociale) et d’attributs de distinction (origine contrôlée, races animales spécifiques, produits exotiques nouveaux ou produits anciens remis au goût du jour, etc.), pour les pauvres, une production industrielle à bas coût dont la faible qualité organoleptique et nutritive est compensée par une forte teneur en gras, sucre et sel ainsi qu’un marketing agressif.

La longue quête des volumes équitables

À l’autre bout des filières, l’accès au marché équitable est aussi complexe pour les paysan·nes. Du fait des faibles volumes vendus, il est très difficile de faire bénéficier de nombreux·ses petit·es producteur·rices des conditions de travail garanties par les ventes aux conditions du commerce équitable. D’ailleurs, un certain nombre de coopératives de producteur·rices du commerce équitable ne vendent pas toute leur production aux conditions du commerce équitable, voire une part minoritaire de leur production. C’est ce qui a amené, à la fin des années 2000, le mouvement Fairtrade international à chercher une augmentation massive des volumes du commerce équitable, afin de maximiser la « surface d’impact » de ce dernier. Cette stratégie s’est notamment appuyée sur la conversion de gamme de très gros acteurs de l’agroalimentaire industrielle, par exemple pour le chocolat des barres Kit-Kat au Royaume-Uni. Ces « switchs » de gammes de grandes marques ont permis l’entrée de dizaines, voire de centaines de milliers de paysan·nes dans le commerce équitable, notamment dans la production de cacao en Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire et Ghana).

Du fait des faibles volumes vendus, il est très difficile de faire bénéficier de nombreux·ses petit·es producteur·rices des conditions de travail garanties par les ventes aux conditions du commerce équitable.

Malgré ce succès quantitatif, l’augmentation de l’impact n’a pas forcément été au rendez-vous. Tout d’abord, la conversion massive et rapide de coopératives nécessaire pour fournir les volumes de grandes marques s’est révélée complexe. Dans le cas du cacao, la culture de la coopération, peu développée en Afrique de l’Ouest, et les structures d’appui au développement agricole peu implantées n’ont pas permis une évolution des pratiques propre à faire passer les revenus des producteur·rices au-dessus du seuil de pauvreté ou de limiter efficacement la déforestation 12. Ainsi, si les volumes vendus de cacao équitable ont été augmentés, l’impact a été dilué 13. Par ailleurs, les négociations avec les industriels pour leur permettre d’utiliser les produits du commerce équitable ont amené à des modifications dans les cahiers des charges équitables et l’organisation des filières,  modifications propres ici encore à en diluer les impacts. On peut citer le passage d’une traçabilité physique à une traçabilité documentaire, l’abandon du prix minimum garanti pour certaines filières (comme le sucre) ou encore l’abandon du principe « all that can be » (tout ce qui peut être équitable dans un produit composé doit l’être) pour des labels dits « ingrédients », par exemple le coton et le chocolat (où seul un ingrédient est labellisé).
Face à ces évolutions du système Fairtrade, dont fait partie MHF, leader de l’équitable en France, de nombreux acteurs ont préféré des stratégies plus qualitatives s’éloignant de MHF et choisissant d’autres labels émergents : Ecocert équitable devenu Fair for life et sur lequel s’appuie aussi le label Biopartenaire, le SPP (Simbolo de Pequeños Productores) issu des coopératives latino-américaines en rupture avec Faitrade international, ou encore le label WFTO (World Fair Trade Organization) lancé par le réseau international d’Artisans du monde 14. L’impact y semble meilleur, mais les volumes y sont encore plus faibles, et l’impact ne touche donc qu’un nombre restreint de bénéficiaires.

La transformation sociale selon le Commerce équitable

L’évocation de ces stratégies nous amène à comprendre et analyser les ressorts de la transformation sociale recherchée à travers le commerce équitable. Il se propose de mobiliser plusieurs leviers (plaidoyer, sensibilisation et éducation des consommateur·rices, augmentation et stabilisation des prix payés aux producteurs·rices, ainsi que le renforcement de leurs capacités), afin d’améliorer les conditions de vie et de travail des producteur·rices à court terme, les pratiques des entreprises de l’aval à moyen terme et les règles du commerce international à long terme. Le renforcement des capacités d’organisation et de négociation des producteur·rices est au cœur de ce dispositif, le commerce équitable vise en cela leur émancipation et la prise en main collective de leur destin.
Après presque 50 ans de commerce équitable, il faut saluer certains succès. Tout d’abord dans le champ de l’expérience et de l’exemplarité : il a prouvé qu’il était possible de renforcer les capacités d’agir de producteur·rices dans leur travail et même au-delà dans les champs sociaux et politiques, parfois de manière spectaculaire. Il a même permis dans certains cas, dit de labellisation de filière ou intégrée, de construire des filières entières plus vertueuses. Ensuite, il faut remarquer la notoriété positive du commerce équitable qui a permis et continue de permettre d’apporter dans le débat public des questions de développement agricole pourtant complexes et éloignées du quotidien des français·es. Ce succès est tel que le commerce équitable vit régulièrement des crises de perception, car sa réalité n’est pas toujours à la hauteur des attentes, parfois immenses, que les consommateur·rices y projettent. Plus généralement, dans les organisations bénéficiant des conditions du commerce équitable, on observe des prix meilleurs et plus stables payés aux producteur·rices, une plus grande capacité à investir dans l’amélioration de la production, au niveau de l’exploitation ou de l’organisation et la consolidation des organisations suite à leur entrée dans le commerce équitable 15. Même dans l’exemple du cacao ouest-africain évoqué ci-dessus, la dilution de l’impact, ne veut pas dire aucun impact. Ainsi, les coûts sociétaux dans les filières équitables de cacao restent meilleurs (plus bas) que ceux des filières « non-équitables », même de celles dites durables (Rainforest et Utz) 16.

Cette tension, entre création d’un secteur exemplaire de niche et transformation sociale globale, n’est pas propre au commerce équitable, elle traverse tout le champ de l’économie dite sociale et solidaire.

Par contre, force est de constater aussi que le commerce équitable n’a pas permis une transformation du commerce international, tout au plus a-t-il permis à certain·es paysan·nes d’y accéder dans des conditions meilleures que s’il n’avait pas existé. Quant aux filières équitables dites « origine France », elles sont bien trop récentes pour envisager leur dimension transformatrice de long terme. Enfin, les grandes marques, qui s’étaient engagées au Royaume-Uni dans ce commerce à la fin des années 2000,  en sont presque toutes sorties, confirmant les limites des stratégies de massification industrielle du commerce équitable.
Cette tension, entre création d’un secteur exemplaire de niche et transformation sociale globale, n’est pas propre au commerce équitable, elle traverse tout le champ de l’économie dite sociale et solidaire. En parlant des circuits courts alimentaires, la sociologue Yuna Chiffoleau relève que le passage d’un régime sociotechnique à un autre dépend des innovations de niche, des contextes politiques, sociaux et environnementaux et des pressions de déstabilisation du régime dominant. De plus, le changement se fait plus facilement vers des innovations ne remettant pas en cause le système d’acteurs tenant le régime dominant 17. Cela fonctionne aussi pour le commerce équitable. Sans une vigilance de tous les instants, il risque une récupération de son expérience positive au service de la justification d’un capitalisme qui serait capable de se réguler pour limiter voir contrecarrer les destructions sociales et environnementales massives dont il est responsable. C’est pourquoi ISF défend aujourd’hui une version ambitieuse du commerce équitable, comme étape de construction d’un monde meilleur et comme élément constitutif, parmi beaucoup d’autres, d’un rapport de force pour renverser le régime socioéconomique capitaliste 18. Pour autant, il nous faut veiller à ne pas investir le commerce équitable d’un rôle central dans la résolution de problèmes qui dépassent vraisemblablement sa capacité d’action.

Retrouvez la suite du plaidoyer de Tanguy Martin ICI.


  1. https://www.commercequitable.org/quelques-dates/
  2. https://www.commercequitable.org/wp-content/uploads/observatoire-du-commerce-equitable-2020/cef-observatoireduce-2021.pdf
  3. Sans pour autant invisibiliser les situations particulières et gommer les différences d’intensité de ce phénomène selon les territoires et les pays.
  4. https://www.atd-quartmonde.fr/notre-histoire/30-1968-1981-le-peuple-du-quart-monde-prend-la-parole/
  5. Les 5 % restant sont constitués de l’artisanat et du tourisme équitables.
  6. Cet article est issu d’une note de travail d’ISF Agrista produite dans le cadre du projet Fair Future piloté par Commerce équitable France (https://www.commercequitable.org/fair-future/). Néanmoins, cet article n’engage que son auteur et ISF Agrista, et en aucun cas les collectifs auxquels ils participent, en premier lieu Commerce équitable France.
  7. Pierre Bourdieu a expliqué dans La distinction en 1979 que des groupes sociaux se reconnaissent et se distinguent par certains types de consommation. En particulier, les classes aisées dominantes vont se distinguer par leur volume de consommation et la valeur des produits consommés, inaccessibles aux classes moins aisées, mais aussi par le type de produits consommés, malgré un prix accessible (par exemple l’achat d’un disque de musique classique, pas forcément plus cher qu’un disque de musique populaire).
  8. Rapport d’activité CEF 2019.
  9. Consommation qui vise à montrer sa position sociale.
  10. Consommation qui vise à se différencier des classes sociales inférieures.
  11. L’idée que les personnes pauvres privilégieraient leurs besoins vitaux, pour ne pas dire animaux, avant leurs besoins éthiques, moraux ou spirituels (hypothèse de Maslow) a été déconstruite par de nombreux travaux en sociologie de l’alimentation.
  12. Ce constat est d’ailleurs à l’origine du programme Équité porté par CEF et Agronomes et vétérinaires sans frontière. Ce programme vise l’appui au développement du Commerce équitable en Afrique de l’Ouest : https://www.programme-equite.org.
  13. La face cachée du chocolat, 2016, BASIC.
  14. Pour une analyse de tous ces labels lire le Guide de Label de Commerce équitable France : https://www.commercequitable.org/wp-content/uploads/guide-label-2019-francais-web.pdf
  15. Synthèse et analyse d’impacts et des études thématique sur le commerce équitable 2011- 2019, 2020 Karine Laroche pour CEF.
  16. Étude du Basic citée ci-dessus.
  17. Les circuits courts alimentaires entre marché et innovation sociales, 2019, Yuna Chiffoleau, Erès.
  18. Pour aborder les effets psychologiques, sociaux et matériels de l’organisation sociale, notamment alimentaire, sous le Capitalisme, on peut par exemple lire le chapitre 3 de Le sens des limites, contre l’abstraction capitaliste de Renaud Garcia, publié en 2018 à l’Échappée.

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