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Quel heurt est-il ? Souverainete Alimentaire_credit Gilles Sire 2024

Publié le 2 décembre 2024 |

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Souveraineté alimentaire : sortir du règne des débats binaires

Tarte à la crème, le sujet de la souveraineté alimentaire ? Il est vrai que, depuis quatre ans, on ne compte plus les articles, tribunes, rapports parlementaires, et même projet de loi qui lui sont dédiés. Pourtant, à écouter les positions des uns et des autres, on a parfois le sentiment d’un dialogue de sourds, tant les acteurs du débat semblent arc-boutés sur leurs positions. D’un côté, il y aurait les héritiers du Pacte vert, ardents défenseurs d’une transformation agroécologique et d’une décroissance des systèmes agricoles à tout prix ; de l’autre, les promoteurs d’une « ferme France » forte qui n’auraient que les mots productivité agricole et maintien des exportations à la bouche. Vraiment ? Pour sortir des stéréotypes, ouvrons le débat avec Alessandra Kirsch, directrice générale d’Agriculture stratégies, et Pierre-Marie Aubert, directeur du programme politiques agricoles et alimentaires au sein de l’IDDRI (Institut du Développement Durable et des Relations Internationales). Deux think tanks aux sensibilités différentes.

Un dossier de Lucie Gillot (Mission Agrobiosciences-INRAE), pour le 16e numéro de la revue Sesame,

Lucie Gillot : Avant toute chose, rappelons la définition de la souveraineté alimentaire, telle qu’elle a été posée par La Via Campesina dans les années quatre-vingt-dix : « Droit des États, des populations, des communautés à maintenir et à développer leur propre capacité à produire leur alimentation, à définir leurs propres politiques alimentaire, agricole, territoriale, lesquelles doivent être écologiquement, socialement, économiquement, culturellement adaptées à chaque spécificité »1. Au regard de cette définition, certains estiment qu’il n’y a aucun problème de souveraineté alimentaire en Europe, sa population ayant accès à l’alimentation qu’elle souhaite. Il s’agirait donc d’un faux débat. Est-ce également votre analyse ?

Pierre-Marie Aubert : Entendons-nous bien sur le périmètre du sujet. La souveraineté alimentaire est une question non pas quantitative mais politique. En France, la production couvre dans l’ensemble les besoins de la population hors certains secteurs clés (fruits et légumes, volailles). Cependant, prétendre sur la base de ce constat qu’il n’y a pas de débat me paraît être une erreur d’interprétation. La souveraineté alimentaire désigne le droit des peuples à définir par eux-mêmes et pour eux-mêmes le contenu de leur assiette. Si l’on pousse le raisonnement à l’extrême, une nation qui fait le choix d’importer toute son alimentation sera donc souveraine à partir du moment où il s’agit d’une décision partagée. Tout ceci conduit à poser la question de la gouvernance du système alimentaire et de ce que les citoyens français ou européens considèrent comme la bonne manière de se nourrir. Cette approche a deux conséquences. Premièrement, elle induit une bataille de récits sur ce que voudraient les citoyens. Deuxièmement, elle pose la question de la place accordée aux acteurs non agricoles dans la gouvernance. En la matière, la science politique a forgé le concept « d’exceptionnalisme agricole » pour nommer le fait que la décision publique en matière d’agriculture demeure insulaire : elle reste entre les mains d’acteurs essentiellement agricoles. À partir du moment où les demandes des acteurs tiers ne sont pas considérées dans le processus décisionnel, peut-on dire qu’il y a souveraineté alimentaire ?

« Il y a un désintérêt profond d’une majeure partie de la population quant au contenu de son assiette »

Alessandra Kirsch

Alessandra Kirsch : Il me semble important d’insister sur le fait qu’on parle de souveraineté « alimentaire ». Trop souvent, on raisonne ce concept à l’échelle agricole, en focalisant l’attention sur les produits bruts et en délaissant les produits transformés. La souveraineté alimentaire est ainsi réduite au degré d’autonomie et de capacité de la production primaire. Mais cette approche est parcellaire ; elle ne pose pas la question de la connexion entre les denrées produites et celles qui sont effectivement consommées.

Ce constat est d’autant plus précieux que la consommation est, selon moi, le meilleur reflet des attentes sociétales. En la matière, il faut faire le distinguo entre les attentes exprimées et les comportements d’achats, les seconds ne corroborant pas toujours les premières. On l’a vu avec le contexte inflationniste qui a mis à mal certaines filières, comme le bio. De mon point de vue, il y a un désintérêt profond d’une majeure partie de la population quant au contenu de son assiette. Bien sûr, quand vous interrogez les gens, ils vont vous dire qu’ils veulent moins de pesticides et plus de bien-être animal, mais combien d’entre eux font l’effort de retourner le paquet pour lire l’étiquette ?

Dès lors, comment réellement prendre en compte l’avis de la population dans l’élaboration des politiques agricoles et alimentaires ? J’en reviens à la remarque de Pierre-Marie sur l’exceptionnalisme agricole. Pour ma part, je m’interroge sur la représentativité de certains acteurs non agricoles à l’instar des ONG quand elles se font le relais de prérequis sociétaux en matière d’agriculture – respect du bien-être animal, réduction des pesticides –, car ceux-ci ne transparaissent pas dans les comportements de consommation. Il n’est donc pas évident de savoir qui représente qui et dans quelles proportions. C’est un élément qui me dérange, car l’enjeu est majeur : il s’agit de réfléchir à l’évolution de notre système de production, et tous les changements que l’on provoquera auront des conséquences importantes sur l’économie des fermes et l’accès à l’alimentation. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas d’intérêt à faire évoluer les systèmes agricoles vers une meilleure protection de l’environnement et une prise en compte croissante du bien-être animal.

P.-M. Aubert : Quand je parle de processus décisionnel insulaire, je ne fais pas référence aux ONG mais aux gouvernements eux-mêmes. Il faut bien clarifier ce point. Par exemple, les décisions de politiques agricoles au niveau européen sont préparées par un Comité spécial Agriculture, indépendamment des sujets d’environnement ou de santé qui, eux, sont traités avec tous les autres sujets au sein du Comité des représentants permanents.

Quant aux pratiques de consommation, elles sont effectivement très routinisées. Il est donc vain d’attendre un effort de réflexivité des consommateurs de manière généralisée. Quand vous êtes au supermarché, vous prenez ce que vous avez l’habitude de cuisiner, parce que c’est le plus pratique. C’est là qu’intervient la notion d’environnement alimentaire2, qui s’intéresse à la nature de l’offre alimentaire à laquelle vous avez accès financièrement et physiquement et aux normes sociales et culturelles qui organisent l’alimentation.

Dans les débats, deux points de vigilance sont récurrents : la dépendance de nos systèmes agricoles aux intrants extérieurs – typiquement les engrais azotés – et celle qui s’applique aux importations d’oléoprotéagineux pour nourrir les cheptels. Partagez-vous ces craintes ? Y a-t-il d’autres dépendances problématiques à vos yeux ?

A. Kirsch : Permettez-moi une remarque préliminaire. On évoque souvent les dépendances situées à l’amont de la filière, plus rarement celles de l’aval. Or, on ne se nourrit pas de grains de blé mais de farine ou de pâtes ; on ne fricasse pas des carcasses d’animaux mais des morceaux de viande, voire même on réchauffe un plat cuisiné. De ce point de vue, la France a un véritable problème de transformation et de compétitivité de l’aval.

Concernant les engrais, la situation est effectivement problématique. Au-delà du déficit, ce qui pose question, ce sont les pistes mêmes envisagées pour y remédier. Imaginons que nous souhaitions produire en Europe nos propres engrais. Pour éviter les émissions de gaz à effet de serre générées par leur fabrication, l’idéal consiste à s’engager dans une production d’engrais décarbonée. Mais cela soulève tout un tas de questions quant au coût de ces nouveaux intrants par rapport aux engrais minéraux importés, donc aux éventuelles taxes aux frontières à mettre en place pour maintenir une compétitivité de notre production, etc. Voilà pourquoi je pense que, globalement, il faut certes enclencher la transition vers des agricultures plus vertueuses mais à une condition : tenir compte des impacts économiques pour les filières.

P.-M. Aubert : Les dépendances pointées par Alessandra sont évidemment au cœur du problème. Nous utilisons en Europe environ vingt millions de tonnes d’azote, sous forme d’engrais minéraux ou de déjections animales. L’azote se retrouve en grande majorité dans les cours d’eau et dans l’air. La réduction de notre dépendance à l’azote est donc primordiale. Néanmoins, celle-ci ne pourra pas se faire sans un minimum de réalisme économique, j’en conviens. Le niveau d’ambition que l’on porte à l’environnement pose des questions d’organisation de marché de l’amont à l’aval des filières, et c’est un point dont il est difficile de discuter avec les industriels ou les agriculteurs.

Que pouvons-nous donc faire ? Dire les choses clairement. Par exemple, il n’y aura pas de relocalisation des protéines végétales en Europe sans relèvement des barrières tarifaires sur le soja, parce que nous ne pourrons jamais concurrencer les Brésiliens sur ce terrain-là. Soit on accepte à un moment donné d’aller à l’encontre du règlement de l’OMC en la matière3, soit on continue de prétendre qu’on va accroître la souveraineté protéique tout en sachant qu’il ne se passera rien.

Quant à l’azote minéral, je serai plus mesuré. Agronomiquement, il va être difficile de s’en passer totalement à court terme. Il en faudra donc encore un peu demain, mais dans une proportion toutefois bien moindre qu’aujourd’hui.

A. Kirsch : Je rejoins totalement la remarque de Pierre-Marie sur la souveraineté protéique et j’irai même plus loin. Imaginons que, demain, on instaure des droits de douane sur le soja, ce qui revient à tirer un trait sur des accords commerciaux avec les États-Unis et à en subir la cinglante riposte. Soit. Cela signifie tout de même que les coûts de production des filières animales dépendant du soja vont augmenter – typiquement les volailles. Il n’est pas impossible que le prix du poulet finisse par supplanter celui du bœuf ! Il serait intéressant de modéliser ce scénario. À cet égard, regardez ce qu’il se passe avec la règlementation sur la déforestation importée4 qui a eu comme effet de faire bondir le prix du soja. Les fabricants d’alimentation animale ont demandé un report de cette réglementation, le temps de trouver des solutions. On voit bien à quel point les choses sont intriquées. Cependant, certaines filières cherchent des solutions. C’est le cas de la filière porcine, qui a réduit la part de soja dans l’alimentation des porcs et tente de boucler les cycles de l’azote pour réduire son empreinte environnementale. Le travail mené est monumental, même s’il reste encore du chemin à parcourir pour réduire les fuites d’azote dans l’environnement évoquées par Pierre-Marie.

De façon caricaturale, deux positions se font jour dans le débat. Soit vous êtes pour le Pacte vert, soit vous défendez l’agrobusiness et les exportations… Pour dépasser cette vision binaire, comment faudrait-il poser la problématique ?

A. Kirsch : Il est regrettable de devoir systématiquement choisir son camp dans ce débat et il est catastrophique de réduire cette problématique à une approche aussi duale. Malheureusement, nous en sommes là car c’est ainsi que les termes du débat sont posés et médiatisés.

Sur l’exportation, on lit souvent que seuls dix pays à l’échelle du globe, dont la France, sont en capacité de mettre du blé sur les marchés mondiaux et qu’ils ont une responsabilité de ce point de vue. Personnellement, je n’ai pas la prétention de répondre à cette question. Par contre, affirmer sur la base de ce constat, qu’« il faut libérer le potentiel productif de l’Europe », comme j’ai pu l’entendre, non, il faut arrêter.

Sur l’autre versant, celui d’une « décroissance », je suis tout autant sceptique pour une raison simple : les besoins en biomasse vont augmenter. Aujourd’hui, les surfaces agricoles sont dédiées à l’alimentation mais, demain, il est question de produire aussi de l’énergie, des matériaux, etc. Il faudrait donc produire plus, tout en réduisant les intrants, dans un contexte économique ouvert avec des équilibres fragiles. L’équation est sacrément compliquée !

Mais on ne peut pas demander à l’agriculture de mener tous ces défis de front…

A. Kirsch : Non. Tout l’enjeu consiste donc à hiérarchiser les priorités, parce qu’on ne pourra pas demander à l’agriculture de mener tous ces défis de front. De mon point de vue, la première étape consiste à s’engager dans la voie de la durabilité tout en préservant les équilibres économiques. Il faut donc « dérisquer » l’agriculture, à l’image de ce qui a été fait dans les années soixante avec la Politique agricole commune et ce, sur trois principaux plans : premièrement, il convient de la libérer de la volatilité des prix de marché afin de redonner des perspectives aux professionnels et leur permettre d’avoir la stabilité financière nécessaire, préambule à toute transition. Deuxièmement, il faut réfléchir à un système permettant de se prémunir des risques liés aux aléas climatiques. Troisièmement, il s’agit de dérisquer l’adoption de nouvelles pratiques. Or ce dernier point, primordial, constitue un impensé politique. L’agroécologie exige une adaptation au contexte de chaque exploitation, aux conditions pédoclimatiques du territoire, aux marchés à disposition. Reste que vous ne maîtrisez pas tout ! Vous pouvez déployer tout ce qu’exige la théorie et pour autant échouer parce que l’année ne s’y prêtait guère. Or celui qui en subit les conséquences économiques c’est l’agriculteur.

« …l’opposition est caricaturale. Elle s’organise autour de deux aspects : un tabou et une méprise. »

Pierre-Marie Aubert

P.-M. Aubert : Effectivement, l’opposition est caricaturale. Elle s’organise autour de deux aspects : un tabou et une méprise. Le tabou, c’est le niveau de consommation en produits animaux. Soyons clairs : le besoin en végétaux est tout de même indexé sur celui des productions animales. 60 % des céréales consommées en France et en Europe sont destinées aux animaux, 70 % pour ce qui concerne les oléoprotéagineux. Sur cent grammes de protéines ingérées par personne et par jour, près de soixante-dix grammes sont d’origine animale. D’un strict point de vue nutritionnel, nous n’avons pas besoin d’un apport aussi important mais il est aujourd’hui impossible d’en parler calmement. Or tant que ce point-là n’est pas discutable, on ne pourra pas avancer… C’est d’autant plus dommageable que cela laisse en suspens tout un pan de la réflexion, notamment sur les futurs besoins en biomasse. Un exemple : en France, pays avec une faible densité de population, nous peinons encore à satisfaire nos besoins en biomasse. Imaginez ce qu’il en est aux Pays-Bas !

Quant à la méprise, elle concerne la nécessité de préserver la biodiversité de nos agroécosystèmes : certains considèrent que ce n’est pas une question. Or, le maintien à long terme de la productivité suppose une biodiversité suffisante, en ce sens qu’elle apporte des services écosystémiques essentiels pour la pollinisation ou la gestion des ravageurs. Sauf que maintenir voire restaurer cette biodiversité suppose des paysages nettement plus diversifiés et une réduction drastique du recours aux engrais et pesticides. Tant qu’on ne sera pas capable de regarder en face ces deux aspects, le débat restera polarisé et on ne sortira pas d’un rapport de force qui ne mène nulle part.

Et sur les aspects plus économiques évoqués par A. Kirsch ?

P.-M. Aubert : Un mot sur les conditions de marché à même d’assurer la viabilité économique des systèmes agricoles. Réduire le recours aux engrais et aux pesticides suppose de diversifier la rotation de cultures, donc des denrées produites sur l’exploitation. Non plus trois cultures, mais cinq, six ou sept… Autant de récoltes qui devront ensuite être stockées, transportées, puis transformées avant d’être vendues aux consommateurs. Les industriels vont donc être, eux aussi, au cœur de la transition. Il faudra également composer avec le marché unique et donc s’assurer que les ambitions pour la transition soient similaires en France, en Pologne ou au Danemark.

Une dernière remarque concernant les débats autour de l’exportation et la responsabilité de certains pays pour nourrir le monde. Évidemment que nous y jouons un rôle, sachant que l’Europe de l’Ouest et du Nord font partie des zones les plus favorables pédoclimatiquement pour cultiver les céréales. Reste que la manière dont on assume cette responsabilité a trait au moins autant à notre production qu’à notre consommation. Si demain nous réduisons la part de végétaux destinée aux auges des animaux, cela va accroître la part de céréales disponibles globalement. Conséquence : même si la réduction d’intrants azotés conduit à une baisse des rendements, celle-ci sera compensée par la réduction de la part de céréales affectée à l’alimentation animale. Nous aurons donc toujours des stocks à partager avec l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, zones pour lesquelles toutes les projections indiquent qu’ils seront dépendants des importations pour satisfaire une partie de leurs besoins.

Enfin, pour être aujourd’hui compétitives, les filières de productions animales sont structurées autour de bassins très denses dans un souci de réduction des coûts de transport. Demain, si la production animale diminue de 10, 15 ou 20 %, les industriels vont être confrontés au problème suivant : les outils de production ne seront plus saturés, ce qui va accroître leurs coûts fixes. C’est précisément ce qu’il se passe avec Lactalis, qui vient d’annoncer une réduction de sa collecte dans certains bassins5.

Lire aussi

  1. « Souveraineté alimentaire : à boire et à manger », entretien avec Catherine Laroche-Dupraz. Sesame n° 9, mai 2021.
  2. Charlie Brocard et al., « Transition alimentaire : un nouveau cadre d’action publique pour atteindre nos objectifs », Sesame n° 14.
  3. En 1992, les États-Unis et l’Union européenne signent l’accord de Blair House qui lève les droits de douane sur le soja, favorisant ainsi son importation.
  4. Règlement européen visant à interdire la mise sur le marché ou l’exportation depuis le marché européen de produits ayant contribué à la déforestation ou à la dégradation des forêts après le 30 décembre 2020.
  5. « On n’est pas totalement surpris », entretien avec V. Chatellier, Mission Agrobiosciences-INRAE, octobre 2024.
  6. Rapport d’information n° 905 (2021-2022), déposé le 28 septembre 2022.

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