Publié le 5 novembre 2024 |
0Sous le tapis des algues vertes
On les nomme « marées vertes », amer clin d’œil aux marées noires. Voilà plus de cinquante ans que la prolifération d’algues vertes dans certaines baies de la côte bretonne suscite d’âpres conflits sans que l’on s’interroge, finalement, sur ce qu’ils révèlent… Sous ce tapis d’algues se cache entre autres une mise à l’épreuve des solidarités locales. Un entretien, à retrouver prochainement dans le 16e numéro de la revue Sesame, avec Alix Levain, anthropologue, chargée de recherche CNRS, membre du projet ANR Greenseas « Adaptations des systèmes socioécologiques côtiers vulnérables à l’eutrophisation ».
Par Lucie Gillot et Anne Judas,
Visuel : Algues vertes à Saint-Brieuc (Bretagne) © Denis Brothier 2019,
Par quel biais vous êtes-vous intéressée à la problématique des algues vertes ?
Je suis une enfant du littoral et, étant née à la fin des années soixante-dix, j’ai toujours vu les marées vertes dans le paysage, apparues entre la fin des années 1960 et le début des années 1980. En juillet 2009, toutefois, s’opère un tournant : la mort d’un cheval qu’un cavalier faisait galoper sur une plage, dans la baie de Lannion. Enlisé dans un petit estuaire, l’animal a été intoxiqué par les émanations d’hydrogène sulfuré issu des algues en putréfaction. Le cavalier, lui, a dû être hospitalisé. Étudiante au Muséum d’histoire naturelle de Paris, je suis frappée à l’époque par le fait que la mort d’un cheval suscite autant d’attention dans une région d’élevage où des animaux domestiques meurent quotidiennement en très grand nombre. Cet étonnement a été le point de départ de ma thèse d’anthropologie, Vivre avec l’algue verte : médiations, épreuves et signes. J’ai mené un travail d’étude de 2010 à 2013 sur trois sites en Bretagne – les baies de Lannion, de Douarnenez et de Concarneau – et sur le site de Qingdao, en Chine. Le phénomène existe alors depuis près de quarante ans en Bretagne. Je m’attache donc au sens que les habitants donnent à ces transformations de leur environnement familier.
Au moment de votre enquête, ce qui est en jeu localement ce n’est plus la compréhension du phénomène : la dangerosité des algues en putréfaction et leur origine liée aux excès d’azote sont bien établies.
La dangerosité de la décomposition des algues échouées avait été très peu étudiée jusqu’alors et les autorités compétentes ne l’ont reconnue qu’avec beaucoup de réticences après cet accident. En revanche, il n’y avait effectivement plus de controverse scientifique sur l’origine des marées vertes. Depuis les années 80, il est établi de façon très robuste que les nitrates sont le principal nutriment à l’origine de la croissance excessive des ulves et que, dans les baies concernées, ils sont à plus de 90 % d’origine agricole. En outre, ces mécanismes d’eutrophisation côtière étaient observés et compris par le monde agricole : ils font partie de sa culture agronomique. Ce qu’il fallait expliquer, en revanche, c’étaient les mécanismes de transfert des nitrates depuis les parcelles jusqu’à l’exutoire des cours d’eau. Mais, à la fin des années 2000, ceci n’était plus guère d’actualité. En fait, à l’époque, deux choses posaient problème. D’une part, l’acceptation par le monde agricole du rôle qu’il a joué dans le développement de ces marées vertes. D’autre part, le fait de reconnaître, ouvertement ou pas, la légitimité de l’action publique en la matière et, par extension, la légitimité d’acteurs non agricoles à apporter un regard critique sur les pratiques agricoles.
Rappelons une chose : historiquement, l’excès de nitrates dans les cours d’eau a eu des répercussions sur la potabilité de l’eau. En Bretagne, plusieurs captages ont été fermés. Il y avait donc déjà un problème « nitrates » au niveau de certains territoires. Avec les algues vertes, l’équation change de dimension : l’impact est désormais localisé à l’échelle de bassins versants entiers, impactant un secteur économique aussi puissant que l’agriculture : le tourisme. Si les algues vertes ont pris de telles proportions à ce moment-là, ce n’est pas parce qu’il y avait des marées vertes partout – le phénomène restait assez circonscrit. C’est parce que commencer à questionner l’agriculture depuis le littoral amenait des porteurs d’enjeux extérieurs au secteur à interroger l’ensemble des pratiques culturales et d’élevage sur le territoire.
C’est là une des clés permettant de comprendre la virulence des réactions du monde agricole ?
Oui, je pense. Il y avait déjà une forme de désespérance et d’inquiétude chez les agriculteurs, qui traversaient des crises fortes. Ils avaient le sentiment d’avoir fait évoluer leurs pratiques et se retrouvaient quand même piégés dans des situations épuisantes, physiquement et psychiquement. Dans cette ambiance, toute critique était perçue comme un coup de poignard. Ils avaient l’impression qu’on ne voulait plus d’eux sur leur propre territoire. En effet, les reproches venaient non seulement des médias mais aussi des habitants qui, au cours des années 2000, se sont plus systématiquement regroupés dans des associations locales. Ces dernières ont pris les marées vertes comme point d’entrée pour développer une critique très active sur les dommages causés par l’agriculture productiviste.
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Longtemps, la discussion a porté sur ce point : « Qu’est-ce qui est le plus grave et a le plus d’effet sur nous : les algues vertes ou leur médiatisation ? » Car, d’une certaine manière, les algues vertes ne sont pas une nuisance permanente : elles sont absentes les trois quarts de l’année et, quand elles prolifèrent en un lieu donné, il suffit d’aller se balader plus loin. Mais, ne nous y trompons pas, aux yeux de celles et ceux que les algues vertes affectent, ce qui fait mal, ce ne sont pas tant les nuisances générées que ce qu’elles révèlent : « On n’a pas été capables collectivement de prendre soin de ce qu’il y a de plus beau chez nous. » Et le sentiment le plus souvent exprimé, c’est la honte. Avec une forme de sursaut d’orgueil et d’énervement à l’idée qu’un Parisien vienne poser un jugement moral sur cet échec.
Enfin, il y a une forme d’épuisement face à la conflictualité locale, y compris au sein des familles. Parler des algues vertes c’est souvent devoir choisir son camp. En fait, sur le fond, personne n’accepte cette situation. Certes, beaucoup de sites vont mieux aujourd’hui que dans les années 1980 à 2000, grâce à la diminution des flux de nutriments. Mais la charge symbolique dont sont porteuses les marées vertes n’a pas diminué, elle a sans doute même augmenté.
D’autant que, entretemps, est sortie la BD d’Inès Léraud, Algues vertes, l’histoire interdite, suivie du film de Pierre Jolivet, en 2023, qui scénarise le combat de cette journaliste…
Oui. Les projections faisaient salle comble ! Au sein de petits cinémas, elles étaient souvent accompagnées de débats portés par des associations locales, des acteurs du film, les auteurs… Pourtant, il n’y avait là aucun scoop, le public connaissait déjà le problème. Mais c’est comme s’il le redécouvrait avec les yeux des auteurs, par une mise en récit donnant de nouvelles possibilités critiques contre le modèle agricole breton. Il demeure que prendre la parole pour dénoncer les pollutions c’est accepter le risque d’être exclu d’une communauté, sachant que les causes sont à l’échelle des bassins versants, très petits en Bretagne, parfois moins de dix kilomètres carrés.
Les algues vertes ne sont pas un problème spécifiquement français. Font-elles aussi débat ailleurs ?
L’expertise scientifique collective sur l’eutrophisation1 à laquelle j’ai participé, de 2016 à 2019, a produit une sorte d’état des lieux mondial de cette question. Et nous avons constaté qu’il existait des sites emblématiques de certaines trajectoires d’écosystèmes, mais aussi de problématisation : les Grands Lacs américains pour l’eutrophisation des eaux douces ; les territoires littoraux européens, dont la Bretagne, où c’est l’attachement patrimonial aux espaces touchés qui alimente les possibilités critiques ; les territoires où les pollutions azotées passent presque inaperçues tant il existe d’autres pollutions bien plus graves et plus visibles, comme au Venezuela ou en Colombie. Enfin, il y a des territoires où la possibilité d’expression critique n’existe pas : en Chine, les marées vertes sont apparues massivement avant les Jeux olympiques de Pékin, sur un site touristique magnifique censé accueillir des épreuves sportives. D’où l’afflux de médias internationaux qui en ont diffusé les images. Cela a eu un écho très fort auprès de la population. Celle-ci, de la même façon que les Bretons ont eu un réflexe régionaliste, a eu un sursaut nationaliste : « Qui sont ces gens qui nous jugent depuis l’extérieur, sans connaître les épreuves que nous traversons ? »
Comment l’anthropologue que vous êtes peut-elle aider les populations locales à sortir de ce conflit ?
Avec les communautés locales les plus touchées, il faut prendre le temps du récit et de la remise en perspective. Les aider à relire leur trajectoire avec un regard critique et lui donner du sens. Car l’expérience écologique contemporaine est faite de désordre, d’inquiétude et d’incertitude, de choix d’appartenance et de solidarités. Ainsi, le projet de recherche GreenSeas, que coordonne Valérie Viaud (Inrae Rennes) avec mon appui, développe une approche transdisciplinaire qui articule les sciences et l’expertise des acteurs concernés par l’eutrophisation côtière. Qu’est-ce qui, dans leur expérience de vie, de maire, d’éleveur, de militant ou de riverain, a fait qu’ils participent ou restent à l’écart de ces dynamiques de changement ? Il s’agit de construire des relectures partagées du passé. Cela demande de prendre le temps de recueillir la parole de ces acteurs et de prendre au sérieux les savoirs issus de leur expérience.
En savoir plus sur le projet Greenseas : http://greenseas.fr/index.php/le-projet/les-objectifs/
Lire aussi
- Gilles Pinay, Chantal Gascuel, Alain Ménesguen, Yves Souchon, Morgane Le Moal (coord), Alix Levain, Claire Etrillard, Florentina Moatar, Alexandrine Pannard, Philippe Souchu. L’eutrophisation : manifestations, causes, conséquences et prédictibilité. Synthèse de l’Expertise scientifique collective CNRS – Ifremer – Inra – Irstea (France), 148 pages.