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À mots découverts Chambertin SSA © Tartrais 2023

Publié le 4 décembre 2023 |

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Sécurité sociale de l’alimentation : à fond les caisses !

Ce jeudi 25 mai 2023, il n’était guère évident de trouver une place libre dans l’agora du Quai des Savoirs. Nombreux étaient celles et ceux venu.e.s participer à la rencontre consacrée à la Sécurité sociale de l’alimentation, coorganisée par ce centre de la métropole toulousaine dédié aux sciences et la Mission Agrobiosciences-Inrae. Il faut dire que, dans un contexte où l’inflation alimentaire semble ne pas vouloir marquer le pas, le projet d’une Sécurité sociale de l’alimentation souffle un vent d’espoir face à la précarité alimentaire. Tandis qu’à Montpellier, à Toulouse, à Cadenet ou en Gironde, les collectifs se constituent, cette rencontre ambitionnait, par la mise en dialogue entre acteurs, de déceler impensés et points de vigilance. Retours sur les enseignements d’un débat. Dossier extrait de la revue Sesame 14.

Par Lucie Gillot,

Illustration du dossier : SSA © Tartrais 2023

Étonnant destin que celui de la Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA). Rarement un concept aura connu, aussi rapidement, un tel engouement. Ces derniers mois, il devient en effet difficile de tenir à jour le décompte des collectifs constitués comme des expérimentations lancées. La SSA plaît : plus d’une vingtaine d’initiatives serait désormais en germe. Pour saisir l’origine de cet attrait, il faut d’abord faire une halte du côté de l’aide alimentaire. Initialement lancée en urgence comme un soutien ponctuel, celle-ci est devenue structurelle, ainsi que Sesame le détaillait dans un précédent numéro1. Échouant à garantir l’accès de toutes et de tous à une alimentation choisie, elle est en outre aujourd’hui confrontée à une « hausse très importante du nombre de demandeurs »2, comme l’a alerté début septembre, le président des Restos du cœur.

« 16 % des Français.e.s déclaraient ne pas manger à leur faim »

Crédoc

Inflation alimentaire, hausse des prix de l’énergie et des loyers sont autant de raisons expliquant que de plus en plus de personnes sont contraintes de rogner toujours davantage leur budget courses et de solliciter une aide alimentaire. En mai dernier, une étude publiée par le Crédoc indiquait ainsi que « 16 % des Français.e.s déclaraient ne pas manger à leur faim »3. Pour beaucoup, il devient urgent de changer le système. Radicalement.

C’est sur la base de ce constat qu’émerge le projet d’une Sécurité sociale de l’alimentation (lire « À la source d’un collectif »). Promu depuis 2019 par un collectif dédié fédérant plusieurs organisations, son principe est le suivant : tout comme les salariés cotisent auprès de la Sécu pour financer leurs soins de santé, chacun verserait une cotisation à une caisse, ajustée à son niveau de revenu. En échange, il pourrait dépenser 150 euros par mois pour l’alimentation, avec cette condition : seuls les produits alimentaires conventionnés pourraient être pris en charge, le conventionnement s’opérant sur la base de critères définis par les usagers. Trois grands piliers structurent donc le projet : l’universalité – la SSA s’adresse à toutes et à tous, quels que soient leurs revenus – ; le conventionnement démocratique des produits ; un financement assis sur une cotisation sociale. Pour parfaire ce portrait, ajoutons que la SSA ambitionne d’offrir une réponse systémique aux problématiques sociales, agricoles et nutritionnelles, trop souvent pilotées par des politiques distinctes, voire fragmentées.

Replay du débat BorderLine « Précarité alimentaire : vers une carte vitale de l’alimentation ?

Faire système… pour mieux en changer

De fait, la démarche vise plusieurs objectifs. D’abord, il y a la lutte contre la précarité alimentaire, via notamment la sanctuarisation d’un budget alimentaire de 150 euros. Un montant « qui change tout pour les familles qui ont très peu, voire pas de ressources », rappelle Sophie Lochet, de l’Agence Nouvelle des Solidarités Actives (ANSA), association dédiée à l’innovation sociale.

« Il s’agit d’une proposition visant à organiser démocratiquement le système alimentaire et à garantir un droit à l’alimentation.« 

Civam

Deuxième enjeu, orienter la production agricole et alimentaire en fonction des besoins des populations. « Il s’agit d’une proposition visant à organiser démocratiquement le système alimentaire et à garantir un droit à l’alimentation. Deux éléments structurants à l’heure où le marché détermine en grande partie ce que nous avons – ou n’avons pas – dans nos assiettes, ce que nous produisons dans nos fermes et comment nous le produisons », résume le réseau des Centres d’Initiatives pour Valoriser l’Agriculture et le Milieu rural (CIVAM), membre du collectif pour une SSA. Dans les faits, il s’agit avec ce système d’opérer la transition vers des pratiques agricoles plus respectueuses des écosystèmes et des êtres humains. Par exemple, en posant comme critères de conventionnement des denrées la durabilité environnementale, la proximité du lieu de production, le label bio, le commerce équitable… Il existe un dernier élément au tableau, et non des moindres : le fonctionnement démocratique. Véritable colonne vertébrale de la SSA, celui-ci revêt bien des aspects. Il s’agit tout à la fois de laisser totalement la main aux usagers dans le choix des produits conventionnés, de redonner à toutes et à tous la parole et un droit de regard sur leur alimentation. Ce dernier aspect est particulièrement important dans un contexte où les personnes les plus fragiles ont été dépossédées de la possibilité de s’exprimer sur ce qu’elles souhaitent manger4. Pour beaucoup, dans la démarche promue par la SSA, le processus démocratique mené au sein de chaque collectif importe tout autant que sa mise en œuvre définitive. « La SSA nous est apparue comme un outil permettant de mener une réflexion populaire sur l’alimentation […] qui n’oppose pas les envies des classes moyennes et aisées à celle des classes plus populaires », explique ainsi Éric Gauthier, membre de l’association Au Maquis qui porte un projet de caisse alimentaire. « À notre échelle, il était difficile de tester l’universalité du concept, pensé pour toutes et pour tous, ou encore de mettre en place une cotisation. Nous avons donc initié notre projet autour de la dimension démocratique de la vie des caisses. » Le maître mot : la réappropriation.

Mise en pratique

Voilà pour la théorie. Qu’en est-il de la mise en pratique ? À défaut d’avoir pu lancer une expérimentation nationale (lire « Vers une expérimentation à plein régime ? »), de nombreux collectifs se sont constitués localement pour initier des projets de caisses alimentaires, ces dernières fonctionnant sur les mêmes principes. Riches d’enseignements, ces expériences, mises en dialogue, révèlent la diversité des attentes des acteurs ou des promoteurs de la SSA, selon qu’ils s’y sont engagés plutôt à des fins de lutte contre la précarité, de transition agricole ou de vie démocratique. Prenons par exemple la question du conventionnement. Faut-il conventionner les légumes du maraîcher du coin ou laisser la possibilité aux citoyens d’aller au supermarché du quartier acheter tout ce qu’ils veulent ?

Pour la députée Sandrine Le Feur, productrice bio dans le Finistère qui a porté un projet de SSA à l’échelle nationale, idéalement, « les denrées prises en charge doivent être bio, locales, plutôt axées vers le végétal au regard des enjeux en termes de diminution de la consommation de viande ». L’élue ne s’en cache pas : en tant qu’agricultrice, son sujet premier, c’est bien celui de la transition agroécologique. Pour Sophie Lochet, au contraire, « tout l’enjeu va consister à conventionner une même diversité de produits que celle présente en supermarché, y compris de l’alimentation infantile ou des plats tout prêts à déposer dans le micro-ondes de l’hôtel ». Cette position s’ancre dans le constat que certaines familles ne disposent pas toujours d’espace pour cuisiner ou d’une offre diversifiée à proximité du lieu de vie leur permettant véritablement de choisir leur alimentation5. Il faudrait donc conventionner en fonction des réalités de terrain… … et ne pas faire fi de la production agricole. Car, ainsi que le souligne le réseau Civam, le projet d’une SSA ouvre une multitude de questionnements pour la profession. « Quelle autonomie décisionnelle des paysans dans un modèle conventionné ? Quelle propriété des moyens de la production agricole et en premier lieu du foncier ? » Vastes questions qui ne manqueront pas de susciter des débats en interne. Car, si le réseau voit là une opportunité d’ouvrir les discussions sur les « communs », rien ne dit que cette posture fasse l’unanimité.

Conventionnement : choix limités

L’inégalité des offres selon les territoires, voilà le second point de vigilance que révèle la mise en dialogue. Membre de l’association toulousaine Tactikollectif, Tayeb Cherfi explique : dans les quartiers nord de Toulouse comme Les Izards, « de quoi dispose-t-on pour s’alimenter ? D’un Vival – comme vous vous en doutez, le rayon bio y est plus que succinct –, ainsi que d’un vendeur de kebab et d’une pizzeria. Je n’ai rien contre eux, j’y vais de temps en temps, mais le problème c’est qu’on n’a pas d’autres choix ».

Il y a véritablement un risque « qu’on ne puisse pas répondre localement à la demande », analyse également Franck Le Morvan. Cet inspecteur des affaires sociales a, pendant un an, animé un groupe de travail du Conseil national de l’alimentation qui a proposé d’engager par la loi une expérimentation de la SSA6.

Carte Vitale Alimentation © Mann 2023

Membre du collectif Acclimat’action qui porte un projet de caisse alimentaire sur le département de la Gironde, David Fimat retrace la teneur des débats en interne. « Le groupe a acté un critère de durabilité des modes de production. Il y a ceux qui disent qu’il faut un label agriculture biologique obligatoire et ceux qui affirment au contraire que ce ne doit pas être excluant. […] Ces derniers défendent l’idée d’une charte plus inclusive envers les productions qui ne répondent pas aux critères mais qui, à court terme, permettrait d’appliquer une partie du droit à l’alimentation, c’est-à-dire la sécurité et la quantité sur les produits de base. » Pour sortir de la quadrature du cercle, il faudra sans doute jouer sur les deux tableaux, ajoute David Fimat : « S’appuyer sur l’existant sans pour autant s’empêcher de créer des filières nouvelles via la cotisation. »  « Il faut relocaliser ce que l’on peut relocaliser », insiste également Dominique Paturel, chercheuse à Inrae. Mais elle émet néanmoins cette réserve : « Certains projets de SSA vont pouvoir fonctionner parce qu’ils auront la ressource locale – c’est-à-dire une offre agricole suffisamment diversifiée –, d’autres non ». Seule solution : œuvrer sur plusieurs fronts avec d’un côté la création d’expérimentations s’inspirant de la SSA, de l’autre une tentative d’inflexion des politiques publiques afin de les mettre au service du projet. Un outil est plus particulièrement dans le viseur de la chercheuse : les marchés d’intérêt national bien implantés sur tout le territoire hexagonal. « Le pouvoir de décision sur l’offre alimentaire est pris à l’échelle du système alimentaire mondialisé, ne l’oublions pas. »En conséquence de quoi, il faut œuvrer à tous les niveaux.

Un risque d’entre-soi

Si les débats autour du conventionnement révèlent la diversité des regards autour de la SSA, ils posent également une autre question, que résume ainsi Jaoued Doudouh : « Qui incarne qui ? » Ce membre du collectif Pas sans nous7, syndicat des quartiers populaires, alerte : soyons attentifs à ce que les groupes de travail embarquent tout le monde, vraiment tout le monde, et à ce que le rôle de ces invisibles ne se résume pas à celui d’un « faire-valoir »8. « Il faut une participation des citoyens et des personnes en situation de précarité », abonde Franck Le Morvan.

« (Le projet de la SSA) mobilise la classe moyenne, laquelle a l’habitude de réfléchir et de poser des questions »

Dominique Paturel

Particulièrement sensible à la question de démocratie alimentaire, Dominique Paturel prévient : trop souvent, le projet de la SSA « mobilise la classe moyenne, laquelle a l’habitude de réfléchir et de poser des questions », créant une situation d’entre-soi sur ces questions d’alimentation. Elle précise : « Cela ne veut pas dire que les membres des caisses n’aient pas l’intention de partager avec les familles à petit budget, parce que tous et toutes autant que nous sommes, nous avons cette envie démocratique. Sauf que, dans la réalité, cela ne se fait pas, parce qu’on n’y arrive pas et, surtout, parce qu’on n’écoute pas les besoins alimentaires ». Et de conclure : « l’enjeu de la définition des besoins alimentaires est un travail politique. »

Autant de remarques qui soulignent, en creux, l’importance comme la difficulté d’avoir une très grande diversité de participants et de participantes au sein des caisses alimentaires. Et qui interpellent quant à la manière de constituer les collectifs : faut-il démarrer avec celles et ceux motivés par la démarche, au risque d’avoir uniquement les personnes sensibilisées aux questions alimentaires, ou constituer un groupe ad hoc ? Bien conscients de ces enjeux, les collectifs optent pour des stratégies diverses. Les uns s’inspirent du principe des conventions citoyennes9 afin d’avoir des groupes hétérogènes. Ainsi, l’association Au Maquis a recruté ses volontaires en différents lieux du village – la sortie de l’école, le marché du coin, le supermarché… D’autres ont fait le choix d’initier des dynamiques et d’agréger les acteurs au fur et à mesure. Mais, admet David Fimat, cela pose la question de la « mobilisation des personnes qui ne sont dans aucun collectif ». Enfin, des projets tels que la Caisse citoyenne d’alimentation (Caissalim) de Toulouse optent pour une diversification des lieux d’implantation des caisses alimentaires sur un même territoire, pour toucher des publics divers (lire « Trois expérimentations, trois philosophies »).

Un risque de récupération

À cet enjeu fort de la représentativité se superpose celui, tout aussi primordial, de la réappropriation. En la matière, les expérimentations de SSA peuvent s’inspirer de la longue histoire de la Sécurité sociale. Un domaine que l’économiste de la santé Nicolas Da Silva connaît particulièrement bien, pour y avoir consacré un livre, « La Bataille de la Sécu », aux éditions la Fabrique, en 2022. À ses yeux, la réappropriation revêt deux réalités bien distinctes. D’un côté, il y a la réappropriation d’un objet – la santé, l’alimentation – par les individus. Cet enjeu traverse toute l’histoire de la Sécu, comme il sous-tend l’esprit des caisses alimentaires, aux objectifs orientés en fonction des besoins de leurs membres. Mais, autre pendant de l’équation, ces initiatives populaires et démocratiques peuvent aussi être réappropriées par l’État ou le capital.

Tel fut en tout cas le sort de la Sécurité sociale. Nicolas Da Silva explique : « La Sécu de 1945-46 est très démocratique »puisqu’elle est fondée sur l’idée d’un gouvernement des questions de santé par les citoyens et citoyennes de la caisse. Le hic ? Très vite, « les gouvernements vont se la réapproprier ». Ainsi, nous avons certes toujours aujourd’hui une Sécurité sociale publique. Cependant, insiste l’économiste, « mettre en commun des cotisations, des financements et simplement dire qu’ils sont publics n’a pas grand sens en soi »tant que la question suivante reste sans réponse : « Qui décide ? ». Il y a déjà quelques décennies que cette interrogation est tranchée pour la Sécu, l’État actant les médicaments conventionnés et les taux de remboursement. « Pour l’alimentation, le non-dit ou l’implicite c’est qu’il va y avoir du conflit, l’enjeu étant bien de déterminer ce qui doit ou ne doit pas être conventionné. Dans cette perspective, on devine que, vraisemblablement, les acteurs dominants du monde de l’alimentation vont être remis en cause et qu’ils ne vont pas se laisser faire »,estime le chercheur.

« Il faut une mobilisation citoyenne forte pour construire cette SSA »

Sarah Cohen

Le risque de récupération ou de dévoiement de la SSA, Sarah Cohen le craint, comme  d’autres acteurs de la SSA. Impliquée dans la coordination de Caissalim et coprésidente de l’association ISF Agrista, cette ingénieure de recherche Inrae en est convaincue : « Il faut une mobilisation citoyenne forte pour construire cette Sécurité sociale de l’alimentation. Si une loi crée une nouvelle cotisation pour l’alimentation, il faut que ce projet ne soit pas dévoyé comme l’a été la Sécurité sociale. Dans ce cadre, chacune des dynamiques locales est partie prenante de la stratégie du collectif. » C’est que, dans sa configuration initiale, le projet d’une SSA vise l’intégration de l’alimentation dans le régime général de la Sécurité sociale, via la création d’une sixième branche. Jusqu’à présent, le lancement d’une expérimentation à l’échelle nationale s’est essentiellement heurté à l’épineuse question de son financement, évalué, avant la crise inflationniste, entre 120 et 170 milliards d’euros (lire « Une SSA à quel prix ? »).

« Seules les personnes capables d’assurer la distribution de l’alimentation, ce qui tend à favoriser le système agro-industriel en place »

Éric Gauthier

Reste que, du point de vue des acteurs, le foisonnement d’expérimentations locales vaut, à ce jour, bien mieux qu’un lancement national. Deux principales raisons. La première tient au changement d’échelle qu’une nationalisation impliquerait. « Seules les personnes capables d’assurer la distribution de l’alimentation pour tous les Français pourraient y prendre part, ce qui tend à favoriser le système agro-industriel en place », remarque Éric Gauthier, opposé à une loi sur la SSA dans l’immédiat. La seconde est liée à la grande liberté qu’offre l’expérimentation locale. Le jour où il sera question de créer une loi, ce seront autant de retours d’expériences concrètes, d’alternatives qui auront fait leurs preuves ou essuyé les plâtres. « Nous pourrons faire valoir l’antériorité de nos travaux et de notre expérience pour peser dans le débat, défendre notre vision des choses, montrer qu’on peut avoir une exigence forte », affirme É. Gauthier. Comme le dit Dominique Paturel, la SSA construit « un contre-récit au système agroalimentaire ». Et il s’écrit dès aujourd’hui.

Intervenants au débat BorderLine SSA © Gilles Sire 2023

Ce dossier a été réalisé à partir des interventions et échanges du débat « Précarité alimentaire : vers une carte vitale de l’alimentation ? », coorganisé par la Mission Agrobiosciences-INRAE et le Quai des Savoirs, le jeudi 25 mai 2023. Ont participé à cet échange Sarah Cohen, Nicolas Da Silva, David Fimat, Franck Le Morvan, Dominique Paturel et Jaoued Doudouh. Il a également été nourri par les réponses à l’appel à contributions. Lancé en amont de la rencontre, celui-ci a permis de recueillir les témoignages de Sandrine Le Feur et Eva Morel, du Réseau Civam, Éric Gauthier, Sophie Lochet et Tayeb Cherfi


À la source d’un collectif

« Il faut une réponse systémique au dysfonctionnement du système alimentaire actuel. Si la précarité alimentaire en est un symptôme important, ce n’est pas le seul. L’environnement, le climat et les travailleurs en pâtissent également. Comment répondre globalement et de manière universelle à ces enjeux, avec une approche non stigmatisante, macroéconomique et qui mette tous les territoires à égalité ? » Sarah Cohen retrace ainsi la réflexion à l’origine de la création du collectif « Pour une Sécurité sociale de l’alimentation » et du projet de création d’une SSA. Lancé en 2019, celui-ci fédère à présent quatorze organisations nationales et vingt-six dynamiques locales. Initié à l’origine par l’association ISF-Agrista, le collectif regroupe des acteurs d’horizons divers. Citons par exemple le réseau Civam, organisation professionnelle agricole attachée à l’éducation populaire, Réseau Salariat, association d’éducation populaire, la Confédération paysanne, syndicat agricole, l’association VRAC, qui favorise le développement de groupements d’achats, ou le collectif Démocratie alimentaire, mis en place à partir du séminaire de recherche action « Démocratie Alimentaire : quel périmètre d’un droit à l’alimentation durable ? ». https://securite-sociale-alimentation.org/

Une SSA à quel prix ?

On ne va pas se mentir : le financement de la SSA est l’un des points de blocage majeur à son déploiement à l’échelle nationale. Son coût est estimé entre 120 et 170 milliards d’euros selon les sources. Pour plus de détails, on pourra se reporter à l’estimation réalisée par la députée Sandrine le Feur et sa collaboratrice Eva Morel en 2021. Considérant qu’il fallait sept euros par jour et par personne pour « se nourrir sainement, avec des produits bios et/ou locaux », elles ont élaboré plusieurs scénarios, en faisant varier « le taux de couverture, c’est-à-dire le montant de la prise en charge, et le public concerné, selon que l’on cible par exemple les personnes allocataires du Revenu de Solidarité Active (RSA) ou toute la population française ». Les résultats ? Si l’on opte pour un « taux de couverture de 50 % réservé aux seuls bénéficiaires du RSA, la SSA coûterait 786 millions d’euros par an ; elle pèserait 171 milliards pour une prise en charge totale pour l’ensemble de la population française ».

Quid des financements ? Cet aspect a été plus particulièrement discuté au sein du collectif « Pour une SSA ». Comme le résume Sarah Cohen, qui en est membre, deux propositions ont été faites, l’une visant une cotisation sur la valeur ajoutée totale, l’autre une contribution selon les revenus. Dans les deux cas, « l’idée est de prélever 10 % de la valeur produite, ce qui ferait 120 milliards d’euros par an. Membre du collectif, l’association Réseau Salariat propose que ces 120 milliards soient utilisés pour payer directement les salaires des professionnels conventionnés et les frais d’investissement inhérents à la transformation »du système alimentaire, tandis que d’autres membres du collectif ambitionnent plutôt de redistribuer 150 euros par mois et par personne. Dernier aspect de l’équation, qui n’a pas forcément fait l’objet d’un chiffrage précis, ce sont les économies que la SSA permettrait de réaliser. Sont plus précisément concernés les frais de santé induits par une mauvaise alimentation – « les coûts de santé imputables au surpoids, à l’obésité et à leurs maladies connexes représentent 5 % du budget de la Sécurité sociale, soit 24 milliards d’euros par an », rappelle Eva Morel ou encore, indique de son côté Sandrine Le Feur, les « coûts de dépollution évités », via « la réduction des pesticides, la moindre pollution des rivières ou l’amélioration de la qualité de l’air ». À condition, bien sûr, que le conventionnement s’oriente vers les productions bios.

Vers une expérimentation à plein régime ?

Ce pourrait presque être une question philosophique : si elles s’inspirent toutes du principe d’une SSA, les expérimentations menées au sein des caisses alimentaires locales peuvent-elles être réellement considérées comme telles ? Subtile, la nuance est pourtant de taille. Et c’est là un élément peu discuté que cette distinction entre les dynamiques locales et une expérimentation de SSA à proprement parler. Car le passage des unes vers l’autre soulève plusieurs questionnements.

Pour en saisir toutes les ramifications, opérons une halte auprès du Conseil national de l’alimentation. Dans son avis n° 91, le groupe de travail animé par Franck Le Morvan tente une synthèse des avantages et écueils de la SSA10. Côté atouts, le groupe s’accorde avec les enjeux identifiés par les promoteurs de la démarche tant pour la dignité des personnes, que pour l’accès à une alimentation choisie ou l’effet « structurant sur les systèmes alimentaires à long terme » pour opérer la transition vers plus de durabilité. Néanmoins, le groupe identifie quelques écueils que rapporte F. Le Morvan. « Il y avait un consensus pour expérimenter la SSA. […] Mais plusieurs freins ont été identifiés, tels que le coût et l’acceptabilité de la démarche. » Est-ce que la totalité des usagers potentiels accepteront de verser une nouvelle cotisation ? Celle-ci ne va-t-elle pas induire une charge trop lourde pour les entreprises et les salariés ? Les réponses sont variables parmi les membres du groupe de travail. En outre, précise Franck Le Morvan, le principe d’universalité fait lui aussi débat. « Une partie des citoyens présents considérait comme injuste que des personnes ayant les moyens reçoivent 150 euros de bons permettant de se fournir en alimentation, à l’instar d’individus défavorisés. »

Troisième écueil identifié, l’aspect réglementaire, c’est-à-dire la possibilité d’adopter une SSA sans contrevenir aux droits européen et international. Véritable débat dans le débat, tout l’enjeu consiste à savoir si le principe de la SSA, reposant sur le conventionnement des professionnels agricoles et alimentaires, va entrer en conflit avec les fondamentaux de la politique agricole commune et de l’OMC. Le groupe craint ainsi « la rupture d’accords de libre-échange préétablis dans le cadre de l’OMC et de la PAC », ou encore un risque de contradiction entre le système de conventionnement et les règlements européens. Pour F. Le Morvan, tout cela mérite discussion. Car « on peut d’ores et déjà faire beaucoup de choses dans le cadre des règlements et directives européennes. Prenons le cas des marchés publics : normalement, ce cadre restreint la possibilité de réserver des achats aux fournisseurs locaux. Mais on peut poser des conditions en termes de circuits courts, de fraîcheur des produits, de bilan environnemental qui aboutissent au même résultat. » Et l’homme de conclure « en matière de sécurité sociale, on peut faire ce que l’on veut… si l’on est bien dans la Sécurité sociale. » Voilà qui pose donc l’ultime question : peut-on mener une expérimentation légale dans le cadre de la Sécurité sociale ? Car la Constitution pose un principe d’égalité entre les citoyens. Conséquence : si l’on décide de mener une expérimentation sur un territoire donné, en créant donc une nouvelle cotisation et de nouveaux droits pour une partie de la population, cela génère une inégalité. Impasse juridique ? Pas sûr.  Comme le rappelle F. Le Morvan, il existe dans la Constitution un article, « le 37.1 » précisément, qui permet de déroger de manière temporaire au principe d’égalité.

Trois expérimentations, trois philosophies

Si l’on en croit le dernier recensement opéré par le collectif « Pour une Sécurité sociale de l’alimentation », il y aurait actuellement vingt-six dynamiques locales en cours de constitution ou de fonctionnement. Focus sur les trois expérimentations citées dans ce dossier.

Acclimat’action a été initié en février 2020 sur le vaste territoire girondin. Porté par une dizaine d’organisations issues du travail social, de l’alimentation durable, de l’ESS et de la recherche, le collectif porte une expérimentation qui présente une double caractéristique. D’abord elle se déploie à la fois en métropole bordelaise et en rural, à l’est et au sud du département dans le Pays foyen et le Bazadais. Ensuite, le collectif a fait le choix de coopérer avec des collectivités (le conseil départemental de Gironde et la ville de Bordeaux) et une quarantaine de citoyens qui ont élaboré une charte de conventionnement entre janvier et juin 2023. L’expérimentation de quatre caisses locales verra le jour au printemps 2024. https://acclimataction.fr/le-collectif/

Caissalim Toulouse. Récente, cette initiative regroupe quinze partenaires, dont le Tactikollectif, répartis sur quatre territoires de la ville rose : au nord (Izards-Borderouge,), à l’est (pont des Demoiselles, Saint-Exupéry, Empalot), à l’ouest (Les Pradettes, Lardenne, Basso-Cambo) et au sud (Castanet, Ramonville). Mobilisation citoyenne, appropriation des enjeux du système alimentaire, élaboration du cahier des charges, choix du système monétaire… : « Nous cherchons à créer une expérimentation qui s’inspire au plus près du fonctionnement d’une caisse locale de SSA », explique Sarah Cohen, l’une des porte-voix de l’initiative toulousaine. Fait singulier, l’expérimentation est suivie par des chercheurs Inrae et des étudiants de l’École nationale d’agronomie de Toulouse, pour évaluer, notamment, « le pouvoir transformatif » des caisses sur les systèmes alimentaires locaux. https://www.caissalim-toulouse.org/

Le CLAC (Collectif Local de l’Alimentation de Cadenet). C’est en 2021 que l’association Au Maquis lance une réflexion sur la mise en place d’une SSA sur la commune de Cadenet (Vaucluse). Orienté sur l’aspect démocratique du fonctionnement des caisses, ce projet est porté par un groupe hétérogène de volontaires recrutés au sein du village. Après une phase d’apprentissage du débat et un temps de projection vers « un avenir alimentaire désirable en 2052 », le collectif, désormais constitué en association, a finalisé récemment son cadre de conventionnement. Après avoir exploré plusieurs pistes, telles que les modes de production, ou des critères transversaux, comme les conditions de travail ou le degré d’autonomie des professionnels de l’alimentation11, le CLAC a validé un autre principe, celui d’un conventionnement variable, allant de 30 à 100 %, selon que les produits répondent partiellement ou totalement aux critères importants pour le groupe. Une caisse avec des habitants du village est en cours de création pour un démarrage en fin d’année. https://www.aumaquis.org/

Signalons enfin que la ville de Montpellier, soutenue par le collectif Territoires à vivre, a officiellement elle aussi lancé son expérimentation, en février 2023. Le collectif est constitué de « quarante-sept personnes issues de différents milieux dont la moitié de milieux précaires », précise Malika Belkhodja, qui en est membre12. Les usagers de cette caisse vont cotiser entre 1 et 150 euros par mois pour recevoir en retour une allocation de 100 euros transformée en monnaie locale.

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  1. Ces aides qui nourrissent la précarité, L. Martin-Meyer, Sesame 12, novembre 2022.
  2. Les Restos du cœur accueilleront moins de bénéficiaires en raison de difficultés financières, 20 minutes, 3 septembre 2023.
  3. Précarité alimentaire : 16 % des Français déclarent ne pas manger à leur faim, selon une étude du Crédoc, décryptage de l’émission Éco de Franceinfo TV, 17 mai 2023.
  4. Nous renvoyons ici les lecteurs au dialogue entre Lorana Vincent et Nicolas Bricas : « Les précaires privés de débat » ainsi qu’à l’article de Dominique Paturel : « Vous avez dit démocratie alimentaire ? », publiés respectivement dans Sesame 10 et Sesame 4.
  5. Pour certains acteurs, cela pose la question de financer également, via la SSA, des espaces de cuisine ou des cantines plus locales ou d’inclure, dans les réflexions, la restauration collective, sous-utilisée.
  6. « Prévenir et lutter contre la précarité alimentaire », avis n°91 du CNA, octobre 2022. [1]… « Va-t-on trouver sur tous les territoires de quoi approvisionner 150 euros de denrées ? » Non seulement ce n’est pas certain, précise-t-il, mais « cela comporte en outre un risque inflationniste si le territoire n’est pas en capacité de fournir »
  7. Collectif créé dans le sillage du rapport Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera plus sans nous, rédigé par Mohamed Mechmache et Marie-Hélène Bacqué et remis au ministre de la Ville, François Lamy, en juillet 2013. https://passansnous.org/qui-sommes-nous/
  8. Jaoued Doudouh regrette plus particulièrement qu’aucun représentant des quartiers populaires n’ait été invité à prendre place à la tribune, lors de ce débat. « Un signe d’entre-soi maladroit mais regrettable ».
  9. Les participants d’une convention citoyenne sont tirés au sort.
  10. Pour celles et ceux qui veulent entrer dans le détail, signalons, en page 93 du rapport, l’analyse SWOT (Strengths, forces, Weaknesses, faiblesses, Opportunities, opportunités, Threats, menaces), très complète.
  11. Pour plus de détails, voir la contribution du CLAC, « Ce qui compte à Cadenet, c’est l’expérience démocratique que vit le groupe », publiée en mai 2023 sur agrobiosciences.org
  12. Pour plus de détails, voir la contribution du CLAC, « Ce qui compte à Cadenet, c’est l’expérience démocratique que vit le groupe », publiée en mai 2023 sur agrobiosciences.org

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