Que sait-on des effets environnementaux de l’agriculture numérique ?
Drones, capteurs, robots, logiciels de suivi… Pour piloter une agriculture plus durable, les solutions numériques sont souvent prônées. Mais les effets de ces technologies en plein développement sont encore méconnus et peu étudiés. Tour d’horizon avec Pierre La Rocca, doctorant1 en informatique au Laboratoire Bordelais de Recherche en Informatique (LaBRI), pour le 18ème numéro de la revue Sesame (parution en décembre 2025).
L’agriculture française traverse une crise profonde, à la fois sociale, économique et environnementale. Elle se caractérise par de nombreux symptômes, comme la baisse du nombre d’agriculteurs et d’agricultrices (Purseigle et Hervieu, 2022), les impacts importants du système agricole conventionnel sur les limites planétaires, les pertes de rendements dans certaines régions du monde liées au dérèglement climatique… Face à l’urgence de réduire les pressions de l’agriculture sur l’environnement et de l’adapter aux bouleversements en cours et à venir, nombre d’industriels et d’institutions – notamment l’Union européenne – présentent l’agriculture numérique comme un levier nécessaire pour rendre l’agriculture plus durable et résiliente.
De quoi parle-t-on vraiment ?
Déployer des équipements numériques dans les exploitations permettrait, par exemple, d’identifier avec des capteurs les besoins des cultures en nutriments et d’y répondre précisément. Ou encore de détecter précocement des maladies et d’automatiser leur traitement avec le bon dosage. Au sens large, il s’agit d’appliquer des technologies numériques à l’ensemble des chaînes de production agricole, afin d’automatiser, de surveiller et de contrôler avec précision leurs nombreux processus. Cela pourrait permettre une diminution de la pénibilité du travail et de l’usage des intrants chimiques. Plus encore, numériser permettrait d’améliorer de la qualité et de la quantité des denrées produites. La numérisation est ainsi promue comme une réponse aux nombreux défis de soutenabilité que rencontre le secteur agricole.
Concrètement, elle s’incarne dans un certain nombre d’équipements déployés sur les exploitations et fonctionnant en synergie. Ces technologies se classent en quatre grandes catégories : les capteurs enregistrant des données, les logiciels de gestion et d’aide à la décision, les équipements de précision (buses d’application à taux variables, distributeurs automatiques, etc.), enfin des machines autonomes regroupant les trois ensembles précédents dans un même objet.
(…) entre 2 et 4% des émissions de gaz à effet de serre mondiales et environ 10% de la consommation électrique française
Or, le numérique a des effets négatifs importants. Il représente entre 2 et 4% des émissions de gaz à effet de serre mondiales (Freitag, 2021), et environ 10% de la consommation électrique française. Ainsi, estimer les bénéfices environnementaux de ses équipements pour l’agriculture nécessite de comparer les impacts de leur matérialité, par exemple dus à l’extraction et au raffinement d’une grande diversité de métaux avec des exigences de pureté très importantes, aux effets de leurs applications à l’agriculture. Ce prérequis à l’évaluation des impacts environnementaux n’est globalement pas rempli dans les travaux existants. Dans un tel climat d’incertitudes, il est utile d’adopter un point de vue critique autant que prudent et d’expliciter les approches existantes.
Estimer les impacts environnementaux du numérique
Le parc d’infrastructure numérique est souvent déployé en trois parties interdépendantes : les équipements utilisateurs (smartphones, ordinateurs, capteurs), les réseaux de télécommunications (câbles, boxes, antennes relais) et les centres de données (serveurs, équipements de refroidissement…).
D’un point de vue environnemental, ces équipements ont divers types d’effets. Les uns sont liés au cycle de vie des équipements. Autrement dit, aux ressources et aux énergies consommées pour les fabriquer, les utiliser et gérer leur fin de leur vie. De par leur nature matérielle, ces incidences sont toujours néfastes pour l’environnement. D’autres effets résultent de l’application des équipements numériques à d’autres secteurs d’activité, comme les transports ou l’agriculture. On parle alors de numérisation de ces secteurs. Par exemple, la substitution d’équipements plus vieux, ou l’optimisation d’activités du secteur. Les conséquences de ces applications peuvent être bénéfiques si elles diminuent les impacts du secteur, mais néfastes dans le cas contraire. Enfin, il existe des effets structurels, comme les changements d’habitudes de consommation, qui changent l’organisation des sociétés.
Évaluer les impacts environnementaux d’une solution numérique consiste donc à identifier ses différentes répercussions pour l’ensemble des équipements qu’elle mobilise – y compris les réseaux et serveurs externes aux fermes -, à évaluer leurs impacts, puis à comparer ceux qui sont bénéfiques et ceux qui sont néfastes pour déterminer un impact net (Delmas-Orgelet et al., 2024).
(…) les effets concrets du numérique pour l’agriculture restent inconnus
Dans ce sens, Huck et al. (2024) ont proposé une revue des travaux académiques qui évaluent les effets environnementaux de ces technologies. Leur étude montre qu’il existe de nombreuses incertitudes, si bien que les effets concrets du numérique pour l’agriculture restent inconnus. Les travaux recensés ont tendance à estimer les bénéfices de la numérisation d’une activité agricole sans considérer les impacts associés à la matérialité des équipements requis. Cela amène à négliger les effets négatifs au profit d’effets positifs artificiellement augmentés. Huck et al. pointent aussi le manque de données sur le cycle de vie des équipements, la manière dont ils sont utilisés et les effets de leurs applications.
L’efficacité, un indicateur inefficace ?
Au-delà des études ignorant l’impact des matérialités, d’autres travaux estiment les bénéfices de la numérisation agricole à partir d’indicateurs d’efficacité. Ces derniers sont des métriques relatives qui se rapportent à l’optimisation d’une unité particulière. Ils permettent de comparer l’efficacité de différents équipements avec une métrique commune. Cependant, ils n’indiquent pas les impacts environnementaux associés, qui eux s’expriment dans des quantités absolues. Par exemple, un indicateur d’efficacité comme la quantité de fioul consommée par hectare désherbé ne donne pas directement la quantité totale de gaz à effet de serre émise pour le désherbage intégral de la parcelle.
Autre exemple, Ashworth et al. (2022) ont comparé l’efficacité de la fertilisation et du désherbage entre un tracteur conventionnel et un autre, équipé d’un système de guidage de précision. L’étude montre que ce système réduit la part des surfaces non traitées, et celle des surfaces où un même traitement se chevauche. Il apparaît ainsi plus efficace que l’équipement conventionnel. Cependant, la conversion de ces indicateurs relatifs vers des consommations totales de carburant, de fertilisant et d’herbicide montre que celles-ci augmentent : le tracteur guidé doit parcourir de plus grandes distances lors de ses virages, pour mieux viser les surfaces non traitées, et la diminution de celles-ci implique une consommation accrue d’intrants. Si on regarde les consommations totales, sans preuve de rendements agricoles supplémentaires, le système de guidage, bien que plus efficace, possède un impact plus important sur l’environnement que le système conventionnel.
Des infrastructures invisibles
L’analyse de cycle de vie (ACV) est une méthode qui évalue les impacts environnementaux d’un système sur les différentes étapes de sa vie (fabrication, usage, fin de vie). Ces impacts s’expriment pour différentes catégories (sur le climat, les ressources, ou en termes de toxicité). L’ACV est ainsi un outil pertinent pour évaluer les effets des équipements numériques, en tenant compte de leur matérialité. En contrepartie, cette méthode précise, visant l’exhaustivité, doit s’appliquer à un système bien défini aux frontières restreintes.
L’étude de Pradel et al. (2022) en offre un bon exemple. Elle compare les cycles de vie d’un robot autonome et d’un tracteur, tous les deux chargés de désherber des vignes. Elle montre que la fabrication du robot a plus d’impacts concernant l’usage de ressources minérales et la toxicité humaine que le système conventionnel, mais que son usage réduit les émissions de GES, la consommation d’énergies fossiles et la formation de particules. Ce type d’analyse permet de mieux appréhender les impacts environnementaux de différentes technologies.
(…) il est possible que l’installation d’équipements réseaux supplémentaires sur les terres agricoles soit requise
En revanche, l’étude ne prend pas en compte les infrastructures du réseau mobile, nécessaires au robot évalué. Si, à l’échelle d’un simple robot, cet impact semble marginal, omettre cette dépendance conduit à invisibiliser en partie les conséquences réelles d’un déploiement généralisé du numérique agricole. Dans cette perspective, il est possible que l’installation d’équipements réseaux supplémentaires sur les terres agricoles soit requise. Leur quantité dépendra des volumes de données transférés et pourrait avoir des effets environnementaux additionnels importants (La Rocca et al., 2025).
Des risques de verrouillage
Beaucoup d’incertitudes existent donc concernant les effets environnementaux de l’agriculture numérique. La diversité des équipements et des usages possibles, et le manque d’accès aux données de fabrication, d’usage et d’effets sont des limites inhérentes à l’exercice. D’autres limites relèvent de méthodes insatisfaisantes.
Raisonner à partir d’impacts absolus et considérer la matérialité des équipements sont des prérequis réalisables et nécessaires pour avancer dans une compréhension plus globale des effets environnementaux de l’agriculture numérique. Par ailleurs, il est important de considérer les applications numériques dans la complexité de leurs infrastructures et de coupler les analyses précises et locales à des travaux plus généraux, ne se limitant pas seulement aux équipements utilisés sur les exploitations. Enfin, rappelons que les effets environnementaux ne se cantonnent pas au changement climatique. Les études doivent prendre en compte les effets sur la toxicité et la consommation de ressources pour informer le mieux possible sur les impacts des solutions étudiées.
(…) la numérisation de l’agriculture mène à la création de monopoles (…)
Voilà pour ce qui est des effets environnementaux. Or, les difficultés rencontrées par l’agriculture sont aussi d’ordre social et économique. Et, de fait, l’agriculture numérique s’ancre dans une certaine vision productiviste et industrielle, promue à grand renfort de solutions « high tech ». Or, de nombreux risques de verrouillages sont possibles. Dans ce sens, Hackfort (2023) démontre que dans son organisation actuelle, la numérisation de l’agriculture mène à la création de monopoles concentrant les marchés et dotés d’un contrôle accru sur les technologies et les manières de les utiliser, au détriment de modèles d’innovation partagés. Le conflit qui oppose des agriculteurs du Nebraska au fabricant John Deere, empêchant toute réparation des équipements sans son intervention directe (Eudes, 2017), en est une bonne illustration.
Si l’organisation actuelle du modèle agricole n’est pas remise en question, comme l’a pointé l’Atelier Paysan (2021), il est raisonnable de douter que les promesses d’une numérisation de l’agriculture puissent réellement constituer une alternative soutenable. Le numérique, comme toute technologie, n’est pas neutre. Son organisation fait l’objet de rapport de forces et conditionne des usages et des manières d’agir. Il ne doit pas masquer les autres voies possibles, comme les changements de pratiques, les réformes structurelles ou règlementaires, que celles-ci se fassent avec ou sans lui.
Bibliographie indicative
Ashworth, A. J., Putman, W. B., Kharel, T., Thoma, G., Shew, A., Popp, M., & Owens, P. (2022). Environmental Impact Assessment of Tractor Guidance Systems Based on Pasture Management Scenarios. Journal of the ASABE, 65(3), 645‑653. https://doi.org/10.13031/ja.14930
Delmas-Orgelet, J., Ekchajzer, D., Eskenazi, L., Fangeat, E., Fourboul, E., Le Goff, K., Lefevre, F., Malpart, G., & Roussilhe, G. (2024). Évaluation environnementale des effets directs et indirects du numérique pour des cas d’usages. (p. 67).
Eudes, Y. (2017, août 8). Les agriculteurs hackeurs du Nebraska. https://www.lemonde.fr/pixels/visuel/2017/08/08/agro-hackeurs-du-nebraska_5170156_4408996.html
Freitag, C., Berners-Lee, M., Widdicks, K., Knowles, B., Blair, G. S., & Friday, A. (2021). The real climate and transformative impact of ICT : A critique of estimates, trends, and regulations. Patterns, 2(9), 100340. https://doi.org/10.1016/j.patter.2021.100340
Hackfort, S. (2023). Unlocking sustainability? The power of corporate lock-ins and how they shape digital agriculture in Germany. Journal of Rural Studies, 101, 103065. https://doi.org/10.1016/j.jrurstud.2023.103065
Huck, C., Gobrecht, A., Salou, T., Bellon-Maurel, V., & Loiseau, E. (2024). Environmental assessment of digitalisation in agriculture : A systematic review. Journal of Cleaner Production, 472, 143369. https://doi.org/10.1016/j.jclepro.2024.143369
La Rocca, P., Guennebaud, G., & Bugeau, A. (2025). To what extent can current French mobile network support agricultural robots? 2025 International Conference on ICT for Sustainability (ICT4S). 2025 International Conference on ICT for Sustainability (ICT4S), Dublin, Ireland. https://doi.org/10.1109/ICT4S68164.2025.00031
L’Atelier paysan (Éd.). (2021). Reprendre la terre aux machines : Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire. Éditions du Seuil.
Pradel, M., de Fays, M., & Seguineau, C. (2022). Comparative Life Cycle Assessment of intra-row and inter-row weeding practices using autonomous robot systems in French vineyards. Science of The Total Environment, 838, 156441. https://doi.org/10.1016/j.scitotenv.2022.156441
Purseigle, F., & Hervieu, B. (2022). Une agriculture sans agriculteurs : La révolution indicible. SciencesPo, les presses.
- Intitulé de la thèse : Modélisation conséquentielle de l’empreinte carbone territorialisée d’équipements numériques et de leur usage du réseau mobile pour l’agriculture.