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Publié le 12 décembre 2024 |

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Que reste-t-il de Montaillou, village occitan ?

Le modeste village de bergers et de montagnards, aux confins de l’Aude et de l’Ariège, connut une renommée formidable dans les années soixante-dix, avec la parution du livre qu’Emmanuel Le Roy Ladurie, historien, a composé à partir des registres de l’Inquisition, Montaillou, village occitan, de 1294 à 1324, publié en 1975. Que reste-t-il aujourd’hui de cette chronique du quotidien, entre petit peuple et grands drames ? Pour le 16e numéro de la revue Sesame, Yann Kerveno s’est rendu sur place.

Dessin d’illustration : Montaillou © GAB 2024

Il faut avoir été hanté par la cuisse légère de Béatrice de Planissoles, la lubricité édifiante de Pierre Clergue et l’intransigeance fidèle de Pierre Maury pour avoir l’œil accroché, au hasard d’une balade, par le panneau Montaillou au bord de la route. À vrai dire, il est probable que peu de lecteurs de Le Roy Ladurie se soucient de placer le village hérétique avec précision sur une carte. On sait que c’est dans l’est des Pyrénées, entre Pamiers, Foix, Carcassonne, Lérida et Barcelone, principales villes citées dans le livre. Mais il est bien là, ce village, en haut Sabarthès, non loin du pays de Sault et de Montségur, dans cette France dont on ne parle pas souvent.

Et nous voilà, quelques années plus tard, à déjeuner dans le village pour voir ce qu’il reste de cette chronique prodigieuse composée par le célèbre historien. Mais il faut rappeler, à ce point de la discussion, que, sans Jean Duvernoy point de Le Roy Ladurie. Car c’est bien Duvernoy, ce juriste érudit, féru de latin, qui entreprend de traduire les comptes rendus de l’inquisiteur Jacques Fournier, évêque de Pamiers (voué à devenir pape un peu plus tard), lequel mit une grande énergie à chasser l’hérétique jusque dans les coins les plus sombres des maisonnées, en interrogeant longuement chacun des habitants du village. Et c’est à partir de ce matériau d’une richesse inouïe, tant l’inquisiteur est précis, qu’Emmanuel Le Roy Ladurie compose son ouvrage qui deviendra, contre toute attente, un immense succès de librairie. Les six mille exemplaires du premier tirage sont ridicules à côté des deux millions cumulés depuis, dont des traductions en diverses langues.

Jusqu’en Chine…

« Montaillou sert de modèle aux chercheurs comme moi qui tentent de documenter la vie quotidienne d’un village ordinaire et d’appliquer cette méthodologie à l’étude de l’histoire chinoise »

C’était donc une belle journée pour se rendre à Montaillou, fin juillet, il faisait chaud. J’ai embarqué avec moi un agrégé d’histoire de mes amis, cela peut toujours servir, mes connaissances en histoire sont minces et le catharisme un sujet toujours un peu épineux. Venant de Perpignan, nous avons pris le parti de la montagne, celui qui demande du temps. Nous ne sommes pas à pied comme à l’époque mais en voiture. Il nous faut franchir des cols, traverser des forêts, de quoi oublier le temps présent. Le village moderne est posé sur un flanc sud – les anciens ont oublié d’être idiots – et surmonté par les restes du donjon de dame Béatrice. Au restaurant, le seul du village (il ne s’appelle pas « Bistro La radio » pour rien, vous comprendrez pourquoi plus bas), nous nous posons sur la terrasse pour attendre notre rendez-vous avec Vincent Garcia, adjoint au maire, qui doit nous piloter tant dans le village que dans son histoire. Nous rejoignent à la table d’à côté trois personnes de type asiatique dont la présence dans ce trou perdu du pays d’Aillon ne peut être motivée que par cette même chose qui nous conduit ici. Langue prise, nous apprenons qu’ils sont chinois. Il y a là, entre autres, Sisi Dong, professeur d’histoire et chercheur de l’université de Minnam, à Zhangzhou dans le sud-est du pays. Lecteur de Le Roy Ladurie, il profite des vacances pour voir de ses yeux de quoi il retourne. Puissance du récit. « L’école des Annales1 dispose d’une grande renommée en Chine et, en tant qu’ouvrage classique de microhistoire, Montaillou sert de modèle aux chercheurs comme moi qui tentent de documenter la vie quotidienne d’un village ordinaire et d’appliquer cette méthodologie à l’étude de l’histoire chinoise, nous explique-t-il. J’ai récemment découvert un grand nombre de documents locaux produits par les habitants dans les villages du sud-est de la Chine où je fais du travail de terrain. J’espère emprunter les méthodes de recherche de Montaillou pour écrire sur un “Montaillou chinois”. » Affaire à suivre.

Au rayon des vestiges

Mais que reste-t-il donc de Montaillou ? Vincent Garcia nous guide. Lui n’est pas d’ici mais du pays de Valencia, dans le sud de la Catalogne. Il vit cependant depuis l’âge de six ans en France, et réside à Montaillou depuis huit ans, après y avoir passé nombre d’étés. C’est même là qu’il a rencontré son épouse quand, jeune homme, il encadrait des colonies de vacances chez les curés (difficile d’y échapper dans le secteur). Nous grimpons sous le soleil de plomb jusqu’aux restes du château. En traversant les vestiges affleurant le village que décrit la chronique de Le Roy Ladurie, on comprend mieux l’agencement des maisons, les fameuses « domus », sommaires maisons aux arrières taillés à même la roche. On distingue la place des foyers, les silos creusés dans le calcaire pour conserver les aliments. On peut imaginer aisément ces bâtisses posées contre la « solane », le versant sud, empilées les unes au-dessus des autres, reliées entre elles par des cheminements sinueux. Les toits plats faits de bois mal équarri qui laissent s’échapper la fumée des foyers placés au milieu de la pièce. La cheminée n’est pas arrivée jusque-là. Et puis, c’est beau ce pays quand on lève les yeux, les prairies rases débarrassées de leur première ou deuxième coupe de foin, les forêts qui escaladent les sommets alentour et se glissent dans les vallons. Sur la crête, là-bas, les maigres remontées mécaniques de la station de ski de Camurac tentent encore d’accrocher les nuages qui passeraient par là. Elles seront peut-être bientôt aussi à ranger au rayon des vestiges. Cet hiver 2023-2024, elles n’ont tourné que deux week-ends. « Mais l’hiver, ici, c’est quelque chose, ça dure des mois, glisse notre guide. Aujourd’hui, il fait 35 degrés mais il y a une semaine il faisait encore 15 degrés le matin, on dort avec la couette toute l’année. » Effet de l’altitude, le village est perché à 1 320 mètres.

« On ne peut pas leur en vouloir »

Il nous explique ensuite le château, le fossé de défense creusé dans la roche calcaire. Des panneaux jalonnent le parcours en l’expliquant, jusqu’au plateau castral et l’enclos qui fut fouillé par les archéologues. Autant d’aménagements dus à la ténacité de Jean Clergue, maire du village depuis quatre mandats, soutenu par son conseil municipal. Né à Montaillou, il s’est battu pour que des fouilles soient menées sur le site de l’ancien village. « Quand le livre est sorti, les élus d’alors n’ont pas saisi l’opportunité qu’il offrait pour sauver le village de la désertification grâce à cette notoriété soudaine, mais on ne peut pas leur en vouloir, ils avaient d’autres choses à penser à l’époque. » Lui voit les choses autrement, avec un esprit d’entrepreneur formé dans le giron des entreprises d’État. Il a fait toute sa carrière chez Télédiffusion de France (TDF), c’est un homme de médias. Il remue ciel et terre pour que la direction régionale des affaires culturelles finisse par accepter le projet puis il trouve les financements. Pas simple. « Les cathares, les hérétiques, ça n’intéressait pas. »

Ensuite, il a fallu convaincre des archéologues d’accepter de relever le défi au risque de peut-être contredire « le professeur » Emmanuel Le Roy Ladurie, comme il demandait parfois qu’on l’appelle. Ils fouillent une maison. Trouvent des vestiges qui viennent corroborer les propos de l’illustre historien. Il est vrai que la chronique de Jacques Fournier se révèle glaçante de précision. Pour exploiter le filon, la mairie met aussi au point des spectacles historiques s’appuyant sur le livre : « Tout est parfaitement exact, jusqu’aux dialogues ! » Il a fallu également consolider le château qui menaçait de s’évanouir du paysage. Là encore, aller chercher des financements, convaincre et bénéficier de l’appui décisif d’Augustin Bonrepaux, président de ce qui était alors encore le conseil général de l’Ariège. Enfin, c’est l’aventure du centre Jean-Duvernoy. Un espace muséographique simple qui donne à voir à la fois la postérité du livre de Le Roy Ladurie mais aussi ce qu’il doit au médiéviste et les grandes lignes issues des fouilles. C’est bien fichu, abordable. Et l’on ne peut que s’étonner des prouesses qu’il a probablement fallu déployer pour financer un tel équipement dans une commune… de 24 habitants et 70 000 euros de budget annuel.

Clercs, amants et bergers

L’ascension terminée, nous nous mettons à l’ombre sous les restes du donjon, sur le plateau castral, le temps de souffler un peu. C’est donc là que vivait la châtelaine Béatrice de Planissoles avec son semblant de mari, ses amants, qu’elle aimait plus jeunes et appartenant au clergé. Elle fut jugée pour hérésie en 1321. On peut aussi parler pendant des heures de Gilhem Bélibaste, dernier « parfait »2 connu, brûlé vif à Villerouge-Termenès, de tous ces autres « bonshommes » qui voyageaient, prêchaient la nuit dans les « domus » et dormaient le jour dans les fourrés, des puissants frères Clergue, tout aussi insupportables et opportunistes qu’indispensables à la cohésion de la communauté, de l’épouillage, véritable rite d’incorporation (rien de tel pour le gendre que de se faire épouiller par sa belle-mère)… Sans oublier Pierre Maury. Lui est berger, il est l’homme libre, simple et malin, qui parvient à brouiller les pistes et à tirer son épingle du jeu par sa très longue déposition face à l’inquisiteur Jacques Fournier. Mon ami historien me signale alors qu’il faut peut-être faire attention. N’y a-t-il pas eu, chez Le Roy Ladurie, marxiste de formation, la tentation de construire un personnage exemplaire qui tranche avec tous les autres, quitte à s’éloigner de la vérité des propos consignés par Jacques Fournier ? Ça s’étudie. En tout cas, son nom figure au fronton d’une salle de la mairie et Vincent Garcia rêve d’amender l’espace Jean-Duvernoy avec des panneaux consacrés à ce personnage, central dans le livre. « Les textes sont prêts, il n’y a plus qu’à imprimer les panneaux. » C’est avec Pierre Maury, d’ailleurs, que l’on réalise que le monde était déjà drôlement ouvert : les bergers allaient jusque dans la région de Lérida avec leurs troupeaux pour y trouver l’herbe dont ils avaient besoin. Une balade de deux cent cinquante kilomètres au plus court.

Radio Montaillou

« On n’avait pas un radis, pas de matériel, il a fallu trouver un animateur. »

C’est dans cette salle, parallèle surprenant, qu’est aussi née Pyrénées FM, ex-Radio Montaillou. Jean Clergue raconte, avec faconde : « Un jour, on m’a amicalement suggéré de déposer un dossier pour demander une fréquence radio et, à ma grande surprise, j’ai reçu un courrier à la mairie m’indiquant que nous l’avions obtenue et que nous avions quelques jours pour commencer à émettre, faute de quoi nous la perdions ! » Nous sommes en 2005. La station est montée de bric et de broc, la fameuse salle du conseil municipal est coupée en deux pour créer le studio. « On n’avait pas un radis, pas de matériel, il a fallu trouver un animateur. Pour l’émetteur, travaillant à TDF cela ne m’a pas été trop difficile, sourit-il. Et pour être sûr d’y parvenir, on a commencé par fixer la date de l’inauguration. » Vingt ans plus tard, Radio Montaillou, devenue Pyrénées FM, existe encore et Jean Clergue en est toujours le PDG. La petite station a beaucoup grandi. Sa quinzaine de salariés est installée à Toulouse, « parce que les journalistes préfèrent vivre à proximité du Capitole qu’en pays d’Aillon », elle émet sur tout le massif pyrénéen et jusqu’à Barcelone. Clin d’œil à l’histoire, les hérétiques aussi poussaient jusqu’à la capitale catalane. Aujourd’hui, le paysage des alentours n’a guère changé, peut-être y avait-il un peu plus de forêt, peut-être les prés étaient-ils moins grands, les moutons ont cédé la place aux bovins dont la possession était, au temps des cathares, un évident signe extérieur de richesse. Il reste un agriculteur dans la commune de Montaillou, également premier adjoint.

Exode rural et regain

Non loin de là, à une journée de marche, du côté de Rodome sur le petit plateau de Sault, c’est Margot Morisot qui nous fait franchir les siècles. Éleveuse, brasseuse, la jeune femme est passée par des études d’histoire et de géographie avant de s’installer avec une quinzaine de vaches black angus dont elle valorise les produits en direct. Elle n’est pas native du pays mais elle y a grandi. Ses parents, d’origine belge, sont venus s’installer là pour changer d’ambiance et, comme elle n’est pas d’ici, elle a la langue libre comme l’air. « Il est fort probable que l’agriculture que décrit Le Roy Ladurie ait subsisté sans trop changer jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, estime-t-elle. C’était principalement une agriculture de subsistance, rien n’était mécanisé. Quand on plonge dans les cahiers de doléances de la Révolution, on se rend compte que les rotations, les jachères n’étaient pas arrivées jusque-là. »

Ce qui change la donne, c’est l’exode rural brutal des années cinquante qui prive l’agriculture de sa main-d’œuvre. Subsistent alors seulement deux ou trois fermes au village, les paysages se referment, la forêt gagne du terrain. Jusqu’au tournant des années soixante-dix, où l’arrivée d’une première vague de néoruraux relance la Coopérative d’Utilisation de MAtériel (CUMA) locale. Un regain qui durera jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, quand cette génération part à la retraite. Mais, bien vite, sur ces terres noires « où l’on peut faire pousser à peu près tout ce qu’on veut », une nouvelle vague de néoruraux déboule vers 2010, relance la machine et la Cuma. « Ils sont venus là parce qu’il y avait de la place, que les terres ne valaient rien : c’est 500 euros l’hectare pour des prairies, 1 500 à 2000 pour des terres cultivables. Et, à ce moment-là, il y avait beaucoup de choses à vendre. » L’élevage reste l’activité principale mais les membres de la Cuma ont investi pour se diversifier et relancer la production de légumes. Ils ont pu créer un emploi et réfléchissent à un deuxième. « Nous avons embauché un jeune du coin qui travaillait chez les uns et les autres, cela lui a permis de rester ici, de trouver à se loger. C’est une aide précieuse parce que le temps que nous ne passons plus sur le tracteur, nous pouvons l’utiliser à d’autres tâches sur l’exploitation. » Sans parler de la solidarité – « on ne pourrait pas faire d’agriculture ici sans ça » – qui s’est développée autour du groupe.

Tenu par deux ou trois familles

Ils planchent maintenant sur un autre projet : ouvrir une boutique de producteurs dans un petit village non loin de là. Si excentré ? « Ici, les gens ont l’habitude de se déplacer, avant c’était à pied, il y avait des sentiers partout et cela n’a pas changé, sinon que l’on prend la voiture pour un oui pour un non. » Et les cathares ? « Ça intéresse un peu les gens, mais davantage pour le côté ésotérique. Sinon, c’est comme si les gens d’ici avaient honte de leur passé et rien ne semble voué à bouger. Dans les villages, tout est tenu par deux ou trois familles, les terres, le pouvoir… on a l’impression que cela a toujours été comme ça. » Un peu comme ces habitants de Montaillou qui ne semblent pas prêter attention à cette histoire singulière alors que d’autres viennent de Chine, d’Australie, des États-Unis, de Russie et d’ailleurs pour laisser un mot sur le troisième livre d’or du centre Jean-Duvernoy. Mais reste une question : « Alors monsieur le maire, vous êtes un descendant des deux Clergue du livre, le curé paillard et le bailli ? » Il sourit sans répondre vraiment, esquisse un geste. Dans la présentation du village, Le Roy Ladurie écrivait : « démographiquement, les maisons Clergue dominent le village ». Les choses n’ont peut-être pas tant changé en sept siècles. Dans la salle du conseil municipal Pierre-Maury, la liste des maires affichée compte onze Clergue depuis le début du XIXe siècle.

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  1. L’école des Annales, à laquelle Le Roy Ladurie a appartenu, désigne un courant historique français, fondé par Lucien Febvre et Marc Bloch à la fin des années 1920. En rupture avec l’histoire traditionnelle qui ne s’intéressait qu’aux guerres et aux rois, ces penseurs veulent étudier l’histoire des sociétés et fédérer pour cela les sciences humaines.
  2. Les « parfaits » désignent les « parfaits cathares », dits aussi, entre autres, « bonshommes » et « bonnes femmes ». Ils rejettent notamment l’incarnation, la rédemption et la résurrection et prônent une vie édifiante, en opposant deux mondes, celui du bien et celui du mal (manichéisme).

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