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À mots découverts

Publié le 11 octobre 2021 |

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[Exode urbain] Ce qui déménage vraiment

Par Valérie Péan

L’époque serait au désamour des grandes villes. Une « rupture » accélérée par les expériences du confinement. Paris, c’est fini ? Sur un air d’Hervé Vilard, le refrain est entêtant. Réel ou fantasmé, ce basculement des imaginaires ravive surtout, au présent, l’assourdissante guerre ville-campagne, laquelle nous empêche d’entendre une petite musique, celle des recompositions à l’œuvre.

Commençons par le rappel des titres. L’affaire serait grave : selon l’Insee, plus de 450 000 Parisiens ont quitté la capitale entre mars et avril 2020 à l’occasion du premier confinement. Et de sonner le tocsin. Depuis un an et demi, la presse rivalise de titres choc sur cette nouvelle migration des citadins vers les campagnes. Du plus vintage pour « Le Drenche » : « Va-t-on tous quitter les villes pour élever des chèvres à la campagne ? » au plus alarmiste : « Pandémie, violences, difficultés de logement, inégalités… Les raisons d’abandonner les métropoles pour les petites villes et la campagne s’accumulent », selon « Le Point », pour lequel « l’exode urbain ne fait que commencer » (février 2020). Des sondages alimentent le sujet, même s’ils précèdent le premier confinement : pour l’Ifop, dès avril 2019, « 57 % des urbains souhait(ai)ent quitter la ville ». De nouveaux médias éclosent : le magazine « Néoruro », en avril dernier, « pour accompagner l’exode ». Avec ce propos à l’appui : chaque année, depuis le début du siècle, 100 000 familles désertent les villes pour la campagne. Un mouvement qu’accompagne pléthore de livres. «L’exode urbain, manifeste pour une ruralité positive », de Claire Desmares-Poirrier, ex-conseillère politique devenue agricultrice ; « La Revanche des villages », d’Éric Charmes ; ou encore « La révolution que l’on attendait est arrivée », de Jean Viard. Premier bémol : ce discours très noir sur les grandes villes n’est pas nouveau. En d’autres époques (lire l’entretien de Pierre Cornu), selon une vision manichéenne, la ville fut déjà perçue comme le lieu de mœurs dépravées, de dangers, d’agitations ponctuées de révolutions. Plus près de nous, ainsi que le rappelle Magali Talandier, professeure en urbanisme et aménagement du territoire (université Grenoble Alpes, laboratoire Pacte) : « Beaucoup de travaux de géographes et de sociologues parlaient dans les années 1980-90 de la fin des villes, touchées par la récession, avec des centres qui dépérissaient.Plus tard, quand j’ai commencé ma thèse, dans les années 2000, il y avait de nombreux articles sur les Parisiens qui partaient, animés par un désir de campagne. À l’époque, nous assistions même à l’ouverture de lignes low cost dans de petits aéroports ruraux, pour relier Londres ou Paris, permettant aux citadins de télétravailler en partie à la campagne. » Sauf que « cet élan a été stoppé net par la crise financière et économique de 2008 ».

Fausses rivales

Magali Talandier

Dans cette tendance de fond, il y a comme une guerre qui se rallume. M. Talandier ne le cache pas, elle est « un peu agacée par ceux qui traduisent ce mouvement comme une “revanche des campagnes” et qui se réjouissent de la “chute” des villes. Dans cette posture très clivée, il y aurait le monde d’après, vertueux, écologique, en transition, lequel ne pourrait se jouer qu’à la campagne. Et la ville incarnerait le monde d’avant, le capitalisme destructeur, les inégalités, la globalisation, etc. Cette lecture binaire et caricaturale est fausse. Car ville et campagne, en fait, sont les deux facettes d’un même modèle, elles sont intimement reliées par tout un système de mobilités et de flux – revenus, matières, énergies, informations… Si un changement de modèle s’opère, et je pense que nous sommes à un point de bascule avec la forte poussée des enjeux écologiques, il concernera la ville et la campagne. »
Même insatisfaction, paradoxalement, chez Pierre-Marie Georges, qui officie à l’Association des Maires Ruraux de France (AMRF) en tant que responsable de la stratégie et du pôle médias. Lui qui se bat pour « déconstruire les imaginaires du déclassement et du délaissement qui accompagnent souvent les campagnes », trouve en effet tout aussi décevant de passer d’un extrême à l’autre. « Cette approche binaire est frustrante tant elle est exclusive en termes de spatialité – un territoire contre un autre – et de temporalité, avec l’idée d’un départ définitif, alors que les migrations peuvent être hebdomadaires, saisonnières. » Et de regretter que ce « totem » de l’exode urbain ne permette pas de repenser l’attractivité des territoires : « C’est vrai que, depuis les années 1990, il y a un désir d’installation qui renouvelle le modèle de la résidence pavillonnaire, des mobilités plus fluides, de nouveaux modes d’habiter, mais cela doit appuyer une véritable réflexion pour penser l’aménagement du territoire de demain. Or je crains que, une fois de plus, on essentialise le rural : là où on n’a jamais eu de mal à faire accepter l’idée que la ville recouvre des réalités différentes, toutes considérées comme appartenant à l’urbain, le rural est réduit à un seul type de représentations et tout ce qui vient bouleverser ces dernières nous heurte. » Souvent essentialisé, le rural ? Ah certes ! Idéalisé et empreint de valeurs refuges.

Façon puzzle

Une lecture pour le moins clivante, qui a même bien failli signer la disparition du rural, en faisant des villes le lieu du progrès, de la modernité et de la croissance économique. Et les campagnes de s’effacer doucement, gommées par l’uniformisation des modes de vie, atomisées en de multiples fragments sans connexion entre eux, ainsi que le signale l’historien Pierre Cornu : les espaces agricoles, les espaces de nature, les espaces habités… pulvérisés façon puzzle, plongés dans un grand tout urbain, dûment hiérarchisé, avec des « pôles d’attractivité » – les métropoles – et des « périphéries » sous influence. Gênant, poursuit P. Cornu, car c’est laisser croire que seule la ville serait porteuse d’innovations, alors que la révolution industrielle en France a été au moins autant rurale qu’urbaine.
Un imaginaire urbano-centré si puissant que, longtemps, le rural n’a connu dans les textes officiels qu’une définition par défaut. M. Talandier explique : « Jusqu’en 2020, il était caractérisé comme l’ensemble des communes… n’appartenant pas à une unité urbaine ! Sachant qu’une unité dite urbaine doit regrouper plus de 2 000 habitants, toutes les communes situées en deçà de ce seuil étaient donc dites rurales ». Un couperet qui n’a jamais fait consensus. Pour P-M Georges, « c’était un critère politique. Pour mieux valoriser les villes, ce seuil des 2 000 habitants a été fixé arbitrairement dans les années 1960 pour regrouper tous les bourgs qui perdaient des habitants, donc condamnés à disparaître. »Dommage, carce « zonage » a des effets concrets. Pour P. Cornu, il est même performatif : « Quand on crée des catégories territoriales à l’emporte-pièce pour désigner des réalités différentes, on fabrique ces différences. »

Dans cet esprit, il semble que nous allions vers une géographie relationnelle, moins stigmatisante

Aujourd’hui, toutefois, finie la définition « en creux ». Le rural est désormais singularisé par sa densité faible ou très faible, ce qui représente pas moins de 88 % de nos communes, pour un tiers seulement de la population française (source Insee 2017). Un critère auquel a contribué l’AMRF et qui a été validé par plusieurs instances qui travaillent à y ajouter d’autres critères pertinents. À la différence notable de « l’Insee qui, seule, continue d’y ajouter le critère de l’aire d’influence d’une ville », regrette P-M Georges. Reste que cette réforme va dans le bon sens pour P. Cornu : « Il n’y a jamais eu de stabilité des définitions spatiales et géographiques du rural. Mais le fait qu’on cherche à repenser et refonder les catégories est une bonne chose. Car les rentes de situation de certaines communes, fondées sur des critères obsolètes, génèrent un sentiment d’injustice. Prenez l’aide spécifique aux zones de montagne. Parfois, à cent mètres de distance, une commune la touche et pas l’autre. C’est la même chose pour les zonages ruraux/urbains. Dans cet esprit, il semble que nous allions vers une géographie relationnelle, moins stigmatisante. »
Car, du côté des élus ruraux, le moindre changement catégoriel bouleverse leur modèle économique : ai-je droit à des subventions différentes avec cette nouvelle manière de définir la collectivité que je dirige ?

Revenir sur terre

Mieux défini, gagnant des habitants depuis belle lurette, voilà donc que ce fameux rural se remplirait au fur et à mesure que les villes se videraient. Un rêve de vases communicants et de rééquilibrage du territoire. Mais, là encore, avant de parler d’exode urbain ou de désirs de campagne, « il faut revenir sur terre dans tous les sens du terme », pondère P. Cornu. En l’occurrence, « ce qui fait partir les gens des métropoles vers le périurbain et le rural, ce n’est pas l’imaginaire, c’est le prix des loyers et du foncier ». Et puis, dans les faits, objectiver les nouvelles migrations qu’aurait accélérées la crise sanitaire n’est pas simple : il n’existe que peu ou quasiment pas de données.

Il y a comme une aspiration au retrait

Certes, les chiffres de l’immobilier montrent un regain d’achats mais, ainsi que le pointe M. Talandier, on n’y distingue pas ce qui relève de la résidence principale ou de la secondaire. Surtout, ils révèlent de très fortes disparités. Les grands gagnants : les départements littoraux. « Il y a des signaux forts d’une forme d’attractivité, nuance P-M Georges, mais qui ne sont pas mesurés. Cela se joue sur les week-ends, voire à la journée, avec un nomadisme résidentiel. Un regain même pour des campagnes ordinaires, sans forte valeur ajoutée touristique. Car ce qui attire désormais ce sont les faibles densités. Il y a comme une aspiration au retrait. » Un phénomène qui agite les élus de petites communes, avec des discours très différents. « Si certains se disent qu’ils vont peut-être éviter la fermeture d’une classe et revoient leurs politiques d’accueil, d’autres s’inquiètent de conflits d’usage possibles. »

Entre deux extrêmes

Enfin, dans ce récit de l’exode urbain, il y aurait ce nouvel eldorado : les villes moyennes, celles qui comptent entre 20 000 et 200 000 habitants – même si la catégorie est très floue. Ce serait « l’heure de la revanche » (« Le Monde », février 2021) pour celles qui, selon M. Talandier, furent « les grandes perdantes de la désindustrialisation – songeons à Mazamet ou Le Creusot – souvent marquées par l’abandon des services publics et passées à côté de la renaissance du rural, fondée sur l’économie résidentielle et touristique ». Désormais, les voilà plébiscitées par les candidats au départ. Vive Albi, Pau, Orléans ou Colmar ! Car « dans l’idée d’un changement possible de modèle, elles représentent un espace dans lequel on peut reconnecter son lieu de vie, son lieu de travail, de loisirs, pour partie d’études et de formations… L’idée serait de relancer une France productive depuis ces villes moyennes », une démarche qu’accompagne la géographe pour plusieurs d’entre elles. P. Cornu opine : « Il est vrai que, si certaines activités nécessitent l’hypercentralité – on ne crée pas une bourse de valeurs internationales à Firminy –, d’autres se portent très bien en étant déconcentrées, telles les petites unités de plasturgie dispersées en Haute-Loire. » Ailleurs, cela ressemble même à une résurrection. Dans la Drôme, Romans-sur-Isère, jadis capitale de la chaussure dont le centre périclitait, s’est remise sur pied, portée par le groupe d’économie solidaire Archer, lauréat du programme « Territoires d’innovation ». Toutes n’ont pas cette chance, principalement dans le quart nord-est et dans le centre, où bon nombre de centres-bourgs connaissent une dévitalisation depuis une vingtaine d’années. Du coup, la logique binaire ville-campagne et son vocabulaire de champ de bataille en font un point aveugle : pas assez rurales, elles peinent à rester urbaines.

C’est par où la sortie ?

On a beau lui ajouter l’adjectif « urbain », l’exode résonne tragiquement dans la mémoire collective, en écho dramatique à la débâcle de 1940, avec ses cohortes brinquebalantes de Français jetés sur les routes pour fuir les bombardements. Il y a aussi et surtout, à l’origine, la fuite des Hébreux hors d’Égypte. Bref, qui dit exode dit départs massifs et raisons dramatiques, ce qui est loin de caractériser la situation actuelle. De fait, l’expression d’exode urbain serait plutôt de l’ordre du miroir inversé, en regard de l’exode rural qu’ont connu les campagnes françaises de la fin du XIXe siècle jusque dans les années 1970. Quant à l’origine même du mot, on la doit au grec. Exodos, c’est le fait d’aller hors d’un endroit par la route. « Un peu comme quand on quitte une autoroute qui mène au désastre, une dernière sortie avant le péage qu’on ne pourra pas payer », conclut l’historien Pierre Cornu.

États-Unis : Zoom fait le boom

L’exode urbain, il en est également beaucoup question aux États-Unis et au Canada. Il faut dire que leurs cities sont surtout des quartiers d’affaires. Du coup, les confinements ont transformé les cœurs de New York ou de Los Angeles en villes mortes durant de longs mois. « Cela a accéléré un double mouvement effectif depuis une dizaine d’années », indique Magali Talandier. D’un côté, « le départ des plus riches vers des villes moyennes, favorisé par le télétravail. De l’autre, de nouvelles populations, aux revenus plus faibles investissent ces cities appauvries dont le bâti se dégrade ». Et d’expliquer que, outre-Atlantique, l’avenir serait aux Zoom Towns, « une expression qui condense les « boom-towns », celles qui ont poussé comme des champignons avec l’essor économique, et le nom d’un fameux logiciel de visioconférence. En clair, des villes moyennes qui concentrent les populations les plus qualifiées et les plus créatives ».

Lire l’entretien complémentaire de Pierre Cornu : « L’imaginaire d’une purification par la fuite »

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