Publié le 27 avril 2020 |
0Les végétariens en France : esquisse d’un profil
Par Arouna P. Ouédraogo, INRAE ALISS UR1303
Le végétarisme et les pratiques qui lui sont associées font l’objet d’une médiatisation croissante en France. Cependant l’appréhension statistique du phénomène reste ardue et ne permet pas de mesurer l’évolution du végétarisme : il est saisi par le biais exclusif des non-consommations de chair animale (KantarWorldPanel, 2015) ou des fréquences déclarées de non-consommation (modalité « Jamais »). Aptes à renseigner sur le profil social des consommateurs et faibles consommateurs de chair animale, ces enquêtes ne peuvent que livrer une information partielle quant à un régime aussi protéiforme que divers dans ses motivations.
Pour rendre compte du végétarisme, il faut identifier complètement les caractéristiques sociologiques des consommateurs, propres à les rendre réceptifs aux principes diététiques et culturels végétariens. Aussi ai-je été conduit, pour étudier la réception sociale du végétarisme, à réaliser une enquête par questionnaires (N=700) et entretiens approfondis auprès de clients d’un magasin de produits issus de l’agriculture biologique de la région parisienne, parmi lesquels on pouvait s’attendre à trouver une proportion importante de végétariens déclarés1
Le végétarisme dans les différents groupes sociaux
Comme le montre le tableau du profil social des répondants (voir ici), le végétarisme est extrêmement composite. Inégalement répandu parmi les différentes catégories sociales, il apparaît comme l’apanage des catégories sociales moyennes et supérieures. La proportion de végétariens auto-déclarés augmente à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie sociale mais elle croît fortement chez les cadres moyens par rapport aux professions libérales et cadres supérieurs. Elle passe ainsi de 9,37% chez les employés, et les chômeurs, à 11% chez les étudiants, à 12,50% chez les professions libérales et cadres supérieurs, et à 56,25% des cadres moyens.
Le végétarisme des sujets appartenant aux catégories sociales populaires et celui des catégories supérieures et moyennes se distinguent l’un de l’autre par un ensemble de traits systématiques.
Le végétarisme de milieux populaires est plus souvent masculin et celui des catégories moyennes et supérieures plus fréquemment féminin ; il est précoce (dans la tranche des 25-29 ans) parmi les employés et les chômeurs, mais ne semble pas perdurer au-delà de 50 ans. Le régime est adopté légèrement plus tard parmi les catégories supérieures, autour de 40 ans, et semble s’y maintenir durablement. L’apparition du végétarisme est plus récente (moins de deux ans) dans les catégories populaires, bien que celles-ci soient insérées depuis 15 ans en moyenne dans les réseaux de l’alimentation non standard, comme le montre l’ancienneté (5 à 10 ans) de leur consommation de produits « bio » ; à l’opposé le végétarisme est plus anciennement installé parmi les catégories supérieures (de 10 à 15 ans ou plus).
Le végétarisme des catégories populaires est associé à une acculturation urbaine complète, ou à un type de déracinement, tel que la naissance à l’étranger chez certains employés. Il est lié à des besoins d’engagement socio-politique, tels que l’appartenance à des associations de quartiers, de parents d’élèves, à la participation pécuniaire aux associations de défense des animaux, de recherches contre le cancer notamment, toutes activités qui ouvrent à des sociabilités nouvelles fort appréciées dans ces groupes. Dans les catégories moyennes et supérieures, le végétarisme est relié à l’existence d’attaches en milieu rural, comme l’enfance passée à la campagne ou le fait de posséder des réserves de conserves alimentaires « faites maison » ramenées de la campagne.
Les catégories populaires qui se sont initiés au végétarisme en sa variante large (ovo-lacto-végétarisme) sont les plus promptes à adopter le véganisme (ils en composent la moitié de l’échantillon) ; à l’opposé, les catégories supérieures tendent à pratiquer le régime en toutes ses familles (large, végétalisme, macrobiotique, véganisme).
L’observance de l’interdit de la viande est toutefois plus stricte dans les catégories populaires que dans les catégories supérieures, où des libertés sont prises à l’égard des prescriptions, de sorte que la transgression de l’interdit peut constituer un clivage entre les groupes. Le végétarisme des catégories populaires est associé à une méfiance à l’égard de la médecine allopathique au profit des médecines dites douces, à l’opposé des catégories supérieures, parmi lesquelles on fait plus souvent appel à la médecine classique.
Dans les catégories populaires, le végétarisme est associé autant à des intérêts intellectuels (écologie, politique, histoire, psychologie, psychanalyse) qu’à des écoles de pensée philosophique ou spirituelle telles que le yoga, le bouddhisme : il relève d’un projet de transformation sociale étroitement liée à une réalisation morale et éthique de soi. De même, celui des catégories supérieures est soutenu par une variété d’intérêts intellectuels et politiques et si la pratique du yoga y est fréquente, c’est la dimension diététique et sanitaire du régime qui prédomine. La demande est celle d’une transformation morale de la société et d’édification de soi.
Auprès des catégories populaires se révèle une dimension de socialisation des valeurs nouvelles du végétarisme : inscriptions à des cours de cuisine végétarienne, participation à des « sorties culturelles » en forêt (découverte des plantes, reconnaissance et cueillette de champignons notamment). Auprès des catégories supérieures, la sensibilité diététique est affirmée, on y valorise des modes de préparation spécifiques des légumes (cru, à la vapeur) ; on y constitue des dossiers sur l’alimentation végétarienne, basés sur des lectures de revues spécialisées. C’est aussi dans ces groupes que les vertus thérapeutiques du régime sans viandes sont le plus idéalisées.
Les usages du végétarisme
Comment saisir ce qui fait adopter le végétarisme ?
Du côté des catégories moyennes et supérieures où il est prépondérant, peut-on se contenter d’y voir une simple convergence entre certaines dispositions sociales et éthiques de ces groupes et l’idéologie critique du végétarisme ?Son discours véhicule en effet d’innombrables rejets – refus de la gastronomie bourgeoise, protestation contre la commercialisation et la consommation d’aliments produits industriels jugés « toxiques », « dangereux », « transformés », « dénaturés », « sans goût »,dénonciation de l’industrialisation « polluante », de l’oppression sous toutes ses formes – qui sont caractéristiques du malaise alimentaire qu’expriment particulièrement les fractions intellectuelles des classes moyennes et supérieures. Dans ce cas, l’adoption du régime sans viande, mais surtout la réussite complète d’une alimentation quotidienne régie par le régime – qui résulte d’un long et difficile apprentissage, d’un travail domestique toujours plus important, bref, du mérite – symboliserait un moyen nouveau et socialement honoré d’enchanter une position sociale. On doit prendre au sérieux ces nouveaux principes de classement hiérarchique, à la lumière du rôle politique de premier plan conféré aux mouvements sociaux, aux lanceurs d’alertes, etc. Ces profits symboliques, qui combinent l’excellence sociale à l’excellence morale et éthique, s’accroissent lorsque les végétariens sont en bonne santé et s’adonnent à des activités sportives particulières.
La part des végétariens précoces, moins enclins à la transgression de l’interdit de consommation de la chair animale, plus soucieux des conditions d’élevage des animaux, est plus grande parmi les employés, on l’a vu. La « précocité » de ces végétariens de classe populaire et l’absence du végétarisme, passé 50 ans, traduit peut-être aussi une représentation différente du corps, liée aux conditions sociales différentes de ses usages, donc aux conditions de vie et de travail. Entrant plus tôt dans la vie active, les membres de classes populaires sont conduits à se représenter aussi plus tôt les conditions de la préservation du corps, et à adopter les conduites appropriées (exercices corporels réguliers comme moyens de valoriser une alimentation saine). Dans cette perspective, le végétarisme apparaît comme l’une des formes de ces conduites d’anticipation, de prévention sanitaire.
On peut voir aussi dans le végétarisme transgressif des membres de catégories sociales supérieures le résultat de méthodes de socialisation professionnelle et/ou mondaine, prégnantes dans le cas des métiers supérieurs de représentation, qui font de la conformité aux usages alimentaires dominants et aux pratiques qui leur sont associées, une condition du succès dans le monde. Ici, l’appartenance sociale aux catégories supérieures rend compte de la tolérance des déviations vis-à-vis des normes du régime.
Dans
l’analyse du processus d’apparition et d’évolution du végétarisme, on ne peut
négliger l’influence de l’appareil institutionnel, aussi informel soit-il. Des institutions
diverses (marchés des produits alimentaires, diététiques et dits « alternatifs
», de l’édition, des médecines parallèles, salons, expositions, conférences,
etc.) stimulent, encadrent et promeuvent le régime. Le rapport que les membres
des différentes catégories sociales entretiennent avec ces institutions rend
compte des possibilités de leur intégration ou exclusion dans le végétarisme.
Il y a un lien dialectique entre l’effet de ces institutions et les positions
des individus qui détermine le caractère de leur végétarisme.
- L’enquête statistique a été réalisée en mars et avril 2017, par l’INRA ALISS par passation du questionnaire dans le magasin, et une trentaine d’entretiens ont été réalisés à ce jour avec des répondants au questionnaire.