Publié le 9 juillet 2019 |
0Le foncier, un outil de discrimination positive pour la relocalisation alimentaire ?
par Adrien Baysse-Laine, Université de Cergy-Pontoise, Université Lyon 2, INRA
Adrien Baysse-Laine a soutenu en 2018 une thèse de doctorat en géographie et aménagement1. Il s’intéresse aux terres agricoles des circuits alimentaires de proximité, en France. Au-delà de la localisation de ces terres (et du projet de « re-local-isation » alimentaire), il questionne ici les notions de propriété et d’usage du foncier et analyse de manière critique les modalités de sa répartition sociale.
En France, depuis l’après-guerre, la notion de « sécurité alimentaire » a constitué le principal sinon le seul « grand récit » donnant du sens au fonctionnement des systèmes alimentaires : les agriculteurs se devaient de produire suffisamment pour nourrir leurs concitoyens. Progressivement, d’autres notions sont apparues dans l’espace public. L’une d’elles est la « relocalisation alimentaire », qui a d’abord émergé dans les cercles militants locavores en opposition à la globalisation des systèmes alimentaires. Elle entretient un lien particulier avec l’espace, et attire à ce titre l’attention de nombreux géographes. En effet, qui dit « re-local-isation » dit rapprochement entre lieux de production, de transformation et de consommation des produits alimentaires.
Depuis quelques années, « manger local » apparaît comme un objectif de plus en plus légitime aux yeux des consommateurs et des collectivités publiques. Nombre d’entre elles élaborent d’ailleurs actuellement des Plans alimentaires territoriaux (PAT) dans le but d’ancrer territorialement leur système alimentaire. Une des questions qui revient couramment dans ce cadre est celle du foncier. Au-delà de sa protection (l’artificialisation continue ses ravages), ce sont sa localisation (au plus près des villes ? sous forme de ceinture agricole ?) et son partage entre agriculteurs et modèles agricoles qui sont questionnés. En effet, si certains agriculteurs en place convertissent tout ou partie de leur exploitation aux circuits « relocalisés », d’autres – en quête de foncier pour s’installer – sont aidés par les collectivités locales ou par des réseaux militants comme Terre de Liens précisément parce qu’ils souhaitent vendre leurs produits localement.
En quoi la relocalisation alimentaire modifie-t-elle – certes à la marge – la manière dont est géré l’accès au foncier en France ? Que change l’entrée de ces nouveaux acteurs publics locaux et de la société civile ? Inventent-ils de nouvelles manières d’accéder au foncier ? Leur impact social est-il neutre ? La réponse à ces questions se trouve au carrefour de trois angles d’analyse, spatial, juridique et social. Pour nourrir mes réflexions, j’ai sillonné trois territoires très divers, l’Amiénois, le Lyonnais et le sud-est de l’Aveyron, à la rencontre de nombreux acteurs agricoles, publics et associatifs, aussi bien institutionnels que praticiens.
Le « foncier alimentaire de proximité » : au-delà de la ceinture verte
Les discours sur les circuits courts alimentaires convoquent souvent la figure fantasmée de la ceinture maraîchère, qu’il s’agirait de « reconstituer » : la relocalisation alimentaire consisterait alors peu ou prou à renouer avec le modèle spatial de von Thünen (1826) – où les productions sont rassemblées en auréoles (successivement maraîchères, laitières, céréalières etc.) centrées sur la ville. Il en est tout autrement : la relocalisation concerne bien plus que des exploitations périurbaines ou seulement maraîchères.
Cinq grands types d’exploitations ressortent de mon étude.
(i) Les « néo-agriculteurs » ont créé simultanément leur exploitation et le circuit court de proximité, dans les années 1970 et 1980 (en élevage, dans les montagnes sèches du sud-est de l’Aveyron) ou les années 2000 et 2010 (en maraîchage). C’est le type le plus connu médiatiquement, et aussi celui que soutiennent le plus les acteurs publics locaux et le réseau Terre de Liens. Les quatre autres types se retrouvent en effet plutôt dans des exploitations familiales.
(ii) Les « très petites entreprises alimentaires rurales » sont intensives en emploi parce qu’elles disposent d’une importante infrastructure de transformation qui leur permet de proposer une gamme diversifiée de produits. Il s’agit notamment d’artisans de produits de l’élevage (produits laitiers ou bouchers-charcutiers) et d’exploitations combinant des ateliers complémentaires (notamment en intégrant élevage et cultures).
(iii) Les « circuits de proximité ancestraux » se sont maintenus près des villes depuis des générations, à l’image du maraîchage de ceinture verte ou des élevages laitiers reconvertis en transformation fromagère.
(iv) Les « ateliers de diversification mineurs » sont créés dans des exploitations de production de matières premières agricoles (lait, céréales), ex nihilo (comme les ateliers de poules pondeuses au sein des exploitations de grandes cultures de l’Amiénois) ou pour valoriser des surplus et sous-produits (par exemple, des barquettes de viande dans une exploitation de production laitière).
(v) Enfin, des « petites exploitations périurbaines familiales » sont revenues aux circuits de proximité après une période d’intégration en circuits longs pendant quelques décennies. Il s’agit notamment de vergers de l’Ouest lyonnais.
En définitive, seules les exploitations des types (iii) et (v) sont toutes situées à proximité des villes. Les autres sont réparties le long d’un gradient urbain-rural. Des « circuits courts de longue distance » se structurent même depuis des zones rurales vers les métropoles les plus proches, comme depuis les montagnes isolées du sud-est de l’Aveyron (Grands Causses, Rougier, Lévezou etc.) vers Montpellier. La relocalisation est donc à comprendre à l’échelle des systèmes urbains régionaux, le « foncier alimentaire de proximité » étant dispersé au sein des territoires d’approvisionnement des filières agro-industrielles.
Domaines agricoles en propriété publique et collective : les circuits courts, de préférence
Comme on l’a vu, les exploitations engagées dans la relocalisation de leur commercialisation sont majoritairement familiales – et exploitent du foncier détenu en propriété privée.
Parallèlement, afin d’avoir un impact sur la relocalisation de l’alimentation, des acteurs publics locaux et des acteurs de la société civile mobilisent du foncier, qui leur appartient ou qu’ils achètent, pour installer ou agrandir des agriculteurs non issus de familles paysannes.
Le syndicat mixte des Monts d’Or à Lyon est un des rares cas de politique foncière d’envergure (avec une dizaine de fermiers) et qui vise une diversité de productions, des fromages caprins aux légumes en passant par le pain et la viande bovine. Son succès s’explique notamment par une alliance avec la Safer locale, ainsi qu’avec une exploitation agricole du massif, et ce dans un contexte de frange urbaine où un outil de planification2 protège fortement les terres de l’artificialisation. Plus souvent, les acteurs publics locaux se limitent à un ou deux projets d’installation « opportunistes »3, principalement en maraîchage biologique, ce qui limite fortement l’ampleur de la relocalisation induite.
Les installations du réseau Terre de Liens sont plus diversifiées. Elles servent trois objectifs principaux : permettre l’accès des agriculteurs « hors cadre familial » à un foncier quasi introuvable (c’est le cas dans l’Amiénois où le marché est très tendu) ; ou à un foncier trop cher (comme dans le cas d’élevages de grande dimension, qui peuvent facilement se vendre 700 000 € en Aveyron) ; pérenniser des formes de propriété collective préexistantes mais moins durables (du type SCI ou GFA4, souvent créées dans la foulée des retours à la terre des années 1970 et 1980, suivant l’exemple du Larzac).
Des contrats qui imposent des pratiques
L’extension de la propriété publique et de la propriété dite citoyenne de Terre de Liens reste limitée (à titre d’exemple, 0,01 % de la SAU française appartient à Terre de Liens), mais elle s’accompagne d’une modification des rapports entre propriété et usage de la terre, souvent au détriment des exploitants. En effet, pour garantir le maintien d’une commercialisation locale, nombre de ces nouveaux propriétaires proposent à leurs fermiers des contrats dérogatoires au statut du fermage – qui est le contrat de location de foncier agricole par défaut. Les fermiers de Terre de Liens signent des baux ruraux à clauses environnementales, qui limitent leur choix de pratiques de cultures (agriculture biologique) ou les possibilités d’aménagement des terrains (comme le retournement des prairies ou la suppression des haies).
Du côté des acteurs publics locaux, il existe tout un continuum de situations, depuis le fermage classique jusqu’à des prêts par commodat5ou des locations par convention d’occupation temporaire et précaire pour des usages contraints. La commune de Millau restreint par exemple, dans la convention passée pour l’exploitation des terres alluviales de la Graufesenque, les cultures aux seuls légumes. Enfin, pour faire évoluer les pratiques, certaines collectivités proposent des contrats différenciés à leurs fermiers, selon qu’ils s’engagent ou non dans une agriculture nourricière de proximité : dans la zone agricole de Vaulx-en-Velin, par exemple, les maraîchers en circuit court ont droit au fermage tandis que les céréaliers en circuit long n’ont que des conventions d’occupation temporaire et précaire. Ces derniers peuvent donc être facilement évincés pour permettre l’installation de nouveaux maraîchers, s’il s’en présente.
Un tout petit monde ?
En réservant l’accès de leurs domaines fonciers agricoles à des agriculteurs engagés dans les circuits courts de proximité, les acteurs publics locaux et Terre de Liens favorisent un des groupes sous-dotés en foncier au sein de la profession agricole. En effet, même si les néo-agriculteurs ont souvent un capital culturel plus élevé que le reste des agriculteurs, ils n’héritent pas du foncier – capital économique familial. En les favorisant, les collectivités et Terre de Liens font œuvre de discrimination positive (octroi de privilèges en raison de l’appartenance à une catégorie dont les membres ont structurellement moins accès à une ressource). Face aux nombreuses barrières à l’entrée opposées à ces nouveaux venus (comme la pré-sélection des repreneurs dans l’entre-soi professionnel local), elles cherchent à rétablir une certaine équité dans la répartition du foncier – ce qui correspond à une visée de justice sociale « distributive » (que chacun ait une part équitable, selon Rawls (1971)). Ces allocations de terres s’inscrivent également dans une justice sociale dite « de reconnaissance » (que la spécificité de chacun soit reconnue, selon Fraser (1995)) puisque les porteurs de projet non issus du monde agricole sont souvent invisibilisés par les représentations dominantes de la profession agricole et font l’objet de représentations stéréotypiques (Barral et Pinaud, 2015). L’animateur de Terre de Liens Picardie y fait référence en soulignant que, si les actions de l’association (installation de trois maraîchers et d’un paysan-boulanger, tous en agriculture biologique) n’ont pas changé du tout au tout l’agriculture picarde, elles ont démontré la faisabilité d’une autre conception de l’agriculture : « le bilan est à la fois anecdotique sur le plan foncier (avec 35 ha) et important symboliquement ».
Néanmoins, ces mêmes actions reproduisent parfois certains mécanismes de domination parce qu’elles prennent peu en compte la justice sociale « procédurale » (que les modalités de répartition soient inclusives – i.e. qu’aucun potentiel bénéficiaire ne soit exclu du processus – toujours selon Rawls (1971)).
La sélection des agriculteurs bénéficiaires est influencée par des relations de proximité entre nouveaux acteurs propriétaires et porteurs de projet. En effet, peu d’appels à candidatures sont publiés, les collectivités et Terre de Liens entretenant un vivier de porteurs de projet. Les critères et procédures pour bénéficier d’un soutien public ou collectif sont peu définis. Au fil des longues phases d’accompagnement, des relations de compagnonnage se nouent entre les porteurs de projet et les acteurs publics et collectifs. Même si ces dernières créent de l’entre-soi, elles ne reproduisent pas de véritables logiques corporatistes et clientélaires (Hobeika, 2013) comme celles du syndicalisme majoritaire. Cela peut s’expliquer par l’ambition limitée des actions étudiées. Aucune ne vise à transformer radicalement et à large échelle la gestion du foncier : il s’agit plutôt de profiter de marges de manœuvre quand elles sont disponibles et d’en faire bénéficier des publics pré-identifiés comme en situation de besoin.
Un cas d’attribution ponctuelle de terres publiques à deux maraîchers dans l’Amiénois illustre particulièrement cette dimension. Les porteurs de projet ont été accompagnés par Terre de Liens et par deux élus d’un syndicat d’aménagement. Ces derniers étaient respectivement (i) président du syndicat d’aménagement, maire-adjoint de la ville-centre, voisin d’un des porteurs de projet dans cette ville et ancien enseignant de l’animateur régional de Terre de Liens et (ii) conseiller général et membre de Terre de Liens. De plus, la compagne d’un des deux maraîchers était fonctionnaire au conseil régional (où elle s’occupait des dossiers agricoles) et conseillère municipale de la ville-centre, élue sur la même liste que le premier élu. Ces nombreux liens professionnels et vicinaux ont déclenché puis soutenu dans la durée la conclusion de cette allocation de foncier.
Inversement, Montpellier Méditerranée Métropole a pris la mesure des enjeux de justice procédurale (Hasnaoui Amri, 2018). Dans le cadre de sa politique agricole et alimentaire orientée notamment vers l’agroécologie, lors d’une allocation de foncier, la collectivité a cherché à assurer un niveau d’information élevé et équivalent pour tou.te.s les candidat.e.s, tout au long du processus. Entre autres, la grille d’évaluation des projets a été rendue publique en amont, l’appel à projets a été largement diffusé pendant trois mois, des visites des sites ont été organisées et une FAQ régulièrement mise à jour a été diffusée.
En définitive, les circuits alimentaires relocalisés sont mis en œuvre par une diversité d’exploitations, qui dépassent la figure typique du maraîcher de ceinture verte. La grande majorité d’entre elles sont familiales, mais certaines collectivités locales et le réseau Terre de Liens utilisent aussi l’outil foncier pour soutenir le développement d’une alimentation plus locale. Ces nouveaux propriétaires-bailleurs agricoles constituent ainsi des domaines dont l’usage est réservé à des porteurs de projet sélectionnés pour leur adhésion au grand récit de la relocalisation. Ils s’appuient sur une population sous-dotée en foncier, celles des néo-agriculteurs non issus du monde agricole. L’accès au métier de ces derniers dépend de la qualité de leurs relations avec les acteurs publics et collectifs : la discrimination positive dont ils bénéficient peut aussi être interprétée comme l’ébauche de liens clientélaires – certes bien plus distendus que ceux du syndicalisme majoritaire. Enfin, la mise à disposition de ce foncier s’effectue par des contrats qui délèguent souvent moins de droits d’usage que la moyenne : on assiste là à un retour de la figure du propriétaire, sous couvert d’alimentation locale, au détriment de la liberté de pratique qu’avait entériné le statut du fermage au sortir de la guerre.
Références bibliographiques : voir ici
- Terres nourricières ? La gestion de l’accès au foncier agricole en France face aux demandes de relocalisation alimentaire. Enquêtes dans l’Amiénois, le Lyonnais et le sud-est de l’Aveyron, Université de Lyon 2, 2018 (disponible sur https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02023379)
- Le PAEN (périmètre de protection des espaces agricoles, naturels et forestiers périurbains), créé par la loi DTR de 2005, dont la mise en œuvre locale requiert un décret ministériel. Celui du Rhône date des années 2010
- parfois en contradiction avec le reste de leurs actions d’aménagement, consistant notamment en la création de zones commerciales sur des terres fertiles
- Société civile immobilière. Groupement foncier agricole
- Contrat de prêt à usage et à durée déterminée, dont les conditions peuvent être fixées librement