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Bruits de fond

Publié le 13 juin 2018 |

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La politique de l’étiquette

par Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete1

Retour sur l’évaluation des risques des pesticides, et sur l’affaire du glyphosate en particulier, prise entre conflits d’intérêts et routines institutionnelles.

Le classement, en mars 2015, par le Centre International de Recherche contre le Cancer (CIRC), organisme dépendant de l’OMS, du glyphosate comme cancérogène probable a ouvert une controverse sans précédent sur les dangers des pesticides et la possibilité de protéger efficacement les populations humaines exposées : travailleurs agricoles, riverains de culture, consommateurs de produits alimentaires issus de l’agriculture conventionnelle. Pourquoi ? D’abord, parce qu’elle concerne des intérêts économiques majeurs (le glyphosate est la substance active de l’herbicide le plus vendu dans le monde, le Roundup de Monsanto), mais aussi parce que, au-delà des postures classiques opposant industriels de la phytopharmacie et mouvements sociaux, cette controverse a d’abord été animée par un conflit entre institutions d’expertise. La position défendue par le Circ a en effet été contestée par de nombreuses agences nationales et internationales en charge de l’évaluation des risques liés aux pesticides dans le cadre de leur autorisation de mise sur le marché 2 . Comment des institutions scientifiques peuvent-elles à ce point diverger sur l’évaluation des données disponibles dans la littérature quant aux possibles effets cancérogènes du glyphosate ?

Du scandale sanitaire à la routine de l’évaluation des risques

Le traitement médiatique et politique de ce conflit d’expertise a fait la part belle aux explications en termes de conflits d’intérêts… Le Circ serait trop proche des intérêts environnementalistes, les agences trop dépendantes des industriels (les Monsanto Papers ont en effet révélé des pratiques d’influence sur les agences publiques responsables de l’évaluation des risques des pesticides). Après les dossiers du tabac ou du réchauffement climatique, l’affaire du glyphosate est ainsi devenue une nouvelle illustration des stratégies de « production du doute » que peuvent mettre en œuvre des industriels pour dissimuler les dangers de leurs produits. Elle invite à s’interroger, une fois de plus, sur le lien entre la capacité d’influence des industriels et l’évolution plus générale des politiques scientifiques et d’innovation menées ces trente dernières années : en développant la recherche par projet, en promouvant les partenariats avec les industriels, en subventionnant un marché dérégulé et exponentiel de l’édition scientifique, les pouvoirs publics ont créé un écosystème favorable à une influence industrielle sur la source même du travail d’expertise, le savoir académique.

 

Cependant, au-delà des pratiques d’influence, il y a une autre explication au désaccord persistant entre instances d’expertise au sujet de la cancérogénicité du glyphosate : le fonctionnement routinier des organisations en charge de l’évaluation des risques des pesticides. Car, si tous ces acteurs se fondent sur les mêmes disciplines scientifiques pour évaluer les pesticides : la toxicologie, qui observe les effets des produits dangereux en laboratoire, grâce à des tests in vitro (sur des cellules) et in vivo (sur des animaux), et l’épidémiologie, qui les observe dans des populations humaines exposées, tous n’examinent pas les mêmes informations dans les bases de données. Le Circ cherche les éléments objectivant les effets cancérogènes des substances auxquelles les populations humaines sont exposées (dangerosité des substances), alors que les agences, elles, réalisent principalement des évaluations des risques de ces produits. Pour ce faire, elles mettent en perspective les données sur les dangers avec celles relatives à l’exposition des populations humaines. Et, à leurs yeux, compte tenu des niveaux d’exposition des populations humaines au glyphosate, ce dernier n’induit probablement pas de risque de cancer.

Pour estimer ces niveaux d’exposition aux pesticides en général, et au glyphosate en particulier, les agences se fondent sur le postulat que leurs utilisateurs, principalement les agriculteurs, respecteront certaines préconisations d’usage indiquées sur les étiquettes des produits (modes d’épandage, quantités maximales à l’hectare et port de protections telles que des gants, des combinaisons ou des masques), qui permettent de limiter l’exposition aux pesticides, de la maintenir à des niveaux « acceptables », c’est-à-dire inférieurs aux seuils sans effet déterminés sur la base de tests de toxicité in vivo réalisés sur des animaux de laboratoire et extrapolés à l’homme. Quand bien même leur résistance aux pressions des firmes industrielles serait renforcée par de nouvelles procédures, les agences n’en partagent pas moins avec ces firmes ce postulat fondamental : il existe des « bonnes pratiques » qui permettent de protéger efficacement l’agriculteur, ses salariés ou ses voisins des éventuels effets préoccupants des pesticides sur la santé et il faut les prendre en compte dans l’évaluation des risques car ils peuvent être indiqués sur les étiquettes des produits vendus.

Routines et rustines : l’exemple de l’évaluation du risque pour les travailleurs agricoles

En ce qui concerne le risque pour les travailleurs agricoles, la défense de ce postulat repose sur des données expérimentales, produites d’abord aux États-Unis à partir des années 1950, puis en Europe après les années 1980. Ces données ont permis de quantifier les niveaux d’exposition des travailleurs agricoles aux pesticides et de mesurer l’efficacité des options pour minimiser ces niveaux : étanchéité relative des équipements de protection, délai nécessaire à la diminution des quantités de résidus de pesticides avant la « réentrée » dans les parcelles traitées… Aujourd’hui intégrées dans des bases de données réglementaires, ces données sont utilisées de façon routinière, avant la mise sur le marché,  afin d’estimer des niveaux d’exposition. Plusieurs éléments invitent pourtant à questionner leur robustesse. Tout d’abord, leur production a été largement financée par les industriels de la phytopharmacie, qui ont participé aux groupes de travail et aux concertations destinées à inscrire ces résultats dans les modèles d’évaluation réglementaire. Surtout, ces données ont été produites en suivant des protocoles expérimentaux très discutables. Des recherches de plus en plus nombreuses montrent qu’ils sont parfois très éloignés des conditions réelles de travail aux champs. Ces protocoles impliquent par exemple de faire porter des équipements de protection individuelle propres et neufs, alors que ces équipements sont en réalité souvent absents, défectueux ou non portés, car trop inconfortables, et qu’ils sont parfois, même neufs, d’une fiabilité discutable. Ces protocoles tendent également à minimiser les incidents techniques du travail agricole (fuite de pulvérisateur, détérioration des protections, etc.) et les incidents qui ont lieu sont insuffisamment pris en compte dans les modèles d’exposition, car jugés peu représentatifs. Ajoutons enfin que, même si l’on considérait que les données qui servent à l’évaluation du risque sont robustes, leur utilisation par les agences repose sur l’idée que les utilisateurs des pesticides respecteront les préconisations indiquées sur les étiquettes. Cette idée est pour le moins discutable : les quelques données existantes sur les pratiques de traitement la questionnent fortement et les autorités sanitaires ne se sont jamais donné véritablement les moyens de contrôler ce respect. Face à ces critiques, les agences font preuve d’une certaine inertie institutionnelle qui ne saurait s’expliquer uniquement au prisme de l’influence des industriels. Reconnaître les fragilités de l’évaluation du risque et du postulat qui l’organise impliquerait des changements sérieux : une redistribution importante des responsabilités à l’égard des risques liés à l’utilisation des pesticides des agriculteurs vers les autorités publiques ; une refonte profonde des méthodes d’évaluation utilisées en routine ; et une reconnaissance rétrospective de leur insuffisance. Un coût qui peut sembler aujourd’hui trop cher à payer, d’autant plus que les agences souffrent structurellement d’un déficit de moyens matériels et humains pour assurer les missions qui leur sont confiées.

Il faut réfléchir à ce que les controverses autour du glyphosate révèlent du fonctionnement plus général des organisations en charge de la mise sur le marché des pesticides. Le risque sinon serait de croire un peu rapidement que Monsanto n’est que le mauvais élève d’un système par ailleurs vertueux. La porosité des agences aux influences industrielles résulte de leurs contraintes de travail. La qualité mais aussi les limites et les biais de l’expertise se jouent dans tous ces éléments et restent difficiles à discuter car peu visibles, très techniques et parfois complètement incorporés dans les manières de faire et de penser des personnes en charge de l’évaluation.

  1. Jean-Noël Jouzel, Centre de sociologie des organisations, CNRS, Sciences Po, et Giovanni Prete, Iris, université Paris 13-EHESS.
  2. Ainsi l’European Food and Safety Authority (EFSA), l’Environmental Protection Agency aux États-Unis, l’Australian Pesticides and Veterinary Medicines Authority, l’Agence de Réglementation de la Lutte Antiparasitaire (ARLA) de Santé Canada.

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