Publié le 8 mars 2021 |
2[La forêt] Entre espoirs et embûches
Par Valérie Péan
Pour limiter la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, la forêt française en fait des tonnes. Mais pourra-t-elle continuer ? Et, surtout, pourrait-elle en faire plus ? C’est un des paris des pouvoirs publics pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. Reste à savoir comment. Car deux approches s’opposent de plus en plus quant à l’optimisation de son rôle en termes de gaz à effet de serre : faut-il intensifier la récolte de bois pour en développer les usages ou, au contraire, laisser la forêt évoluer librement ? Entre ces deux extrêmes, la vérité est au fond du puits… de carbone.
Ce ne sont pas des sentiers qu’il faudrait mais des quatre-voies pour que tous ceux qui se croisent dans les sous-bois ne sortent pas les haches. Multifonctionnelle, ainsi que l’énonce la loi du 9 juillet 2001, la forêt française métropolitaine est une réserve de biodiversité pour l’écologue, une ressource économique pour le scieur, un lieu de cueillette, de chasse, un paysage admirable… Des exemples de frictions ? À Lannemezan, dans les Hautes-Pyrénées, c’est le collectif « Touche pas à ma forêt » arc-bouté contre le projet de ladite mégascierie Florian1. Dans le Morvan, c’est la multiplication des coupes rases de feuillus qui fait bondir les militants du Chat sauvage. Dans l’Isère, le projet de Center Parcs vient d’être abandonné face aux associations de protection de la nature et de l’environnement mobilisées depuis les premiers défrichements, en 2014. Sans oublier, un peu partout, les batailles rangées entre chasseurs, forestiers et naturalistes à propos des effectifs de sangliers et autres cervidés.
Faites les comptes
C’est dans cette touffeur qu’émerge, depuis une dizaine d’années, un autre enjeu majeur, conférant une importance stratégique de plus à cet écosystème : l’atténuation du changement climatique par la captation du dioxyde de carbone (CO2). En France, bon an mal an, 15 % de nos émissions brutes de Gaz à Effet de Serre (GES) sont réabsorbés par nos forêts, qui emmagasinent le CO2 dans les arbres et les plantes, l’humus, le sol et les bois morts. C’est donc, effectivement, le premier puits de carbone dans l’hexagone, et le deuxième au niveau mondial après les océans. On sait moins que ce stockage s’opère également dans tous les produits issus du bois, des charpentes aux meubles en passant par les panneaux de particules ou le papier, tant qu’ils ne sont pas détruits ou brûlés. Mieux, il conviendrait d’intégrer à ce bilan les émissions évitées grâce à l’usage du bois en remplacement d’énergies fossiles ou de matériaux ayant une empreinte carbone plus élevée. Jusque-là, ces « économies » sont comptabilisées uniquement du côté des secteurs industriels concernés. Elles ne sont donc pas attribuées à la filière forêt-bois. C’est ce que nous apprend Bertrand Schmitt (Inrae), l’un des coordinateurs de l’expertise collective et prospective « Filière forêt-bois française et atténuation du changement climatique2». Selon cette étude visant à dessiner les meilleures voies pour optimiser le piégeage du carbone, en additionnant les séquestrations et les émissions de GES évitées, la filière en question permettrait de soustraire à notre empreinte carbone de 100 à 170 millions de tonnes de tCO2eq/an à l’horizon 2050, selon les différents scénarios et hypothèses envisagés. Reste à savoir, au regard de la stratégie bas carbone de la France, s’il faut préserver les forêts, les développer ou encourager l’usage du bois. Pas simple, comme nous le verrons plus loin… En attendant, les plans de relance et les fonds abondent, sans compter une pluie d’associations qui œuvrent pour planter des arbres.
Ces arbres qui dépérissent
Car, si la forêt française ne cesse de s’accroître, elle n’est pas pour autant en bonne santé. Ici et là, elle peine à se régénérer et fait face à de nombreuses menaces climatiques et sanitaires, ce qui pourrait conduire à des relargages de carbone dans l’atmosphère. Il faut donc replanter. Mais, oh là, pas si vite ! Quelles essences pour que la forêt soit plus résiliente, dans quels territoires et comment ? Dans certaines régions en effet, les dégâts se comptent actuellement en milliers de mètres cubes de bois. Catherine Collet, chercheuse au sein de l’UMR Silva (Centre Inrae, Nancy) énumère : « Depuis 2017, dans le Grand Est, hêtres et chênes dépérissent ; 80 % des frênes subissent des attaques de chalarose, une maladie invasive causée par un champignon ; quant aux épicéas, chez nous comme dans toute l’Europe centrale, ils connaissent des affaiblissements considérables dus aux sécheresses et aux scolytes, de petits coléoptères creusant des galeries sous l’écorce. » Une estimation des pertes ? « Pour toutes ces essences, cela représente souvent l’équivalent d’une ou plusieurs années de récolte, qu’il faut couper et débarder en urgence. Et, selon la filière (Fibois), les surfaces forestières à reconstituer pourraient aller de 55 000 à 75 000 hectares, rien que dans le Grand Est. » Bien plus, donc, que ce qu’ambitionne le plan France Relance : d’ici deux ans, régénérer 45 000 hectares de forêts pour capter 150 000 tonnes de CO2 supplémentaires chaque année. Remplacer les arbres morts ou dépérissants, certes, mais par quelles essences ? Des essences locales, dites natives par les forestiers, pour favoriser la résilience ? Pas forcément. Pour C. Collet, « Pas question de remettre du frêne, par exemple, tant que la chalarose est présente ». Des chênes ? « Leur installation n’est pas toujours facile. Lors des sécheresses de 2015, 2018 et 2019, nous avons connu un taux d’échec de plantations de 30 à 40 %. » Des résineux, alors ? La question fâche certains. S’ils ne constituent que 30 % des essences en France, contre 70 % de feuillus, ils demeurent des mal-aimés aux yeux de nombreux citoyens.
Au risque de la malforestation
Il faut dire que, dans le Morvan ou dans les Cévennes notamment, l’« enrésinement », c’est-à-dire le remplacement de feuillus par des plantations d’épicéas, de douglas et autres sapins, heurte les regards et froisse certains écologues. Car c’est aussi le symbole d’une visée purement économique et de critères productivistes, encouragés dans les années 1960 et 70 par le Fonds forestier national. À la faveur de l’exode agricole et pour répondre à la demande des industriels, nombre de parcelles étaient alors conduites de manière à favoriser la mécanisation : une seule essence, des arbres de même âge plantés en ligne, puis des coupes rases et on recommence. Une pratique qui tend, depuis, à reculer. Au point que, globalement, depuis la fin du siècle dernier, ce sont les feuillus qui progressent le plus à l’échelle nationale. Avec des exceptions bien connues, que rappelle C. Collet : « Dans les Landes, difficile d’introduire d’autres essences que les pins maritimes. Il y a bien eu une volonté de diversification après les tempêtes de 1999 et de 2009, mais suivie de peu d’effets, non seulement à cause des sols très contraignants dans lesquels seules les essences les plus robustes parviennent à se développer, mais aussi en raison de l’inertie de la filière qui est optimisée pour le pin maritime. »
L’objectif, du moins, est clair : replanter des forêts diversifiées et résistantes aux conditions climatiques futures. Certes, mais à une réserve près que relèvent notre chercheuse nancéenne et l’étude prospective citée plus haut : la disponibilité des graines, d’abord, récupérées en forêt dans des peuplements classés ou dans des vergers à graines. « Actuellement, nous frôlons la pénurie pour de nombreuses essences, par exemple les variétés améliorées de pin maritime. Et, si l’on veut introduire de nouvelles essences plus méridionales, nous devons acheter les graines à l’étranger, par exemple pour des pins, des cèdres, voire certains chênes. Sachant qu’il faut deux ans avant d’obtenir un plant transplantable, il est nécessaire d’anticiper les besoins si nous voulons reboiser des milliers d’hectares qui ne peuvent plus se régénérer naturellement. » D’autant que pour planter, il faut une intervention humaine. Or, là encore, surprise, la main-d’œuvre qualifiée n’est pas toujours au rendez-vous : « Non seulement les métiers de planteurs ou d’ouvriers sylviculteurs sont peu attractifs et peinent à recruter mais, du technicien à l’ingénieur, on a moins formé à la plantation ces dernières années. On risque alors de mal faire les choses, surtout en un temps aussi court. »
L’arbre paie la forêt
Voilà en partie ce qu’il faut résoudre si nous voulons garder notre puits de carbone… Regardons à présent du côté des stratégies projetées pour amplifier le rôle d’atténuation du changement climatique. Là, deux visions se font face, comme l’indique Bertrand Schmitt. L’une adepte d’une extensification et d’une exploitation minimaliste, l’autre favorable au contraire à l’intensification des prélèvements. Commençons par cette dernière. Puisque le bois stocke du carbone et que son emploi pourrait remplacer des combustibles ou des matériaux très émetteurs de GES, il s’agirait de récolter plus ! Dans cette logique, qui correspond au vieil adage « l’arbre paie la forêt », nos massifs sont sous-exploités. Au point que, si la forêt ne cesse de croître, c’est certes dû à la déprise agricole mais aussi parce que la moitié seulement de son accroissement annuel est récolté. Autre argument, la filière, très fragmentée et encore souvent artisanale en amont, accuse un déficit commercial croissant, exportant les produits bruts et important les produits transformés qui en sont issus. Dès lors, renforcer la valorisation sur place et développer les usages de ce matériau paraît frappé au coin du bon sens. D’ailleurs, le Programme National Forêt Bois (PNFB) 2016-2026, sorte de feuille de route de la politique forestière en France, vise à récolter douze millions de mètres cubes supplémentaires à l’horizon 2026. Pas gagné quand on sait que, depuis 2016, date du début du PNFB, la récolte commercialisée a progressé d’à peine un million de mètres cubes (source Agreste). Et puis, il faudrait s’assurer que ces volumes soient effectivement absorbés par les industries de transformation. En clair, que l’offre corresponde aux demandes des industriels, mais aussi que les structures de ces derniers augmentent leur capacité productive actuellement très faible. Sans compter que le secteur de la construction, entre autres, demande principalement des résineux, alors que les prélèvements sont au moins pour moitié des feuillus. Quant à diminuer les stocks sur pieds, ou à « sortir » les plus gros arbres, pour le bois d’œuvre notamment, impossible pour la plupart des scieurs. Explication de B. Schmitt : « Ils ont investi dans des machines formatées pour l’Amérique du Nord ou les pays scandinaves et donc ne parviennent pas à sortir le gros bois d’œuvre : les machines canter, qui ont remplacé les scies à ruban, venues d’Amérique du Nord, sont idéales pour des troncs de trente-cinq à quarante centimètres de diamètre, mais inopérantes au-delà de cinquante-cinq centimètres… » De fait, c’est un grand plan d’investissement sur plusieurs années qu’il faudrait, pour les scieurs comme pour les transformateurs, afin que la filière soit plus efficace…
Label au bois dormant
Non seulement la mise est colossale mais des voix s’élèvent pour une stratégie inverse, celle d’une libre évolution des massifs pour mieux atténuer les effets du changement climatique. À commencer par les forestiers eux-mêmes et une frange de la communauté scientifique. Et d’énoncer les contre-arguments à la vision dite productiviste. Le stockage du carbone dans les produits issus du bois ? Aujourd’hui, « peanuts », disent certains. Au regard de leur cycle de vie, entre le carbone qu’ils stockent et celui qu’ils relâchent lors de leur destruction, l’effet est quasiment neutre. Les émissions évitées en augmentant l’usage du bois matériau et du bois énergie ? « Tout dépend de l’évolution des matériaux substitués, indique B. Schmitt. Miser sur le bois pour remplacer du ciment, de l’acier ou de l’alu, très bien, mais si ces derniers sont de plus en plus décarbonés, comme certains fabricants le clament, la stratégie risque d’être bien moins efficace. Sans compter les nouveaux matériaux qui peuvent apparaître dans les années à venir. Il y a là une incertitude majeure. » Même chose du côté du bois énergie qui, chez nous, constitue de loin la première source d’énergie renouvelable (47 %) et devance tous les autres usages. Là, pour B. Schmitt, tout dépend de la part du « mix énergétique » de chaque pays. En Allemagne, cet usage est ainsi plus intéressant en termes de GES car il vient en remplacement de centrales fonctionnant notamment avec du charbon. Mais en France, où le nucléaire prédomine (qu’on le regrette ou non), l’économie est bien moindre. Nombre d’associations écologistes vont plus loin : non seulement le pouvoir calorifique du bois est faible mais, parmi les énergies renouvelables, c’est celui qui émet par sa combustion le plus de GES par unité d’énergie produite.
Du coup, aux yeux des écologues et des mouvements environnementalistes, il s’agit de tout miser sur la forêt en tant que telle, de manière à ce qu’elle joue au mieux son rôle de puits de carbone en atteignant son équilibre – et qu’elle remplisse au passage ses fonctions en faveur de la biodiversité. Des forêts à maturité, presque en libre évolution, faiblement exploitées et artificialisées. Si tant est, rappelons-le avec C. Collet, qu’elles ne dépérissent pas et qu’elles puissent se régénérer facilement, ce qui n’est pas toujours le cas dans certaines régions.
Et le déficit commercial de la forêt, alors, les 400 000 emplois de ses filières, son chiffre d’affaires de soixante milliards d’euros ? « Peanuts », là aussi ? Vision purement marchande et comptable, rétorquent les environnementalistes. Et de prôner plutôt la rémunération des services écosystémiques rendus par ces espaces. L’équivalent des prestations pour services environnementaux en agriculture. Une idée inscrite dans le nouveau code forestier et dont le PNFB est chargé d’évaluer les modalités. Ainsi, pour France Nature Environnement, « un hectare de forêt rapporte en moyenne cent euros par an à son propriétaire en ventes de bois mais dix fois plus à la collectivité tout entière ». Une évaluation que rejoint celle du Conseil d’analyse stratégique.
Une définition floue
Ne cherchez pas la définition de la forêt dans un texte de loi, national ou européen… elle n’existe pas ! En France, seul l’Inventaire forestier national en précise les termes : « La forêt est un territoire occupant une superficie d’au moins cinquante ares (5000 m2) avec des arbres capables d’atteindre une hauteur supérieure à cinq mètres à maturité in situ, un couvert arboré de plus de 10 % et une largeur moyenne d’au moins vingt mètres. » Avec ce paradoxe : même les terrains ayant subi une coupe rase continuent à être assimilés à une forêt tant que n’existent pas d’autres usages du sol. En revanche, toute formation arborée, dès lors qu’elle fait l’objet d’une utilisation agricole prédominante, tels les vergers ou les truffières cultivées, en est exclue. Au niveau mondial, la FAO reprend les mêmes critères, mais voit plus grand : une forêt doit atteindre le seuil de 5 000 m2.
31 % du territoire
En France métropolitaine, la forêt ne cesse de gagner du terrain depuis le début du XIXe siècle. Elle occupe aujourd’hui 31 % du territoire, ce qui la hisse au quatrième rang européen, après la Suède, la Finlande et l’Espagne. Soit près de dix-sept millions d’hectares, contre sept millions seulement il y a deux cents ans. Côté essences, elle est composée à un tiers de résineux et aux deux tiers de feuillus. On y compte 136 espèces différentes dont la plus importante reste le chêne. À qui appartient-elle ? Un quart seulement au domaine public (État et communes), les trois quarts restants relevant de quelque trois millions et demi de propriétaires privés.
À ces chiffres, il faut ajouter, hors métropole, la forêt guyanaise française qui couvre huit millions d’hectares, de type tropical humide, en grande partie domaine public.
Sources : IGN
Lire la suite du dossier : Conflictuelle par essence, les éclairages du sociologue et agronome Raphaël Larrère.
- Sur ce sujet, lire le dossier https://www.agrobiosciences.org/environnement-120/article/hetre-ou-ne-pas-hetre-quel-avenir-pour-la-gestion-des-forets-pyreneennes
- Roux, A., Colin, A., Dhôte, J.-F., Schmitt, B., Filière forêt-bois et atténuation du changement climatique. Entre séquestration du carbone en forêt et développement de la bioéconomie, éditions Quae, coll. Matière à débattre et décider, 5 août 2020, 169 pages. Étude réalisée par Inrae et l’IGN à la demande du ministère chargé de l’Agriculture et de la Forêt, par la Direction à l’Expertise, à la Prospective et aux Études (DEPE) d’Inrae.
Excellente synthèse.
Un question: 40 000 emplois? Un zéro n’aurait il pas été perdu dans la bataille? Ce n’est pas plus tôt 400 000 emplois? Plus que la filière automobile avec tous ses sous-traitants. De plus, il s’agit d’emplois répartis et peu concentrés, en particulier dans les territoires ruraux.
oups, exact, merci de votre vigilance ! Nous allons corriger