Future PAC : comment plaider la légitime dépense ?
A peine l’actuelle Politique Agricole Commune (PAC) a-t-elle été adoptée en 2021 et mise en œuvre depuis 2023 que, déjà, les débats portent sur sa révision, à partir de 2028. Il faut dire qu’entretemps, le covid, la guerre en Ukraine, la grogne agricole, les élections européennes et autres vicissitudes ont porté un coup à l’ambition qu’elle était censée traduire : le « Green Deal », le Pacte Vert en français, et son volet agricole « Farm to fork », autrement dit « de la ferme à la fourchette ». C’est ainsi que des inflexions notables sont apparues dernièrement dans le discours des instances communautaires, bâillonnant certains mots devenus tabous, en érigeant d’autres en nouveaux totems. Serait-ce la traduction d’une volonté de remise en cause ? D’un changement de méthode ? Débusquer ce que signifient concrètement ces glissements de langage pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement de l’Union européenne, c’est là l’objet d’un entretien mené par Valérie Péan avec l’eurodéputé Christophe Clergeau. Son credo : pour relégitimer la PAC et son niveau de dépenses, il faut miser sur la santé, sinon rien !
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Elu député européen en juin 2023, membre du groupe des Socialistes et Démocrates, Christophe Clergeau siège aux commissions Environnement, Santé, Industrie et développement Nord-Sud. Il est également conseiller régional des Pays de la Loire depuis 2004. Notons enfin qu’il fut, de 1997 à 1999) chef de cabinet de Louis le Pensec, puis chargé de mission auprès de Jean Glavany, ministres de l’Agriculture de Lionel Jospin.
Valérie Péan : L’actuelle PAC, qui s’applique jusqu’en 2027, connaitrait actuellement un « détricotage » des mesures du Pacte Vert1. Est-ce réellement le cas ?
Christophe Clergeau : Il est clair que les élections européennes ont été un moment de mise en danger du Pacte Vert, puisque certains partis ont appuyé leur campagne sur l’ « écolobashing ». Cela a affaibli le consensus sur l’effet du changement climatique et la nécessité d’une mobilisation. Néanmoins, autour de la nomination d’Ursula von der Leyen puis des auditions des commissaires européens, des engagements ont été pris d’en poursuivre la concrétisation. Un premier paquet législatif a été adopté au cours du dernier mandat –sur la rénovation énergétique des bâtiments, la mobilité décarbonée ou la réforme du marché carbone par exemple-, mais des sujets comme la réduction des pesticides en agriculture n’ont pas pas pu être finalisés. Surtout, le point faible du Pacte Vert, c’est l’absence de mise en œuvre du volet « de la ferme à la table ». Il s’agit désormais de se doter du train de mesures sur l’agriculture et la pêche. Ainsi, alors que la Commission annonçait un futur règlement sur les systèmes alimentaires durables dans l’UE, nous ne voyons rien venir.
N’ y a-t-il pas eu un recul déjà sur le règlement concernant la déforestation importée2 ?
Pas tout-à-fait : c’est un report, pas un recul sur le contenu du texte. La Commission Européenne (CE) n’a pas fourni dans les délais les guide lines et les outils d’accompagnement qui permettaient de mettre en œuvre le texte à la date prévue du 31 décembre 2024. Ensuite, si la majorité de droite du Parlement, via le Parti Populaire Européen (PPE), s’est saisie de l’occasion pour déposer des amendements qui affaiblissaient le texte, ceux-ci ont été refusés par le Conseil de l’UE3. Aujourd’hui, il y a une convergence d’intérêts pour ne pas remettre en cause les textes votés du Pacte Vert et se centrer sur leur application.
Du « green » au « clean », le grand nettoyage
Pas de remise en cause, dîtes-vous, mais vous nous avez confié qu’il y avait toutefois une offensive d’une partie de la droite européenne. Comment se traduit-elle ?
Simplifier peut vouloir dire déréguler…
D’abord, avec le rapport Draghi4 sur la compétitivité européenne qui inspire la nouvelle mandature, la simplification est devenue un mot d’ordre. Or, malgré les démentis des commissaires, simplifier peut vouloir dire déréguler… C’est donc un élément de vigilance. Ensuite, on ne parle plus de « green » (vert), mais de « clean » (propre). Or, ce n’est pas la même chose… Avec le « Green Deal », on évoque un changement de modèle. Alors que la notion de « clean » fait référence aux technologies et plus précisément à la notion de « neutralité technologique » : un concept qui signifie que toutes les technologies, quelles qu’elles soient, sont bonnes à prendre dès lors qu’elles contribuent à la décarbonation. Aucune n’est favorisée ou écartée, du nucléaire à l’hydrogène en passant par les énergies renouvelables, par exemple. Or chacun sait que les technologies ne sont pas neutres. Derrière chacune d’entre elles, il y a des enjeux socio-économiques, éthiques, des manières d’organiser la société, de répartir la valeur. Ces choix méritent un débat public en lien avec les modèles que nous voulons.
Quels sont les signes concrets de cet effacement du mot « green » et donc du verdissement de nos politiques ?
Il faut passer du « clean » au « health »
La notion n’est quasiment plus présente dans la déclaration de candidature d’Ursula von der Leyen en juillet dernier pour être réélue présidente de la CE, et dans les lettres de mission des nouveaux commissaires. Un exemple : dans le portefeuille de Stéphane Séjourné, chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle, figure un « clean industrial deal », et non plus un « green deal » industriel. Cette sorte de nettoyage est en train de s’imposer. A l’inverse, avec mon groupe [ndlr : l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates, S&D], je mets en avant la question de la santé : il faut passer du « clean » au « health ». Une santé des sols, de l’air, de l’eau, des plantes et des animaux, de l’alimentation… et donc des citoyennes et citoyens.
En quoi la mise en avant de la santé change la donne ?
Ce n’est pas seulement une autre manière d’intégrer les questions sociales, écologiques et alimentaires. Faire le lien entre climat, environnement et santé permet de relégitimer les politiques de transition écologique et énergétiques. Il s’agit alors de défendre le Pacte Vert au nom du bien-être des populations européennes. Parler en termes de santé rend beaucoup plus difficiles les remises en cause des choix de la transition agroécologique.
Les pesticides, éparpillés façon puzzle
Venons-en à la future PAC post 2027. D’habitude, c’est la CE, avec sa Direction Générale de l’Agriculture (DG Agri), qui émet des propositions, fixant les contours de la nouvelle version, soumise ensuite au Parlement européen et au Conseil. Or, la méthode a changé : au lieu que la DG Agri travaille seule dans son coin, une sorte de forum a été créé l’an dernier, le « dialogue stratégique » sur l’avenir de l’agriculture de l’UE, avec les principaux acteurs concernés, des agriculteurs aux citoyens en passant par des entreprises agroalimentaires ou des universités, soit 29 représentants. Qu’est-ce que ça change vraiment ?
Il y a là un paradoxe. C’est la même Ursula von der Leyen qui a d’un côté, détricoté l’an dernier les conditionnalités environnementales des aides de la PAC au nom de la simplification5 et qui, de l’autre, a poussé cette démarche de groupe de travail pluraliste, qui vient de rendre son rapport, dit Strohschneider, du nom de son président. Du côté de la Commission et du PE, un grand nombre d’acteurs considèrent que ce texte novateur et qui ouvre de nouvelles perspectives doit constituer la base de l’élaboration d’une nouvelle PAC. C’est là une méthode plus ouverte, face à une vision conservatrice du Conseil et aux velléités de renationalisation de certains Etats-Membres qui réclament plus d’autonomie dans leurs choix de politique agricole.
Autre fait nouveau, le commissaire européen Christophe Hansen (luxembourgeois) qui devra porter ce projet a désormais en charge non seulement l’agriculture, mais aussi l’alimentation. Un vrai pas en avant ?
C’est un pas, mais c’est loin de constituer le tournant d’une véritable Politique Agricole et Alimentaire Commune (PAAC) que je défends. Le volet alimentaire de son portefeuille comporte certes trois éléments importants qui constituent des avancées : la notion de souveraineté alimentaire ; la place des agriculteurs dans la chaîne de valeurs alimentaires ; la lutte contre le gaspillage des denrées. Mais d’autres sujets essentiels lui échappent, tels que le bien-être animal, la sécurité des produits, la politique nutritionnelle, l’étiquetage et l’information des consommateurs. Quant à savoir qui a la charge de la question des pesticides, on cherche et on ne trouve pas. Elle est éparpillée entre les commissions Environnement et Santé, sans oublier le portefeuille de S. Séjourné qui comprend la directive Reach, qui enregistre, évalue et autorise les substances chimiques au niveau européen, ainsi que les fameux PFAS, une famille de polluants éternels.
Un budget, à PAC ou à la Trinité ?
Il y a surtout une inconnue majeure : quel budget sera accordé à la PAC ? Car aucun principe de sanctuarisation n’est acté et encore moins d’augmentation de l’enveloppe…
Il faudrait aborder cette politique sous l’angle des biens communs
C’est un point très important. Comment légitimer le fait que l’Europe consacre une part si importante de son budget à l’agriculture (environ 23%) ? Pour cela, il faudrait aborder cette politique sous l’angle des biens communs, les sols et l’eau, entre autres, et de la souveraineté alimentaire. Comment et pour qui produisons-nous des denrées ? Avec quel impact sur les territoires et l’environnement ? Sans réponse à ces questions, l’avenir de la PAC est menacé, car il ne faut pas prendre à la légère le risque d’une remise en cause de son budget. Aujourd’hui, les égoïsmes nationaux conjugués à leur frugalité fiscale et budgétaire, conduisent à une équation difficile. 2025 doit être l’année de la prise de conscience : le monde agricole et alimentaire doit porter l’ambition d’un budget renforcé, alimenté par des ressources propres et doté d’une capacité d’investissement. Il y a des pistes en la matière. Ainsi le rapport Strohschneider préconise-t-il, en plus de la PAC, la création d’un fonds temporaire pour une transition agroalimentaire juste. Mais dans le cadre budgétaire actuel, je crains que ce ne soit une vue de l’esprit.
Ce même rapport plaide pour une refonte des aides. Quelles en sont les principales orientations ?
Il préconise de cibler beaucoup plus les aides directes en direction de celles et ceux qui en ont le plus besoin : les petites exploitations, les jeunes agriculteurs, les nouveaux entrants, ou encore ceux qui sont dans des territoires soumis à des contraintes naturelles. De fait, à mes yeux, le socle commun de ces aides directes est aujourd’hui trop élevé et déconnecté des orientations de production ou de l’impact sur la qualité des aliments et l’environnement… Il constitue la majeure partie du revenu de nombreux exploitants, qui n’en sont pas moins en-dessous du SMIC et qui se débrouillent comme ils peuvent pour vendre leurs productions sur les marchés locaux, européens, mondiaux. Cela les expose à tous les aléas. Car dans l’ère d’incertitudes généralisée et de risques systémiques élevés que nous vivons, les systèmes assurantiels n’y suffiront pas. Réduire la part du budget de la PAC consacré aux aides directes permettrait de financer des outils d’orientation des productions, de régulation des marchés pour défendre des prix rémunérateurs, d’encouragement aux démarches collectives, de financement des efforts de transition pour donner une sécurité économique au monde agricole.
Quelles sont les prochaines étapes de la future PAC ?
Mi-février, Ursula von der Leyen doit en dévoiler sa vision. Quant à la proposition d’un cadre financier pluriannuel, celle-ci pourrait avoir lieu cet été, nous a-t-on dit, avec un projet législatif pour la future PAC qui suivrait à l’automne. A moins que tout cela pourrait être décalé dans le temps. Ce n’est pas l’essentiel. Ce qui est capital, c’est qu’on ait un travail ouvert, des temps de débats pour clarifier les objectifs et les priorités, dans un contrat entre le monde agricole et la société. Pour la première fois depuis trente ans, nous avons une base de travail faisant l’objet d’un compromis pour refonder la PAC. Si nous ratons ce rendez-vous, nous nous prendrons le mur budgétaire.
La part de la PAC
En 2022, la Politique agricole commune constituait 23.5 % du budget de l’UE, contre 65,5 % en 1981 ! Sur l’ensemble de la période 2021-2027, cela représente 387 milliards d’euros. Chaque année, le reste est principalement consacré à la politique de cohésion (30 %) pour réduire les inégalités régionales et sociales entre Etats membres, à l’action extérieure(8%) avec notamment la diplomatie et l’aide au développement, à la recherche et l’innovation (8 %), ou encore les investissements stratégiques (3 %) . Dans l’ensemble, les Etats membres “récupèrent” 93 % des dépenses européennes. Le reste (7 %) est consacré aux dépenses de fonctionnement.
Source : Toute l’Europe.eu
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- Le Pacte Vert, Green Deal en anglais, lancé en 2019, désigne un ensemble de mesures visant à engager l’UE sur la voie de la transition écologique, en vue d’atteindre la neutralité climatique à l’horizon 2050. Son volet agricole, « de la ferme à la table » (Farm to Fork) fixe comme objectifs de notamment réduire de 50 % l’utilisation des pesticides d’ici à 2030, d’augmenter la biodiversité dans les écosystèmes agricoles et d’exploiter 25 % des terres agricoles en agriculture biologique. C’est sous cette impulsion que la PAC 2023-2027 a été initialement pensée, notamment via des aides conditionnées par le respect de normes environnementales.
- Cette expression désigne l’importation de matières premières ou de produits transformés dont la production a contribué, directement ou indirectement, à la déforestation, à la dégradation des forêts ou à la conversion d’écosystèmes naturels dans les pays producteurs.
- Le conseil de l’UE (dit souvent simplement « Conseil ») est composé des ministres de chaque État membre, regroupés par domaine d’action. Il a pour rôle de négocier et adopter la législation de l’UE avec le Parlement européen, sur la base des propositions présentées par la Commission européenne.
- Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne (BCE), a remis en septembre 2024 à Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, son rapport sur le futur de la compétitivité de l’Europe commandé à l’automne 2023.
- Au printemps 2024, sur proposition de la CE, un règlement de simplification a fortement assoupli 4 des 9 Bonnes conditions agricoles et environnementales qui conditionnent le versement des aides. Par exemple, a été supprimée l’obligation de 4 % des terres arables en jachères et/ou cultures dérobées ou légumineuses sans phytosanitaires. Par ailleurs, les petites exploitations de moins de 10 ha sont désormais exonérées de contrôles et sanctions liées au respect de la conditionnalité de la PAC.