Bruits de fond France ultra-marine

Published on 19 mars 2019 |

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En route pour la sino-mondialisation

Par Sébastien ABIS1

Après une première édition en 2017, se tient à Pékin en avril 20192 le second sommet des routes de la soie, politique globale de la Chine plus connue sous son acronyme anglais BRI (Belt and Road Initiative). Lancée en 2013, la BRI illustre parfaitement la volonté du président Xi Jinping de sortir le pays de la discrétion et d’assumer pleinement son rôle central dans les affaires géoéconomiques mondiales. Il convient de prendre la mesure de cette ambition stratégique dont une partie, implicite, concerne la sécurité nationale chinoise, cette dernière reposant pour beaucoup sur un double défi : inclure le rural et assurer l’approvisionnement alimentaire.

« China First »

Mais revenons aux sources… La Chine a toujours été au centre du monde. Dès l’Antiquité, les échanges avec l’Ouest furent si intenses que les puissances méditerranéennes puis européennes commerçant avec l’Asie s’inspiraient des nombreuses innovations engendrées par cet espace. Il faut attendre la période des grandes conquêtes maritimes et la découverte des Amériques pour que le barycentre du commerce mondial évolue et que ces vieilles routes de la soie perdent de leur superbe. Las, le XIXe siècle et les guerres de l’opium fragilisent le pays. Son immersion dans le communisme, à partir de la moitié du XXe siècle, finit d’accentuer le sentiment de sa marginalisation géopolitique. Mais, grâce aux dynamiques d’ouverture diplomatique et économique mises en œuvre à la fin des années 1970, l’Empire du Milieu franchit des étapes décisives pour son reclassement stratégique. La transformation de la scène internationale à la fin du XXe siècle et, surtout, l’entrée du pays dans l’OMC le 11 décembre 2001 (date aussi déstructurante pour les équilibres internationaux que le 11 septembre) permettent à Pékin de retrouver sa place centrale. Aujourd’hui, la Chine occupe une position mondiale conforme à sa longue histoire. Il serait même plus juste de préciser que la planète tout entière vit au rythme de la Chine, qui a pris les commandes d’un grand nombre de secteurs clefs. 

Le plus souvent, c’est Pékin qui rythme les trajectoires du développement (ou du non-développement) et dessine une géopolitique inédite. Chantre d’un capitalisme hybride, associant un État stratège et des entreprises privées soumises à l’arbitrage politique, promotrice d’un pouvoir autoritaire adossé à la surveillance numérique, adepte de la coopération multilatérale internationale mais gardienne d’un nationalisme protégeant ses intérêts, la Chine actuelle n’est pas simplement redevenue l’Empire du Milieu, elle invente ses propres modernités et s’impose sans hésiter comme la grande puissance d’un monde post-américain. Si cela se traduit dans les domaines économiques, commerciaux, technologiques ou militaires, le géant asiatique n’a pas oublié non plus d’investir les terrains diplomatiques, culturels, monétaires ou normatifs. 

Une ombrelle globale au service d’une ambition géopolitique

Influences et dominations en Asie, relations chinafricaines, détention de bons du Trésor qui font de Pékin le premier créancier des États-Unis… À ce tableau déjà bien garni, viennent désormais s’ajouter des incursions plus incisives sur les continents sud-américain et européen. Ne nous y trompons pas : de Djibouti aux instituts Confucius, en passant par les smartphones et l’intelligence artificielle, la sino-mondialisation est en marche. Exit le règne de la réémergence et de la copie. Avec Xi Jinping, la Chine est entrée dans l’ère de la puissance qui s’assume et qui innove. Et dans le monde qui vient, il est hautement probable que la Chine soit de plus en plus en nous. 

Vous l’aurez compris, la BRI s’inscrit dans ce cadre schématiquement brossé d’une planète interdépendante avec la Chine. Formulée au départ comme le projet d’un immense pont terrestre et maritime entre l’Asie et l’Europe, composé de multiples canaux logistiques, l’initiative s’apparente davantage à une ombrelle globale au service d’une ambition géopolitique : renforcer sa sécurité tout en développant son rôle international. Pour ce faire, la BRI se doit donc d’être très plastique : sur le plan géographique d’abord, en mobilisant la moitié des pays dans le monde dont certains situés en Amérique latine ou en Océanie ; sur le plan thématique ensuite, en couvrant une foultitude de secteurs et de sujets. Reste que cette souplesse n’est que relative et vise, en réalité, à donner plus de poids à la Chine dans tous les espaces et domaines possibles. Si la BRI séduit ou inquiète, c’est précisément parce que Pékin entend changer le monde à travers ce qui semble devenir un label fourre-tout (même si les autorités parlent de « plate-forme de coopération internationale »). Miroir de l’hégémonie chinoise, la BRI semble vouloir tout dévorer : industries, infrastructures, internet, services, divertissements. 2 000 milliards de dollars d’investissement extérieurs sont déployés dans près de 50 domaines d’activités. 

Ruralités et agroalimentaires n’échappent pas à l’appel

La géopolitique prédomine dans la BRI. Le premier segment de cette vision concerne avant tout l’intérieur rural de la Chine : l’inclusion dans le développement de la population située dans les provinces du Centre et de l’Ouest du pays est à la fois un levier de croissance économique et un enjeu de stabilité sociopolitique pour Pékin. Si elle a considérablement augmenté depuis deux décennies, la classe moyenne chinoise dispose encore d’un réservoir potentiel de 500 millions d’habitants dans les campagnes. Un tel mouvement ne serait pas anodin sur le plan du commerce et de l’économie nationale. Afin de contenir les migrations vers les villes du littoral oriental ou méridional, le pouvoir central cherche donc à créer de la valeur ajoutée dans les territoires ruraux. Ainsi, le géant du numérique Alibaba, en connivence avec les autorités politiques, développe des villages connectésTaobao3 afin qu’artisans et paysans aient accès aux marchés du e-commerce. La BRI c’est donc aussi cela : un instrument de développement de la Chine rurale et agricole à laquelle il faut non seulement apporter du progrès et de l’enrichissement (la société du « bonheur »), mais aussi de la stabilité. Sur fond de surveillance des populations grâce au numérique…

Parallèlement, le deuxième volet de la BRI concerne la nécessaire internationalisation de la sécurité alimentaire de la Chine qui a vu, depuis près d’un demi-siècle, ses capacités de production agricole décupler. Si la politique mise en œuvre a permis à des centaines de millions de personnes de sortir de l’extrême pauvreté et de la faim, ce n’est pas sans conséquences environnementales pour les sols chinois. 

Une balance commerciale agroalimentaire déficitaire

Actuellement, le pays cultive presque tout et occupe, sur d’innombrables denrées, la première place des producteurs mondiaux (riz, blé, pommes de terre, tomate, lait de chèvre, œufs, viandes de porc et de mouton, poires, pêches, pommes, raisin de table, etc.). Des performances telles que la Chine exporte sur les marchés. Demain, la BRI peut favoriser davantage encore la présence de ses produits agricoles à l’international, surtout si les systèmes règlementaires sont refaçonnés à dessein. Cependant, nourrir 1,5 milliard d’individus, toujours plus exigeants en termes de qualité, passe également par un recours aux marchés internationaux afin de satisfaire la demande. Depuis 2004, la Chine présente une balance commerciale agroalimentaire largement déficitaire, de 70 à 80 milliards de dollars en moyenne par an. Ses achats sur les marchés (symbolisés par le soja) représentent environ 10 % des importations mondiales. Pas étonnant dès lors que tous les acteurs agricoles de la planète aient les yeux rivés vers l’Empire du Milieu depuis le début du siècle. La conquête du consommateur chinois reste l’un des leitmotivs préférés des puissances agroalimentaires – États comme firmes privées.

En raison de ses besoins mais aussi de ses limites en eau et en terre, la Chine est structurellement exposée à la dépendance agricole envers l’extérieur ; et les volumes en question n’ont pas leurs pareils sur le globe. N’échappant pas à la montée des préoccupations sociétales, les Chinois réclament aussi de la traçabilité et la montée en gamme de leur alimentation. Autant de dynamiques qui militent pour que la BRI intègre pleinement les enjeux de la sécurité alimentaire4. De fait, l’international est doublement stratégique : il se conjugue nécessairement avec les productions nationales et rassure les consommateurs qui privilégient (encore) les aliments venant d’ailleurs (notamment ceux d’Europe). Les routes de la soie passent par l’optimisation des flux logistiques et des territoires riches en ressources naturelles. Leur composante agricole ne doit pas faire de doute. Le développement de la sécurité alimentaire et des régions rurales a de nouveau été listé parmi les priorités absolues de la Chine dans le « Document central numéro 1 » (février 2019) – édité par le pouvoir à Pékin, ce texte fixe chaque année la ligne politique et stratégique à suivre. Pour atteindre leur objectif d’une Chine qui soit le cœur et le poumon du monde, les autorités ont bien conscience des défis ruraux et alimentaires à relever. Pour Xi Jinping, cette problématique nationale appelle des réponses globales. La sécurité requiert donc plus de sino-mondialisation.

  1. Directeur du club Demeter et chercheur associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS)
  2. Article rédigé en mars 2019.
  3. Lire Des géants de l’e-commerce, ventre à terre
  4. Voir plus globalement S. Abis (sous la direction de), Le Déméter 2019, Iris éditions/club Demeter, février 2019

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One Response to En route pour la sino-mondialisation

  1. jean-marie bouquery says:

    Oui Sébastien ! Juste foultitude de traits de cette entreprise de sinomondialistion qui s’insère dans la fragmentation croissante de la gestion euroaméricaine de la rente impérialiste, proche d’un stade sénile qui doit ravir le fantôme suisse de Lénine.
    Compliment.
    jm bouquery

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