Union Libre travailleur agriculture Afrique

Published on 28 juin 2024 |

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Emploi agricole en Afrique : sortir des logiques habituelles

C’est sous le signe de la jeunesse, que la Chaire Unesco en Alimentations du Monde avait placé son 13ème colloque annuel, le 02 février dernier. En complément du dossier qu’elle a consacré sur ce sujet – « Les jeunes et l’alimentation : quoi de neuf docteur ? », la revue Sesame a souhaité élargir l’horizon, afin de voir comment cette question de la jeunesse prend chair en d’autres lieux. Tandis qu’en Europe, la population est vieillissante, en Afrique, près de la moitié de la population aura moins de 25 ans à l’horizon 2050. Un contexte qui soulève de multiples défis, au premier rang desquels la question de l’emploi. Explications avec Pierre Girard, économiste au CIRAD, membre du projet JobAgri.

Pour bien comprendre les enjeux, commençons par préciser la dynamique démographique. En France, les 15-30 ans représentent 17% de la population. Qu’en est-il en Afrique Subsaharienne ? Et quelles sont les perspectives ?

Pierre Girard. Il est toujours délicat d’appréhender l’Afrique subsaharienne comme un seul et même bloc, car les situations vont varier d’un pays à l’autre. Ceci dit, la classe d’âge des 15-30 ans y représente 27% de la population. Concrètement, si l’on se base sur les dernières données statistiques établies par les Nations Unies en 2022, on estime que 15 millions de jeunes ruraux arrivent sur le marché du travail chaque année. D’après nos estimations, ce chiffre devrait atteindre 17,5 millions prochainement en 2030.

Au-delà des données brutes, cette dynamique de progression est-elle nouvelle à l’échelle du sous-continent ?

Oui, et c’est assez singulier. Pour le comprendre, il est possible de comparer entre différents pays ou sous-continents, l’accroissement de la population en étudiant deux pas de temps : les quarante dernières années (1980-2020) et les quarante prochaines années (2020-2060). En Afrique subsaharienne, l’accroissement de la population des quarante prochaines années est estimé à plus de 1,3 milliard de personnes, alors qu’il était de 730 millions entre 1980 et 2020. Sacrée différence ! En Chine, la population va plutôt avoir tendance à décroître à l’avenir tandis qu’en Inde, elle n’augmentera “que” de 300 millions. Fait notable, sur les quarante dernières années, la Chine ou l’Inde n’ont pas connu d’augmentation de la population aussi marquée que celle qui se dessine actuellement en Afrique subsaharienne. Nous sommes donc dans une situation assez unique d’un point de vue démographique.

Quelles conséquences cela a-t-il ?

« L’agriculture et les zones rurales vont avoir un rôle à jouer dans la fourniture de revenus »

Pierre Girard

Cela pose notamment question en termes de perspective d’emplois des jeunes ruraux. En France, comme vous le savez, dans les années 1960-1970, il y a eu un report de la main d’œuvre du secteur agricole vers celui de l’industrie alors en plein essor, puis, plus tard, vers celui des services. Désormais, l’agriculture emploie 1,5% de la population active. En Afrique subsaharienne, 60% de la population vit en milieu rural ; cette proportion est estimée à 50% en 2040. L’agriculture y représente le principal secteur d’emploi, avec toutefois cette nuance : beaucoup de ruraux sont pluriactifs. A l’avenir, avec l’accroissement de la population, l’agriculture et les zones rurales vont avoir un rôle à jouer dans la fourniture de revenus. Ce d’autant plus que l’industrie emploie peu de personnes dans ces pays et que le secteur des services reste majoritairement urbain, avec des emplois plutôt informels et vulnérables. 

Actuellement, la région n’ayant pas terminé sa transition urbaine, on observe une mobilité des populations des zones rurales vers les villes. Mais celle-ci ne s’opère plus tellement vers les capitales ou les grandes agglomérations, que vers des petites et moyennes villes de 10 000 à 100 000 habitants. Autrement dit, nous assistons à une forme d’urbanisation par le bas. A cela s’ajoute un autre élément : les migrations sont souvent circulaires, c’est-à-dire que les individus vont certes travailler en ville mais conservent néanmoins un ancrage en milieu rural, et souvent une exploitation agricole gérée par une partie de la famille résidant sur place.

Ces différents constats nous invitent à élargir la focale et à ne pas regarder uniquement le secteur agricole mais plus largement ces évolutions des mobilités ville-campagne, pour voir comment elles façonnent les économies rurales. Ce sont des aspects que nous étudions actuellement en Zambie avec ma collègue Sara Mercandalli.

« On peut douter de la capacité de ce modèle à générer des emplois de qualité »

Pierre Girard

Une dernière remarque. Tout le monde s’accorde à dire qu’il faut créer de l’emploi à destination des jeunes qui arrivent sur le marché du travail… sans pour autant caractériser les types d’emploi. Ainsi, certains gouvernements sont convaincus par l’idée que leur pays doit suivre la même trajectoire de développement que les pays industrialisés et inciter les gens à quitter l’agriculture. Quant aux autres, s’ils sont convaincus que l’agriculture doit jouer un rôle, les politiques agricoles qu’ils déploient restent très largement ancrées dans le paradigme de la “révolution verte”, marqué par le recours aux engrais minéraux, aux pesticides, aux semences améliorées et à la motorisation lourde. Or on peut douter de la capacité de ce modèle à générer des emplois de qualité. D’où l’importance aujourd’hui de cerner la question de l’emploi agricole et ses implications en termes socioéconomiques et environnementaux.

Caractériser l’emploi agricole : tel est justement l’enjeu du programme JobAgri que vous portez. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

C’est un programme que nous initions au Ghana, avec la FAO, le Bureau International du Travail (BIT) qui coordonne plus spécifiquement cette initiative, l’Union Africaine et notre partenaire ghanéen l’Institute for Statistical, Social and Economic Research (ISSER). Son objectif : créer de l’information sur ce que produisent en matière d’emploi agricole, les différents modèles d’agriculture. Plus précisément, ce programme comporte deux principaux volets, scientifique et politique. Concernant le premier, il vise à combler le manque de données actuelles relatives à l’emploi agricole et, ce, sur toute la filière agroalimentaire. Par exemple, des exploitations familiales en agroécologie aux exploitations agroindustrielles utilisant plus ou moins d’intrants chimiques avec, entre les deux extrêmes, toute une diversité de situations, quel est le nombre d’emplois de chacune ? Quelles y sont les conditions de travail ? Qu’en est-il également de la pénibilité ou de la protection sociale… Telles sont quelques-unes des questions que nous allons instruire.

Quant au volet politique, le programme part du constat que, souvent, emploi et agriculture relèvent de ministères et de directions différents, qui travaillent en silo. C’est vrai aussi bien au sein des gouvernements qu’à l’échelle des agences de développement ou même de la Commission européenne. D’où l’importance de mettre tout le monde autour de la table. C’est ce que nous sommes en train de faire au Ghana, où nous avons associé d’emblée les deux ministères, mais également toutes les parties prenantes, le BIT, les organisations paysannes, les syndicats de travailleurs et d’employeurs.

Nous œuvrons donc autour de deux piliers : d’un côté le volet politique, avec la mise en dialogue élargie sur les questions d’emploi agricole et, de l’autre, le volet scientifique, avec la mise en place d’enquêtes auprès des différents acteurs des filières pour mieux caractériser l’emploi et les conditions de travail. A terme, nous aimerions pouvoir ancrer ce programme à une échelle continentale, et sur le long terme.

A propos de l’emploi agricole, on entend souvent dire que le secteur manque d’attractivité, qu’il serait peu rémunérateur… Par exemple, le directeur général de la FAO disait en 2018 : « Nous devons faire de notre mieux afin de rendre l’agriculture plus attractive aux yeux des jeunes [africains]. » S’agit-il d’éléments que vous allez également investiguer ?

« Il existe bien des présupposés autour de cette idée d’attractivité et d’intérêt des jeunes »

Pierre Girard

La question de l’attractivité fait effectivement partie de nos questionnements. Ceci dit, de mon point de vue, il existe bien des présupposés autour de cette idée d’attractivité et d’intérêt des jeunes. Primo, tout le monde n’aura pas forcément la possibilité de choisir son secteur d’emploi. Au regard du nombre de personnes arrivant chaque année sur le marché du travail, certains n’auront pas d’autre possibilité que celle de travailler dans le secteur agricole. Deuxièmement, cette image d’un désintérêt de l’agriculture n’est pas aussi tranchée que cela. C’est un élément que nous avons étudié au Ghana sur la filière rizicole. Or nos conclusions posent un constat plus nuancé : le ressenti dépend beaucoup des origines sociales et de la rémunération dégagée par l’exploitation. Ces deux dimensions influencent la manière dont les jeunes, leurs familles et plus généralement la société perçoivent le métier d’agriculteur.

Troisième élément pouvant entrer en considération : le type d’agriculture. Pour l’heure, les modèles promus sont ceux tournés vers la mécanisation et les intrants chimiques. Avec cette réserve : les individus commencent à faire un lien entre leur état de santé à court ou moyen termes – maux de tête, fatigue… – et l’usage d’intrants chimiques.

Lors du colloque de la Chaire Unesco en Alimentations du monde, deux termes ont été mobilisés de manière récurrente pour définir la jeunesse française : précarité et hétérogénéité. Si vous deviez en citer deux pour caractériser la jeunesse rurale en Afrique subsaharienne, quels seraient-ils ?

Les qualificatifs d’hétérogénéité et de précarité pourraient tout à fait convenir. Aussi, permettez-moi de renverser la question et de choisir plutôt des termes à mon sens trop utilisés et qui viennent, justement, masquer cette hétérogénéité. Commençons par l’entreprenariat, notion très présente dans beaucoup de programmes de développement. C’est quelque chose qui s’inscrit dans une vision assez néolibérale et qui tourne autour de l’idée que chacun doit être en mesure de créer sa propre activité et qu’à partir de là, tout ira bien. Or cette approche revient à considérer que ce qui fait défaut, finalement, c’est l’esprit d’entreprise. Personnellement, je suis assez gêné par ce narratif. A force de centrer les choses sur l’individu, non seulement on omet l’aspect systémique des structures de production mais, en outre, on lui fait peser la responsabilité de son devenir. Le deuxième qualificatif qui me pose question est celui de jeunesse innovante. On considère souvent que les jeunes, dans leur ensemble, seraient plus innovants ou aptes à adopter les nouvelles technologies. Ce présupposé, souvent intégré dans les discours politiques, tend à réduire la jeunesse à sa prétendue capacité d’innovation. Une essentialisation réductrice comme le suggèrent certains auteurs[2].

Très présents dans les discours, ces deux qualificatifs tendent à gommer l’hétérogénéité des situations. Revenons par exemple aux questions agricoles. Ne peut-on pas dire que les agricultures familiales, structures largement répandues, sont parmi les premières à entreprendre au sens premier du terme, celui de la prise de risques ? Finalement, le programme JobAgri prend un peu le contrepied de cette approche dominante, en inversant le regard : non pas l’emploi créé par un individu-entrepreneur mais les emplois générés par les systèmes agricoles. Une autre manière d’envisager les politiques de développement.

Propos recueillis par Lucie Gillot, le 24 mai 2024.

Lire aussi : le dossier « Les jeunes et l’alimentation : quoi de neuf docteur ? »


[1] https://news.un.org/fr/story/2018/08/1021602

[2] Voir notamment Sumberg, James, et Stephen Hunt. « Are African rural youth innovative? Claims, evidence and implications ». Journal of Rural Studies 69 (1 juillet 2019): 130‑36. https://doi.org/10.1016/j.jrurstud.2019.05.004.

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