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Le jour d'avant Par Pierre Cornu et Egizio Valceschini, pour le 16e numéro de la revue Sesame

Publié le 16 décembre 2024 |

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Éclairer le public… pour convaincre le politique

Par Pierre Cornu, directeur de recherche en histoire du temps présent, directeur de l’UMR Territoires à Clermont-Ferrand et Egizio Valceschini, président du comité d’histoire Inrae-Cirad, président du centre Inrae Île-de-France Versailles-Saclay, pour le 16e numéro de la revue Sesame.

« Les chercheurs parlent… », titre Le Figaro agricole en novembre 1969. C’est alors suffisamment nouveau pour servir d’accroche. En substance : chers lecteurs, suivez les points de suspension, ouvrez le supplément thématique de votre grand journal du soir, et vous saurez ce que la recherche agronomique publique a à vous dire d’extraordinaire sur l’avenir.

Pourtant, le chercheur qui figure sur cette couverture ne parle pas et ne se tourne pas davantage vers le lecteur, tout au contraire. Sous son front immense, il a les yeux rivés sur son microscope, instrument symbolique de l’activité scientifique, tout entier accaparé par le souci de faire avouer à une infime portion de vie animale comment on pourrait la mobiliser au service du « progrès ».

Comme on le comprend grâce au cadrage très travaillé de ce cliché, cet homme de l’Inra travaille dans un centre zootechnique, dévolu à l’amélioration des animaux dits « de rente ». Blouse blanche et cravate, il fait partie de l’aristocratie de la recherche agronomique. Depuis son laboratoire, il domine le monde des pratiques agricoles qui doit recevoir le fruit de ses découvertes sous forme d’innovations. Mais il ne doit surtout pas se laisser distraire par les vaches sous sa fenêtre : c’est dans la « réduction » du vivant à ses composants élémentaires que gît le secret de sa rationalisation au service de l’économie d’abondance.

Le photographe a cherché à créer un contraste maximum entre le premier plan, caractérisé par ses lignes géométriques, sa dominante blanche et son atmosphère clinique, et l’arrière-plan, saturé de couleurs, mettant en scène des vaches au pré s’abreuvant1. Marécageuse, cette « toile de fond » évoque le passé archaïque de l’agriculture, tandis qu’au premier plan le chercheur apparaît tel un héros de la modernisation. Le lecteur est ainsi incité à s’imaginer un futur de l’agriculture caractérisé par une pleine maîtrise scientifique de la production agricole, et notamment des protéines animales sous forme de viande et de lait à l’hygiène irréprochable.

Entre 1955 et 1974, Le Figaro agricole est un puissant soutien des forces sociales qui portent la modernisation de l’agriculture, avec comme enjeu la compétitivité des exploitations dans la concurrence européenne et transatlantique. Jean Keilling, professeur de technologie agricole à l’Institut national agronomique de Paris, est un éditorialiste régulier du journal, et les chercheurs de l’Inra sont fréquemment sollicités pour en alimenter les colonnes.

C’est Raymond Février, zootechnicien et inspecteur général de l’agriculture, qui endosse le discours introductif de ce numéro. À ses yeux, au terme de vingt ans de pratique du modèle « recherche et expérimentation » au profit de l’agriculture française, il est devenu nécessaire d’entamer un dialogue plus soutenu entre la recherche et la société, pour mieux faire comprendre les apports de la science et les nouveaux défis auxquels elle est confrontée… « Le public se fait une certaine idée du processus de la recherche. Il imagine que le savant, comme il dit, prévoit ce qu’il va trouver […]. Il s’irrite quand il le voit se comporter autrement, discuter, hésiter, se contredire ou contredire ses pairs, et souvent, pour conclure, déclarer qu’on ne sait rien… ou presque. » Pour conjurer ce scepticisme, la parole est donnée aux meilleurs chercheurs en sciences animales de l’institut : génétique, nutrition, pathologie, tous les thèmes sont balayés. À la fin de ce dossier spécial, une table ronde entre chercheurs et agriculteurs est mise en scène et médiée par les journalistes du Figaro agricole. L’opération de communication se révèle ici dans ses intentions profondes : non pas tant éclairer le citoyen que s’adresser au politique, décideur des crédits de la recherche. Le chercheur de la photographie de couverture ne peut pas mieux parler qu’en se montrant tout entier dévoué à sa tâche… et sourd à l’agitation du monde.

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  1. La couverture originale est en couleur avec un contraste vert/blanc appuyé qu’on retrouve ici en gris/blanc.

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