Publié le 17 avril 2024 |
0Débats à vau-l’eau
Il coule de l’eau sous les ponts surtout ce printemps, les nappes débordent ici et là. C’est le fil du mercredi 17 avril 2024, où l’on voit que l’eau est devenu un enjeu social majeur et politique. Au cœur de batailles de convictions et d’opinions et qu’il est difficile de se mettre d’accord sur un objet aussi clivant et primordial pour définir la place de l’homme et ses activités dans son environnement.
À force, peut-être finirons-nous par regarder les cartes de remplissage des nappes phréatiques concoctées par le BRGM comme nous consultons la météo pour le week-end. Chaque publication desdites cartes est aujourd’hui l’objet de nombreux partages et commentaires et, chacun ayant midi devant sa porte, de proposer alors la lecture qui sert ses intérêts… Cette attention soudaine à ce qui se passe sous nos pieds traduit probablement l’esprit du temps, cette sensibilité nouvelle de la société aux questions liées à l’eau1 et les bagarres qui en découlent.
Il y a les combats pour ou contre l’eau dite agricole, c’est l’histoire très actuelle des bassines sur laquelle il n’est point la peine de revenir, et ceux pour la restauration de la liberté de flux du cours de l’eau. En début de semaine, l’ONG European Rivers Network s’est ainsi félicité que 487 ouvrages avaient été détruits l’an passé en Europe, dans 15 pays, « reconnectant 4 300 kilomètres d’habitats fluviaux. » Avec comme bons élèves cette année, la France, qui occupe la première place, l’Espagne, la Suède et le Danemark. Le rapport complet largement repris dans les médias (neuf pages…) est là.
Tensions sur les fluides
Moins médiatiques que les bassines, les barrages et seuils sont un dossier tout aussi emblématique des tensions à l’œuvre autour de la question de l’eau, d’autant que la Loi de restauration de la nature, en panne dans les limbes européens, prévoyait de restaurer 25 000 km de cours d’eau par la suppression des obstacles. En face des ONG de défense de l’environnement, qui plaident pour le retour à l’état « naturel » ou « originel » des rivières, des collectifs dont l’argumentaire se fonde en particulier sur la « protection du patrimoine » et des aspects plus techniques pointant du doigt la modification des écosystèmes liée à la disparition des seuils. C’est le cas de l’association Hydrauxois qui, au-delà du travail documentaire très complet réalisé sur la question, milite pour la préservation des chaussées de moulins, arguant de l’histoire souvent multicentenaire des équipements et de leur impact fort et bénéfique sur leur environnement. On peut aussi citer, ils sont les premiers concernés, les propriétaires de moulins réunis en une fédération qui appelle régulièrement à cesser la destruction des retenues d’eau et précise que 12 000 ouvrages en rivières ont déjà été totalement ou partiellement détruits en 12 ans. Autant d’ouvrages qui contribuaient à la recharge des nappes, à l’atténuation des phénomènes de crues et des sécheresses en ralentissant la vitesse de d’écoulement de l’eau.
CECE qu’est ce que c’est ?
Ces débats, parfois agités ou judiciaires, même si moins médiatiques que d’autres, n’auraient pu voir le jour sans la directive-cadre sur l’eau (2000) et l’élaboration du concept de Continuité Ecologique des Cours d’Eau, (CECE) outil « considéré comme un moyen d’atteindre le (très) bon état écologique des masses d’eau » recherché par ladite directive, écrit Jacques-Aristide Perrin , géographe, dans la thèse récente qu’il a consacré à une lecture critique de la continuité des cours d’eau, concept qui vise à assurer, entre autres, la circulation des espèces migratrices et des sédiments. Dans ce travail passionnant, il s’est penché sur deux cas d’école, la Dordogne et la Têt, le chercheur met en évidence la nature des tensions à l’œuvre, par exemple que la CECE représente une « rupture […] par rapport à d’anciennes pratiques et de précédents modes de gestion des cours d’eau. » Et que le savoir associé au concept -la dimension écologique de ce que doit être un cours d’eau-, est récent face aux usages multiséculaires. Ou encore que les destructions ou effacements d’ouvrage « se font cette fois-ci au nom d’une limitation des usages, voire d’un non-usage dans certains cas au nom de la biodiversité piscicole et d’une amélioration de la qualité de l’eau. » Entre autres.
Mais surtout, il met en lumière le nœud central de la question, celui de la plac, et de l’impact des activités humaines sur le milieu naturel anthropisé, qu’il serait contre-productif de ne pas discuter… « La manière d’appliquer le concept revient parfois à arracher des espaces, perçus comme naturellement homogènes et continus, de leurs connexions avec le vécu et le désir de leurs habitants » écrit encore le chercheur incitant à « organiser des procédures afin de structurer le champ d’action mêlant des échelles et des échelons, et articuler les objectifs dits écologiques avec les usages, le fonctionnement et l’identité du territoire. » Bref, c’est très éclairant. Et un peu plus subtil que certaines couvertures médiatiques. La thèse est là. Enfin, pour tout savoir sur la CECE, l’OFB a mis en ligne une liste très fournie et complète de ressources, c’est le cas de le dire, ici.
Mouvances
Mais en toile de fond de ces dossiers, c’est bien un changement de statut de l’eau dont nous sommes témoins. Abondante, elle était l’objet des discussions de juriste quant aux différents usages et aux accès, avec des débats qui ne dépassaient pas le cercle des utilisateurs cernés par leur intérêt propre. Aujourd’hui, l’eau est un sujet social, politique, économique, qui traverse toute la société à mesure que la menace de sa raréfaction potentielle est comprise et admise. A l’heure où des citoyens protestent contre « l’accaparement » de l’eau par certains groupes, l’eau potable peut-elle être une marchandise s’interrogent Rémi Barbier, Bernard Barraqué et Cécile Tindon ? L’eau est-elle un bien public, un bien commun comme se le demande Alberto Lucarelli dans un article de 2010 ou plus récemment Pauline Bascou dans un papier plus récent ? Et si c’est un bien commun, comment le gérer lance Bernard Barraque ? Ou doit-elle être un patrimoine commun comme l’indique, pour l’instant, la loi et comme le plaide Carole Hernandez Zakine ?… Dans les diversités des approches et des convictions, la seule chose qui fait peut-être consensus, c’est que la question de « l’eau « bien commun » est un domaine d’interactions entre le droit, l’économie, la politique et le patrimoine culturel, dont le but est la création d’une dynamique et d’un modèle social et économique alternatif » explique Elisabetta Cangelosi, PhD ou encore Rémi Barbier et Sara Fernandez dans un papier tout récent de la La Vie des idées. Et vous, ça vous dit quoi ?
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- Même s’il est possible qu’un biais important se glisse dans cette vision, l’auteur de ces lignes exerçant depuis les Pyrénées-Orientales, territoire en tension dramatique depuis deux ans.