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De l'eau au moulin

Publié le 6 mai 2021 |

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Camille Noûs : Anonyme Nous

Par Anne Judas, Revue Sesame,

Dans le monde plutôt feutré de l’édition scientifique, Camille Noûs fait polémique. Mais qui est-il.elle ?

Camille Noûs a eu les honneurs d’un article dans Science, le 16 mars 2021, mais son nom n’est plus accepté comme signataire dans les grandes revues internationales. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas une personne, mais un.e auteur.e fictif.ve en forme de canular pataphysique qu’un collectif de chercheur.es rebelles (Rogue ESR) a inventé.e pour mettre à l’épreuve le système de publications de la science, l’évaluation des chercheur.es par le nombre de publications et la politique de recherche menée dans la plupart des pays du monde.

J’ai rêvé faire l’interview surréaliste d’une personne qui n’existe pas mais je n’ai pas pu le.la joindre.

En un an, Camille Noûs, un vrai faux génie, a publié 180 articles dans des revues internationales à comité de lecture, sur tous les sujets, de la physique à la sociologie, avec de vrai.es coauteur.es complices dans toutes ces disciplines, avant que la supercherie ne soit éventée. Son nom s’est trouvé mathématiquement et rapidement en tête de tous les classements.

Ce faisant, en moins d’un an le collectif C. Noûs pense avoir démontré l’absurdité d’évaluations en sciences fondées, d’une part, sur le nombre de publications dans ces revues internationales à haut facteur d’impact, puis sur le nombre de citations par des collègues qui démultiplient l’effet d’une seule publication dans une de ces revues, et leur pouvoir sur le monde de la recherche.

Depuis les grandes revues ont réagi et la plupart interdisent Camille N. de publication.

Mais une équipe de mathématiciens a déjà refusé de retirer son nom de leur article. Ils persistent et résistent dans l’affichage de ce « Noûs », qui signifie à la fois la première personne du pluriel et la raison, l’intelligence dans la philosophie grecque : ce n’est plus une blague.

Ce n’est pas seulement une méthode de notation, ou une forme de publication, que ce collectif met en cause, car il existe bien sûr d’autres manières d’évaluer le travail des chercheurs. Outre les publications dans ces revues, les brevets et inventions éventuels, sont évaluées les activités d’enseignement, de conduite de projets, d’animation de collectifs, les publications et activités de transfert. La qualité des travaux est, elle aussi, évaluée dans des commissions spécialisées et concours tout au long de leur carrière. Et de nouvelles méthodes apparaissent pour mesurer a posteriori l’intérêt des projets de recherche par leurs impacts dans la société et pour diverses parties prenantes, comme les études ASIRPA développées à INRAE1.

Pour entrer dans une évaluation individuelle, les travaux doivent être signés, bien sûr. Aujourd’hui, certains projets de recherche internationaux affichent des dizaines d’auteurs, et, dans les labos, « qui signe ? » a toujours été un enjeu : celui qui tient la plume ? Celui qui travaille à la paillasse ? Le patron du labo ? In fine, la manip du collectif Camille Noûs vient poser cette question : qu’est-ce qu’un collectif dans la recherche ? Qui est inclus, qui est exclu ?

A la recherche du collectif en sciences

Camille Noûs c’est le nom pour rappeler « ce collectif qui a élaboré ou contribué à élaborer le cadre méthodologique, l’état de la recherche ainsi que les procédures de suivi post-publication, toutes choses qui relèvent effectivement de la construction collégiale des normes de la science ». C’est autant un mouvement de solidarité que de contestation dans l’enseignement supérieur et la recherche.

En juillet 2020, Camille Noûs (née en mars) s’est vraiment fâché.e, dans la revue Sociétés contemporaines :

« Je suis Camille Noûs, directeur de recherche CNRS à Aix-Marseille. Mon équipe travaille sur les virus à ARN dont font partie les coronavirus ». Dans cet article2 l’auteur explique que dès l’épidémie de SRAS-Cov en 2003, il avait demandé un effort de recherche pour que l’on dispose de connaissances en virologie transposables à d’autres virus, ce qui aurait permis de mieux affronter Zika, puis la Covid-19, au lieu de devoir le faire dans l’urgence comme cela a été le cas dans toute l’Europe, en 2021.

 « Avec mon équipe [entre 2003 et 2020], nous avons continué à travailler sur les coronavirus, mais avec des financements maigres et dans des conditions de travail que l’on a vu peu à peu se dégrader (…) Et j’ai pensé à tous les dossiers que j’ai évalués. J’ai pensé à tous les papiers que j’ai revus pour publication. J’ai pensé au rapport annuel, au rapport à 2 ans, et au rapport à 4 ans. Je me suis demandé si quelqu’un lisait mes rapports, et si cette même personne lisait aussi mes publications »

Il semblerait bien, en effet, que la bureaucratisation ait pris de nouvelles formes et de plus en plus d’ampleur, dans la recherche comme dans d’autres secteurs 3. Chacun peut alors se sentir seul devant ses objectifs et en concurrence avec d’autres, pour des ressources réduites. « Le chercheur cherche surtout des sous » titre plaisamment le Canard Enchaîné, tout en épinglant la pauvreté du secteur. En France, la recherche publique, c’est deux fois moins d’argent qu’en Allemagne. Les Camille dénoncent aussi, c’est très clair, une certaine paupérisation.

Camille, il et elle

Camille, au prénom neutre, est féministe. Il.elle a signé nombre de publications s’interrogeant sur le rôle du genre dans la domination, en milieu professionnel par exemple, et n’hésite pas à aborder de même les questions de race. Camille n’a pas froid aux yeux.

Comme l’écriture inclusive, cela peut paraître futile. Mais Camille est sérieux.se. Il.elle remarque, dans les Cahiers du genre : « Dans un contexte où il devient de plus en plus difficile de contester publiquement la norme d’égalité des sexes et les droits des femmes sur de nombreux plans, le langage semble devenu un terrain d’expression prisé par les tenant·es de l’antiféminisme, en France comme dans d’autres pays ».

En raisonnant une vision politique (osons le mot), incluante et inclusive, qui veut remettre du commun dans la recherche, attirer l’attention sur les collectifs qui la font, affirme que la science et les connaissances doivent appartenir à ceux qui les produisent, chercheurs, chercheuses et personnels de la recherche, public, contribuables et citoyens, Camille Noûs se conduit en porte-parole paradoxalement anonyme, neutre par le genre mais d’autant plus engagé.e au service d’une réflexion, et d’une action, sur le et les biens communs. Pour son premier anniversaire, il.elle vient de publier un manifeste, « Chercher pour le Bien Commun » dans la revue AOC4.

On avait déjà vu des « Camilles », garçons ou filles, s’exprimer ainsi : c’était à Notre-Dame-des-Landes. Un.e autre (?) Camille a écrit en 2013 « et à mille mains » le petit Livre noir des grands projets inutiles : « On bétonne à tour de bras ! Autoroutes, aéroports, lignes LGV, stades de foot, incinérateurs, centrales nucléaires, lignes à très haute tension… »5. Camille est aussi écologiste. A Notre-Dame-des-Landes, Camille, ce Nous, a eu raison, en tout cas gain de cause, et Camille est partout.

https://rogueesr.fr/20210321/

  1. https://www6.inrae.fr/asirpa/L-approche-ASIRPA
  2. https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2019-4-page-165.htm
  3. voir « Le nouveau phénomène bureaucratique », Philippe Bezes, mars 2020, https://spire.sciencespo.fr/notice/2441/5g7329eguj8bkpsqqns77703p3
  4. https://aoc.media/opinion/2021/04/26/chercher-pour-le-bien-commun/
  5. https://www.babelio.com/livres/Camille-Le-petit-livre-noir-des-grands-projets-inutiles/519657)

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