Quel heurt est-il ?

Published on 15 novembre 2021 |

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[Antibiorésistance et santé globale] En mal de meilleurs traitements

par Sylvie Berthier

Les animaux et les hommes partagent la même boîte à pharmacie, les antibiotiques en particulier. Saurons-nous préserver ces molécules précieuses, considérées comme un bien mondial, indispensables pour soigner tous les êtres vivants ? Ou bien laisserons-nous galoper l’antibiorésistance, qui met à mal santé humaine et santé animale ?

2050, année post-antibiotique. Imaginons. Faute de molécules nouvelles et d’alternatives efficaces, le moindre accouchement, la plus petite blessure, une simple piqûre de rosier peuvent s’avérer fatals. Avec dix millions de décès dans l’année, l’antibiorésistance (ABR), cette « pandémie silencieuse » qui avançait jusque-là à bas bruit est devenue la première cause de mortalité au monde, avec une perte cumulée de 1 000 milliards de dollars de PIB mondial 1.
Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir été alertés. Depuis des décennies déjà, on nous rabâchait que les « antibiotiques, c’est pas automatique ». Vous connaissez la musique. Citoyens, médecins, vétérinaires, éleveurs, agriculteurs, instances politiques, industriels de la pharma et des phytos, nous sommes tous responsables. À force d’avoir essaimé chez les humains, chez les animaux et dans l’environnement, les bactéries se sont « rebellées », devenant multi, voire toto-résistantes aux traitements antibiotiques. Et puis nous n’avons pas été capables de développer de vaccins pour prévenir les maladies ni d’alternatives pourtant prometteuses, par exemple les fameux virus tueurs de bactéries, les bactériophages, ou encore le microbiote, booster d’immunité.
Dommage car, dans les années 2020, certains pensaient que, à l’épreuve du coronavirus, les esprits se seraient (r)éveillés, que l’on aurait enfin compris que la santé est un bien partagé par tous les êtres vivants, qu’ils soient à peau, à poils, à plumes, à nageoires, plantes sauvages ou cultivées. D’ailleurs, le Congrès mondial de la nature, à Marseille, en septembre 2021, avait laissé présager le pire. Alors que le Covid-19 sévissait depuis près de deux ans, fauchant au passage près de cinq millions d’humains, les experts nous avaient mis en garde, les clignotants viraient au rouge : érosion massive de la biodiversité, demande en protéines animales à nouveau à la hausse, échanges de marchandises à tout va. Comme avant la pandémie, comme s’il ne s’était rien passé… Les conditions se trouvaient de nouveau réunies pour favoriser l’essaimage de pathogènes ou de gènes de résistance. Alors, en cet automne 2021, est-on vraiment en capacité, sur le plan mondial, de tordre le cou à l’ABR ? De la théorie à la pratique, ce ne sera pas simple, nous disent en substance deux vétérinaires très spéciaux : Jean-Luc Angot, auteur de « Antibiorésistance animale : santé globale en péril » (Le Déméter 2021), et Élisabeth Erlacher-Vindel, cheffe du service antibiorésistance et produits vétérinaires à l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE).

Pour combattre l’antibiorésistance (ABR), médecines humaine et vétérinaire doivent travailler de concert. Est-ce le cas ?

Jean-Luc Angot, représentant pour la France, au Congrès mondial de la nature 2021, de Prézode 2, une initiative internationale pour « Prévenir les risques d’émergences zoonotiques et de pandémies », président de la section « Prospective, société, international » du Conseil Général de l’Alimentation, de l’Agriculture et des Espaces Ruraux (CGAAER).

Jean-Luc Angot : Les choses se sont arrangées… Longtemps il y a eu un conflit entre la médecine humaine et la médecine vétérinaire, la première accusant la seconde d’être à l’origine de cette ABR. Alors, effectivement, il y a un usage important d’antibiotiques chez les animaux de rente, notamment en France, grand pays d’élevage. Mais à y regarder de plus près, la médecine humaine n’est pas innocente, avec la prescription parfois abusive de ces molécules. Et les plans Écoantibio déployés dans le secteur vétérinaire (lire « Une pilule encore amère ») ont donné d’excellents résultats.

Élisabeth Erlacher-Vindel : Certainement ! Si l’on considère que 60 % des maladies infectieuses affectant les humains proviennent des animaux, il n’est pas pensable de préserver notre santé sans nous préoccuper de celle des animaux. Et vice versa. Les secteurs de la santé humaine et vétérinaire doivent collaborer pour s’assurer que les molécules antibiotiques nécessaires pour traiter les maladies des animaux et celles des humains restent efficaces. Cette collaboration s’étend à d’autres domaines : c’est d’ailleurs à l’issue de l’épisode de grippe aviaire H5N1, en 2004, que les trois organisations intergouvernementales : OMS (santé humaine), OIE (santé animale) et FAO (agriculture) 3 ont enfin mis en place une approche conjointe en termes de santé globale (One Health, Une seule santé) 4. L’ABR – ainsi que la grippe H5N1 et la rage – est l’une des priorités de cette alliance depuis sa formalisation.

Quelles sont aujourd’hui les tensions principales qui persistent au niveau international ?

J.-L.A. : L’approche mondiale est absolument nécessaire, car les gènes porteurs de résistance aux antibiotiques voyagent comme le font les pathogènes. Cela suppose une prise de conscience planétaire, comme pour le CO2 : si tout le monde ne s’y met pas, on n’y arrivera pas. Et le problème, avec l’ABR, c’est qu’il existe un fossé entre les pays qui disposent d’une réglementation sur les antibiotiques, les pays européens par exemple, et ceux dont l’usage de ces produits n’est pas encadré ; ils peuvent être achetés en libre-service sur les marchés, au coin des rues ou sur Internet. Pire, certains produits sont contrefaits, ce qui est un facteur aggravant de l’ABR. Il faut donc utiliser les bonnes molécules, celles notamment qui ne sont pas en concurrence avec celles qui nous sont destinées, et de manière raisonnée. Si la France et l’Europe obtiennent des résultats concrets, en revanche tout reste à faire dans les pays du Sud.

Élisabeth Erlacher-Vindel, cheffe du service antibiorésistance et produits vétérinaires à l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE).

E. E.-V. : Cette question de l’usage est très importante. Il n’est plus acceptable d’utiliser sans réfléchir des molécules d’une telle valeur. D’abord car il n’en existe pas de nouvelles et les alternatives n’ont pas encore été évaluées ; ensuite parce que l’on sait qu’un mésusage des antibiotiques favorise, à terme, le développement de bactéries résistantes … Reste cet écueil à surmonter : si l’ABR est relativement facile à identifier chez les humains – vous êtes malade, vous allez à l’hôpital, on vous fait un antibiogramme, on vous traite spécifiquement –, chez les animaux c’est une tout autre histoire. Si l’on considère les cinq ou six espèces principales de rente, chacune peut être affectée par des maladies spécifiques, puisqu’elles sont élevées dans des systèmes de production et des climats différents. Autre problème : quand un vétérinaire vient traiter des animaux dans une étable, parfois toute petite ou loin d’une ville, il pose un diagnostic et, si besoin et si possible, il utilise des antibiotiques appropriés tant pour des raisons de santé que pour le bien-être animal. Mais, sur le terrain, il n’a pas toujours accès à un laboratoire ou un antibiogramme… Tout cela pour vous dire que, si nous imposions des normes trop contraignantes et trop éloignées des réalités des producteurs de pays défavorisés, l’amélioration des pratiques quant à l’utilisation des antibiotiques serait une utopie. Comment voulez-vous faire comprendre à un individu qui possède une vingtaine de porcs que, si l’on administre tel antibiotique à ses animaux, cela peut entraîner, à l’échelle mondiale, le développement de maladies nosocomiales chez des personnes qui vont se faire opérer du cœur ou de la hanche à l’autre bout du monde ?

Comment faites-vous alors ?

E. E.-V. : Nous avançons pas à pas, pour que les petits agriculteurs modifient progressivement l’usage qu’ils font des antibiotiques sans mettre à mal leur production. Ils doivent pouvoir continuer à subvenir à leurs besoins qui se limitent parfois à leur propre consommation de lait ou d’œufs. Nous leur rappelons l’importance de faire appel à un vétérinaire lorsque leurs animaux sont malades, d’administrer exclusivement des antibiotiques sur prescription vétérinaire et de ne pas utiliser certaines molécules en première instance. Il semble que nous soyons sur la bonne voie : au niveau mondial, on note une baisse de 34 % de l’utilisation des antibiotiques chez les animaux terrestres et aquatiques. C’est un bel encouragement car nous avons mené un gros travail de collecte des données sur l’usage de ces antibiotiques 5 avec les pays membres de l’OIE. Pour moi, la clé du changement passe aussi par davantage de vétérinaires dans le monde, des professionnels éthiques et prudents, qui auraient la responsabilité de prescrire et de délivrer ces médicaments lorsque cela se justifie mais qui, surtout, aideront à améliorer l’état de santé des animaux grâce à de meilleures mesures de prévention et de biosécurité. Beaucoup de pays ont déjà mis en place ces mesures et l’effort devrait aller vers les pays qui ont besoin de support.

Il y a donc une tension importante sur l’usage des antibiotiques pour soigner les animaux. Y a-t-il d’autres points noirs ?

J.-L. A. : Oui, l’autre débat épineux, sur le plan international, concerne l’ajout d’antibiotiques à l’alimentation des animaux d’élevage à des fins préventives. Problème, ces promoteurs de croissance se retrouvent ensuite dans l’alimentation humaine. Cette pratique, interdite en Europe depuis 2006, est aujourd’hui considérée comme un facteur important de développement de l’ABR. Or, de nombreux États dans le Monde, comme les États-Unis, le Canada, le Japon et des pays d’Amérique du Sud y ont recours. Plus grave, ces derniers tentent d’instrumentaliser les pays en développement. Ils leur font croire que l’Union européenne, en voulant imposer des normes sur les antibiotiques, veut les empêcher d’accéder aux marchés internationaux. Cela provoque des frictions mondiales et des débats tendus au Codex Alimentarius 6.

E. E.-V. : C’est vrai, néanmoins il faut garder en tête la complexité de la situation. Dans certains pays, des gens achètent l’alimentation de leurs animaux sans même savoir qu’elle contient des antibiotiques. Nous voudrions au moins, comme mesure urgente, que les antibiotiques les plus cruciaux, ceux que nous devons préserver pour la santé humaine et animale, ne soient pas utilisés en tant que promoteurs de croissance.

On voit bien la complexité du problème et le temps qu’il va falloir pour le régler… Quel est le risque aujourd’hui ?

J.-L. A. : Que surgisse une pandémie humaine issue de l’animal, non plus avec un virus, comme la Covid, mais avec une bactérie pathogène pour laquelle nous n’aurions aucun traitement. Ce scénario catastrophe entraînerait de graves conséquences sanitaires, économiques et sociales. Autre cas de figure, l’arrivée d’une épidémie sans caractère pandémique, mais avec de graves conséquences au niveau local. Troisième scénario, la survenue d’une maladie ingérable restant confinée au monde animal, non transmissible à l’homme, mais avec des pertes économiques colossales.

A-t-on un exemple de bactérie qui se soit diffusée à l’échelle mondiale et qui nous a fait peur ?

J.-L. A. : Pas à l’échelle mondiale, heureusement. Mais on sait que certaines souches d’Escherichia coli peuvent avoir des conséquences très importantes (on l’a vu en 2011 avec les graines germées contaminées 7), ainsi que des salmonelles, des listerias ou les staphylocoques dorés, l’un des principaux agents responsables de maladies nosocomiales. Sans oublier toutes celles qui ne sont pas forcément pathogènes mais qui peuvent le devenir. Il est donc urgent de mettre en place de bonnes pratiques, de renforcer la recherche et de développer les innovations et les alternatives (lire « Quelle ordonnance demain ? »).


Une pilule encore amère

En France, en 2018, quelque 728 tonnes d’antibiotiques pour la santé humaine et 471 tonnes pour les animaux (95 % pour l’élevage, majoritairement les porcs et les volailles, et 5 % pour les animaux de compagnie) ont été vendues.
Du côté des animaux, avec – 37 % de consommation de ces molécules en cinq ans, le plan français ÉcoAntibio 1 (2012-2016) porte ses fruits. Cette première phase, qui a permis de réglementer l’usage des antibiotiques critiques 8, d’interdire les systèmes de rabais ou de ristourne et de régler la question des conflits d’intérêts avec les laboratoires pharmaceutiques, a été prolongée d’une deuxième étape (2017-2021), davantage axée sur la sensibilisation des acteurs (vétérinaires, éleveurs…). Les résultats seront livrés par l’Anses, en novembre… À suivre. Du côté des humains, après dix ans d’augmentation, la consommation globale d’antibiotiques dans l’Hexagone (2019) baisse enfin mais elle demeure encore supérieure d’environ 30 % à la moyenne européenne.
Bref, encore trop d’antibios circulent sur le territoire et dans l’alimentation. Sanction : après l’Italie, la Grèce, la Roumanie, le Portugal et Chypre, la France s’affiche ausixième rang des pays européens les plus affectés par la résistance aux antibiotiques. Traduction en chiffres : 125 000 infections à bactéries multirésistantes et 5 500 décès liés à ces affections.

Accéder à la suite de l’article [Antibiorésistance et santé globale] Quelle ordonnance demain ?



  1. https://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2016/09/18/by-2050-drug-resistant-infections-could-cause-global-economic-damage-on-par-with-2008-financial-crisis
  2. https://prezode.org/
  3. OMS : Organisation Mondiale de la Santé, OIE : Organisation mondiale de la santé animale, FAO : Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture.
  4. https://revue-sesame-inrae.fr/covid-19-santes-humaine-et-animale-destins-lies/
  5. Fiche sur le 5e Rapport annuel de l’OIE : « Agents antimicrobiens destinés à être utilisés chez les animaux ». https://www.oie.int/app/uploads/2021/05/fr-5th-annual-report-factsheet-final-ld-compressed-min.pdf
  6. Créé en 1962, le Codex Alimentarius, placé sous la tutelle de la FAO et de l’OMS, rassemble 188 pays dans le monde dont les délégués élaborent des normes, lignes directrices et codes d’usages internationaux régissant les aliments. Le but, protéger la santé des consommateurs et assurer des pratiques loyales dans le commerce alimentaire.
  7. https://www.agrobiosciences.org/archives-114/alimentation-et-societe/publications/ca-ne-mange-pas-de-pain/article/a-propos-de-la-securite-sanitaire-des-aliments-la-folle-odyssee-des-toxines
  8. Les antibiotiques sont divisés en trois catégories (critique, élevée et moyenne), selon leur importance en santé humaine. Afin de préserver leur efficacité, on a recours à ceux estampillés critiques quand les autres traitements ont échoué. Autant dire que leur utilisation chez les animaux fait l’objet d’une surveillance soutenue.

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