À mots découverts

Published on 25 mai 2020 |

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[Acceptabilité sociale] N’est-ce pas trop tard ?

Par Valérie Péan

Souvenez-vous de vos années d’école. Sur les bulletins de notes, la mention « acceptable » n’incitait guère à pavoiser. L’équivalent d’un « passable ». Très en deçà du sens premier, « digne d’être accepté ». C’est justement entre ces deux appréciations que balance la notion d’acceptabilité sociale, inscrite sur les documents de la plupart des opérateurs souhaitant diffuser une nouvelle technologie ou lancer le chantier d’un grand équipement : entre, d’un côté, le médiocre exercice de communication censé déminer les contestations et, de l’autre, la méritoire procédure de coconstruction pouvant d’ailleurs mener, elle aussi… au retrait du projet. 

Mise en marché d’une nouvelle technologie, implantation d’éoliennes, tracé de ligne à grande vitesse… Désormais, que vous soyez public ou privé, il vous faut en passer par l’acceptabilité sociale. Maturité du système démocratique où les opérateurs cherchent à coconstruire leur projet avec les futurs usagers ou riverains ? Pas vraiment. Plutôt tentative plus ou moins habile de désamorçage des contestations à venir. C’est que le citoyen a pris ses aises et ne se gêne plus depuis quelques décennies pour occuper votre chantier ou saboter la pleine diffusion de votre merveille technique. Il est devenu sourcilleux. On lui promet du progrès ? Il se méfie. On lui parle de bienfaits collectifs ? Il regarde ce qu’il lui en coûte personnellement. Bref, il s’informe, se forme, se rassemble et se mobilise. Vu sous cet angle, une vraie galère pour les aménageurs et opérateurs en tout genre. D’où le « succès » des procédures d’acceptabilité sociale. Récemment, la ministre de la Transition écologique et solidaire annonçait ainsi des mesures pour « renforcer l’acceptabilité de l’énergie éolienne ». Au programme, « lever les verrous » en montrant que l’on maîtrise les risques et les nuisances ou encore publier des guides de bonnes pratiques… Un souci d’améliorer le « comment », à coups de messages, de réunions publiques ou de démarches dites de concertation, mais jamais d’interroger le « pourquoi ». Classique. Au point que cette notion d’acceptabilité s’assimile souvent à une « opération de charme » voire, pour les plus critiques1, à « une manufacture du consentement ».

Le social convoqué en bout de course

Petit retour en arrière pour mieux comprendre. Née dans les années 1970-80 quand grandissent les contestations de projets technologiques à risque, elle répond principalement au souci des développeurs économiques de voir leurs investissements bloqués en chemin par la mobilisation de collectifs. Loin d’être neutre, l’acceptabilité sociale fleurit sur un terreau normatif, dont les présupposés sont quelque peu contestables, ainsi que l’explique le sociologue Rémi Barbier : « S’il y a une montée en puissance de la conflictualité autour des projets c’est que notre société, soumise à un flux constant d’innovations, développerait une résistance au changement, des “freins” à l’innovation. » Dès lors, pas la peine de s’interroger sur le projet ou l’objet en question, « il s’agit d’aller chercher les raisons du rejet du côté du social, par exemple en arguant d’un déficit de connaissances ou d’une information insuffisante ». Quand bien même la procédure de consultation du public est menée honnêtement, la logique est souvent la même : elle part du projet, conçu dans les sphères techno-industrielles ou institutionnelles, et descend vers le citoyen. « Dans cette affaire, où le projet serait promesse de progrès, le corps social est résiduel. Il est convoqué en bout de course. C’est un simple récepteur », confirme Rémi Barbier, qui souligne les cadrages très orientés de ces dispositifs et l’asymétrie des positions. Ordre du jour, calendrier, fléchage des sujets possibles de questionnements – et exclusion de ceux jugés inopportuns –, choix des prises de parole, tout est généralement entre les mains du maître d’ouvrage. 

Que dire également des « mesures » de l’acceptabilité sociale de telle innovation, réalisées en amont de son lancement, via notamment des enquêtes d’opinion ? Peine perdue. D’abord parce que « l’acceptabilité, ce n’est pas une propriété intrinsèque de l’objet, une qualité qui lui serait consubstantielle », précise le sociologue. C’est dans l’interaction entre l’objet, les humains et les milieux où ils prennent place que se joue notre affaire. Et puis c’est considérer que l’accord obtenu un temps serait gravé dans le marbre, figé une fois pour toutes. Or rien de tel dans les faits. À tout moment, la contestation peut rebondir, avec l’arrivée de nouveaux acteurs, l’acquisition de connaissances et de capacités, l’irruption d’un argument inédit, l’écho d’autres mobilisations qui entrent en résonnance, l’évolution des représentations… 

Avec des pincettes

Faut-il dès lors bannir cette terminologie, à la fois floue, controversée et perméable à des conceptions proches du simple contrôle social ? Avec d’autres, Rémi Barbier, invitant toutefois à la vigilance (« Une notion à prendre avec des pincettes », confie-t-il), a choisi de conserver l’expression, comme un mot clef largement en circulation dans les milieux académiques et les univers professionnels. Tant pour enquêter sur la manière dont elle est employée et mise à l’épreuve, qu’afin de pouvoir engager le dialogue avec les porteurs de projets ; pour voir s’il est possible de passer à une approche sociotechnique et d’analyser ses effets, depuis la transformation, chez chacun des acteurs, des savoirs, des attitudes, des relations au territoire jusqu’à la cristallisation d’un rapport de forces en passant bien entendu par la reprise du projet lui-même. 

Car il y a aussi des expériences riches d’enseignements et porteuses d’un renouveau des pratiques. Le formidable déploiement de cette notion d’acceptabilité sociale serait ainsi non pas le symptôme d’une société postmoderne individualiste clamant Nimby2 au détour de chaque chantier, mais le germe possible d’une « refonte lente et graduelle de la démocratie », selon les mots de Francis Chateauraynaud3, où les « mobilisations collectives, en étendant le domaine de la critique [peuvent rétroagir] sur les processus de décision ». Si l’auteur indique qu’il s’agit là d’une version résolument optimiste, il n’empêche que, sur le terrain, les approches menées depuis des années par une poignée de structures pourraient aller dans ce sens : le cabinet Missions Publiques et la société Respublica Paris, l’association Arènes à Marseille, la coopérative DialTer en Auvergne, ou encore Médiation et Environnement cofondée par Christophe Beurois (lire entretien). Leurs maîtres mots : dialogues collaboratifs, projets inclusifs, délibérations, compétences des collectifs. Si ce n’est qu’ils interviennent souvent très en amont des procédures d’acceptabilité sociale, dès la naissance du projet. 

Lire aussi l’entretien avec Christophe Beurois.

« Pour emmener le corps social, il faut passer de la symphonie au jazz »

L’éolien, contre vents et marées ?

En France et ailleurs, le développement de l’éolien a le don de provoquer la tempête. Partout où l’éolien s’implante, ses pales brassent la colère. Typique du syndrome Nimby ? Non, plutôt des projets pensés « par le haut », raisonnés selon une approche de zonage du territoire, porté par le privé, expliqué en nombre de photons et de tarifs de l’électricité. Étudié par les chercheurs Alain Nadai (Cired) et Olivier Labussière (CNRS), ce cas de l’éolien montre que planification et politique centralisée de protection du paysage doivent laisser place à une autre approche : une logique de projet ouvert aux recompositions sociales et incluant tous les communs existants, dont le paysage, mais aussi cette ressource partagée qu’est le vent. À lire dans la revue Sesame n° 6 et sur le blog http://revue-sesame-inra.fr/transitions-energetiques-transformations-socioecologiques/

  1. Les critiques les plus nombreuses se situent au Québec, émanant de militants tels que le géographe Bruno Massé https://quebec.huffingtonpost.ca/bruno-masse/acceptabilite-sociale-concept_b_3972876.html 
  2. Nimby : acronyme de Not in my backyard, signifiant « pas dans mon arrière-cour ». Apparue aux États-Unis dans les années 1980, cette expression désigne l’attitude d’individus qui refusent l’impact, dans leur environnement proche, d’une technologie, même si celle-ci bénéficie à la collectivité. Une conception visant à décrédibiliser les mouvements protestataires.
  3. Francis Chateauraynaud, « Les figures de l’acceptabilité en régime de critique radicale », texte de la communication au colloque ACFAS, « L’acceptabilité sociale des projets miniers : du Québec au reste du monde », Montréal, 14 mai 2014.

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