À mots découverts

Published on 25 mai 2020 |

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[Acceptabilité sociale] Entretien avec Christophe Beurois

« Pour emmener le corps social, il faut passer de la symphonie au jazz »

Il dit qu’il fait des « bricolages productifs » qui redonnent des couleurs à nos systèmes démocratiques. Avec son franc-parler, Christophe Beurois, cofondateur de la coopérative Médiation et Environnement, installée dans la Sarthe, nous livre son point de vue tranché sur la notion d’acceptabilité mais aussi sur la montée de la conflictualité et les écueils des procédures classiques de concertation. Pour lui, c’est une nouvelle partition qu’il faut mettre en œuvre.

Au cours de vos multiples commandes d’accompagnement de projet, avez-vous déjà connu des échecs ?
Christophe Beurois
 : Sur quoi on évalue la réussite d’un processus de dialogue et de concertation ? Si le critère est le degré de mise en œuvre du projet, c’est assez pauvre. La question que nous nous posons, c’est plutôt : a-t-on réussi à transférer la question posée dans un champ social suffisamment large et est-ce que ce dernier se l’est approprié ? Le niveau de connaissance a-t-il été accru ? Le collectif a-t-il pu produire, en connaissance de cause, des propositions ou des délibérations éclairées ? Là, on a plutôt des indicateurs de réussite. Mais, pour certains maîtres d’ouvrage, nos indicateurs de réussite c’est un projet planté ! Cela dit, ceux qui viennent nous chercher savent à quoi s’attendre, ils ne tombent pas sur nous par hasard. Ils savent que ce que nous défendons, ce n’est pas l’objet technique. Nous ne travaillons pas pour lui, mais pour un territoire et ses habitants. Ce qui est compliqué à négocier avec les commanditaires, c’est leur mise en retrait : moins ils lâchent prise, plus ils sont dans des situations à risque. 

Même quand une concertation est réussie, la contestation peut rebondir à n’importe quel moment. Comment gérez-vous ce phénomène ?
Le problème c’est plutôt celui des processus menés sur des temps longs. C’est leur limite. Nous sommes parfois sur un pas de temps de dix ans. En cours de route, le corps social a évolué, les personnes mobilisées initialement sont parties, et le consensus social qu’on a construit au cours des deux ou trois premières années est du coup fragilisé lorsqu’on passe à l’étape suivante, celle de la mise en chantier. C’est pour cela que nous prônons une concertation en continu. 

Vous êtes sur le terrain depuis deux décennies. Comment a évolué votre secteur d’activité, celui de la médiation et de la concertation ? 

Quand on a commencé, nous n’étions que quatre ou cinq structures. Peu à peu, avec les obligations réglementaires, c’est devenu un secteur de formation et un marché. Du coup, les boîtes de communication se sont emparées des outils de délibération. Elles ont adossé ces procédures de dialogue à leurs techniques de communication. Et puis nous avons vu arriver de grosses boîtes d’ingénierie qui ont pensé que, si elles faisaient les concertations préalables à certains chantiers, cela faciliterait l’obtention de leur maîtrise d’œuvre. Une façon tactique d’occuper le terrain. Mais il y a une autre évolution, plus structurelle : avant 2000, la coconstruction et la participation étaient vues comme un moyen de combler les manques de la démocratie représentative et de faire monter le niveau de confiance dans la décision collective pour que le projet marche. Aujourd’hui, nous n’en sommes plus du tout là ! Le champ social a considérablement changé, avec un niveau de conflictualité beaucoup plus important. Désormais, le conflit intervient dès l’amorce du processus de dialogue, ce qui peut parvenir à remettre en cause les fondements de ce dernier, c’est-à-dire l’écoute réciproque et l’échange argumenté. À cela s’ajoute un deuxième phénomène : nous sommes dans un moment particulier, celui de la transition, qu’elle soit énergétique, sociale ou autre. Or, la transition c’est une mise en mouvement, laquelle est toujours fondée sur du déséquilibre. C’est à la fois intéressant et très compliqué : cela nous oblige à penser les outils de dialogue comme des outils qui mettent la communauté en déséquilibre car telle est la condition pour la mettre en mouvement, la faire avancer. Et là, on voit bien que la question de l’acceptation est totalement contraire à cette visée. Il faut plutôt rechercher un socle d’accord souvent transitoire, construit sur une surface sociale la plus élargie possible pour permettre l’action. 

Concrètement, comment parvenir à ce socle d’accord ?
Pour dire les choses clairement, quand il y a un changement technique, les gens peuvent s’y opposer pour des raisons a priori légitimes de nuisances et de qualité de vie. Les faire entrer dans un processus de concertation ou d’acceptation c’est travailler au renoncement de leurs arguments. C’est pour cela que nous essayons de ne pas trop mettre les pieds dans ces dispositifs visant l’acceptation sociale. Car une des façons de travailler correctement sur l’approbation ou non d’un projet c’est de viser les conditions nécessaires pour sa mise en place, quitte à mettre l’option zéro dans le panier : le retrait du projet. Si celui-ci n’est jamais dans le périmètre de discussion, cela appauvrit la dimension démocratique.

Pourquoi une telle montée en conflictualité, d’après vous ? En raison de la défiance envers les autorités de régulation, de la crise de notre système démocratique, de la montée en compétence des citoyens ?
Oui, c’est l’explication de premier rang. Le temps est mort où la Datar était perçue légitime comme instituant l’intérêt général. On a perdu cette capacité de l’État. Nous avons donc besoin de retricoter des capacités, forcément à l’échelle du territoire. Mais c’est aussi un problème lié à la transition que j’évoquais tout à l’heure. Un enjeu tellement fort qu’il conduit les gens à mettre la tête dans le sable tant l’avenir paraît barré. 

Mais les citoyens ont-ils toujours raison ?
Depuis un an et demi, ils ont parfaitement compris que plus ils tapent fort plus ils ont de chances de faire plier la technostructure. Nous le ressentons très fortement. Pour certains, entrer dans un espace public de discussion, arguments contre arguments, pour construire collectivement les conditions du changement, cela ne sert à rien, mieux vaut « bastonner » pour mettre le système en déséquilibre. 

« Participer, c’est déjà accepter », dénoncent en effet des militants. Cela vous met-il en difficulté ? Pas vraiment, car nous sommes toujours un pas avant le projet. Prenez le projet de territoire Garonne Amont1 : on ne discute pas d’un projet précis, on met en débat des éléments prospectifs et de grands principes d’action. Après, il est certain que, lorsque nous allons passer de ces grands principes à leur déclinaison territoriale, ce sera plus compliqué. Mais moins que si on n’avait pas fait ce travail au préalable. Y compris en gardant l’option zéro.

Ce n’est donc plus le marché qui dicte l’aménagement…
Les entreprises et les collectivités ne peuvent plus raisonner d’un point de vue sectoriel, mais par la coopération. Cela oblige à revoir complètement les façons de faire. Pour prendre une image, habituellement, la façon de jouer et la partition sont symphoniques : il y a un chef d’orchestre – que ce soit l’État, la maitrise d’ouvrage, le département, la collectivité ou l’opérateur – qui met certes en place des processus collectifs mais il tient toujours la baguette. Or ce qui se profile c’est qu’il faudrait passer au jazz2: chacun vient contribuer à hauteur de ce qu’il est et de ses compétences. Ce qui compte, c’est la mise en coopération pour produire un objet commun. Face à l’inertie de la technostructure, les plus maniables pour parvenir à changer les manières de faire ce sont les collectivités, les métropoles, les territoires… Sauf que le rejet social des dispositifs est tel que reste cette question de fond : n’est-il pas trop tard ?

  1. Ce projet de territoire vise à assurer une gestion concertée et durable de l’eau en Garonne amont. Dans ce cadre, un dialogue citoyen s’est déroulé du 22 mars au 12 septembre 2019. Initiée par le conseil départemental de Haute-Garonne et ses partenaires institutionnels, cette réflexion commune doit permettre ensuite de proposer un plan d’actions concrètes. 
  2. C’est au sociologue américain Richard Sennett que l’on doit cette image à propos de la nécessaire coopération entre les individus. Il distingue l’orchestre qui cherche à s’accorder en répétition sur la manière d’interpréter un morceau, et le groupe de jazz qui improvise en s’écoutant. En clair, c’est le processus qui est mis en avant plutôt que le résultat, même consensuel.




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