Publié le 26 mai 2021 |
2[Abattages préventifs] Et si on rectifiait le tir ?
Par Laura Martin-Meyer
L’émergence d’une épidémie au sein de la faune sauvage ou domestique n’est pas seulement dommageable à l’élevage ou, éventuellement, à la santé humaine. Elle l’est avant tout pour ces animaux, malades, bien souvent, de nos propres dysfonctionnements. Une crise sanitaire ? Direction l’équarrissage, quand bien même, parfois, les malheureux élus sont sains. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. L’expression, rendue célèbre par Molière dans « Les Femmes savantes », pourrait se décliner à l’infini tant elle est d’actualité : qui veut tuer ses renards, blaireaux, canards ou visons les accuse de la rage, certes, mais aussi de la tuberculose, de la grippe aviaire ou de la Covid-19. Mais pas question, dans le langage administratif de parler de tuerie. Il s’agit plutôt de « dépeupler » à titre préventif et systématique. Avec, en tête de l’ordonnance (préfectorale), cette priorité : la protection de la santé humaine, en cas de zoonose. Et de la santé de son économie, en cas d’épizootie1. Prenez cet élevage de visons d’Eure-et-Loir, détecté positif à la Covid-19 en novembre 2020. Dans la foulée, « l’abattage de la totalité des 1 000 animaux encore présents sur l’exploitation […], afin de protéger la santé publique contre la Covid-19 » est ordonné par le ministre de l’Agriculture. Triste mois de novembre car, au même moment, survient une nouvelle épizootie mondiale de grippe aviaire, avec des premiers foyers repérés en Russie et au Kazakhstan. Et le verdict de tomber pour un élevage de 6 000 canards, situé dans les Landes, détecté positif le 5 décembre 2020. Là aussi, aller simple pour l’équarrissage, avec quelque trois autres millions et demi de palmipèdes concernés, durant toute la crise. Funeste bilan, pas loin derrière celui des deux dernières grippes aviaires, H5N1 en 2015-2016 et H5N8 en 2016-2017, qui avaient conduit à la condamnation de quatre millions de canards.
L’histoire avec une grande hache
Vous saturez déjà ? Normal, car depuis les premiers abattages de ruminants atteints de la peste bovine au XVIIIe siècle, en passant par les bûchers de vaches folles, jusqu’à la destruction de nos visons et volailles, c’est toujours la même routine inflexible : identification d’un agent pathogène, destruction des animaux touchés ou susceptibles de l’être, désinfection des lieux et repeuplement. Du moins, dans les pays dits développés et le plus souvent exportateurs (voir encadré : « Indemne… de vaccin ? »). Pour comprendre la mécanique, crochet par l’histoire. C’est au début du XVIIIe, en pleine peste bovine, que l’on songe pour la première fois à systématiser « l’abattage sanitaire ». Giovanni Maria Lancisi (1654-1720), premier médecin du pape Clément XI, est chargé de trouver un rempart à l’extension de la maladie dans les États pontificaux. Ses recommandations : « Si la maladie se répand, placer immédiatement les bovins malades dans une étable isolée. Pour les bovins visiblement atteints de maladie, il faut les exécuter aussitôt d’une balle d’escopette, afin que pas une seule goutte de sang contaminé ne soit répandue. » Traversons la Manche, sous le règne du roi George Ier, pour voir les premières applications du traitement de choc : en l’espace de trois à cinq mois, 6 000 bovins sont exécutés dans le Middlesex, l’Essex et le Surrey. Et la maladie de décliner jusqu’à disparaître entièrement, au rythme des carcasses qui s’entassent. Même scénario en France, en 1774, à cette réserve près du professeur Félix Vicq d’Azyr : « Que l’on se garde bien d’une loi aussi sévère lorsqu’on n’a pas les moyens de la faire exécuter partout et en même temps ; alors au lieu d’un projet utile on exécuterait une suite de vexations aussi onéreuses à l’État qu’elles sont à charge aux particuliers…»2 Pas sûr que le conseil soit parvenu jusqu’à nous.
Mécanique tragique
Nous revoilà en 2021, les mêmes outils de gestion de crise en poche – quoique peut-être un peu rouillés. Seule nouveauté : l’extension des mesures d’abattage à tous les animaux, même sains, situés à proximité des foyers d’infection. Question de prévention, depuis les vagues successives de fièvre aphteuse qui ébranlèrent le continent européen dans les années 1990 et en 2001. Comme le rappelle François Moutou, vétérinaire, épidémiologiste et ancien directeur adjoint du laboratoire santé animale de l’ANSES3, c’est un désastre car le virus se transmet par l’air et les animaux commencent à l’excréter avant l’apparition des premiers signes cliniques. Du coup, à compter de ce moment-là, un élevage, même indemne, pouvait se voir condamner du seul fait de sa proximité avec un foyer de contamination. Dès lors, un arbitrage s’impose : « Doit-on attendre de voir apparaître les signes cliniques de la maladie pour abattre, ou doit-on le faire avant ? » Si les modèles prédictifs concluent à une forte probabilité de contamination de l’élevage en question, c’est simple, direction l’abattoir. Voilà, pour la première fois en 1993, le sort réservé à une exploitation italienne de 20 000 cochons avoisinant un foyer de fièvre aphteuse. « D’un point de vue économique, c’était la solution la plus rationnelle, même si, déplore le vétérinaire, on a sans doute abattu 20 000 cochons sains ». Mais touché, cet élevage en aurait contaminé « des dizaines et des dizaines d’autres » et probablement coulé la profession tout entière. Même scénario en 2001, lorsqu’une extraordinaire vague de fièvre aphteuse frappe à nouveau l’Angleterre puis le reste du continent européen. Et une fois le feu éteint ? « On n’a jamais pris le temps de faire un retour d’expérience, à froid, pour mettre en commun toutes les pratiques à l’échelle européenne ; pointer ce qui a fonctionné ou pas », s’émeut F. Moutou. Dommage car, depuis, la même mécanique tragique s’applique à tous les animaux d’élevage touchés de près ou de loin par une épidémie. Par exemple, lors de l’épisode d’influenza aviaire, fin 2020, où tous les oiseaux d’élevage et de basse-cour situés dans un rayon d’un kilomètre autour des lieux de contamination ont été abattus. De fait, de telles pratiques d’abattage préventif ont « commencé à devenir “sensées” à partir du moment où on a concentré les troupeaux, de plus en plus grands, dans certains bassins. » Sans compter qu’au sein des élevages de porcs et de volailles, notamment, « tous les individus sont homogènes. Sur le plan génétique, ce sont comme des “clones” ». Et les « clones », les virus, bactéries ou champignons adorent ça : moins de diversité génétique, cela veut dire moins d’obstacles à leur propagation. D’aucuns, comme l’écologue et biologiste Serge Morand, sont d’ailleurs plus tranchants : les élevages intensifs constitueraient de véritables « bombes bactériologiques ». Quant à remettre en question nos pratiques, pas sûr qu’on y soit prêt tant que la faune sauvage, accusée de propager les agents pathogènes au sein des cheptels, demeure un « parfait bouc émissaire », souffle F. Moutou.
Nous trompons-nous de cible ?
Sortons justement de l’autre côté de l’enclos, pour aller sur les traces des renards, bouquetins et autres chauves-souris. Quand une épidémie les frappe, quelle est la marche à suivre ? « Pour l’instant, on se borne encore à vouloir procéder comme dans nos cheptels », regrette le vétérinaire. Prenons le cas du bouquetin du Bargy, qui devient fâcheusement célèbre en 2013. Fin 2011, on découvre chez deux enfants du Grand-Bornand des cas aigus de brucellose, après qu’ils eurent mangé du caillé de lait cru. Trois mois après, dans la même commune, une vache qui vient d’avorter est contrôlée : elle a contracté une souche de Brucella melitensis proche de celle des enfants. Comment a-t-elle été infectée ? Passent quelques mois et, à l’automne 2012, on croit avoir trouvé la pièce manquante du puzzle : des observateurs de terrain trouvent des lésions brucelliques sur les pattes de bouquetins sauvages, confirmées au laboratoire. Coupable idéal, l’affaire éclate. « C’est le reblochon ou les bouquetins », lit-on en une des médias. Il y a tout de même un hic, détaille F. Moutou, directement impliqué dans le dossier à l’Anses : assez vite, on s’aperçoit « qu’il n’y a pas eu de contacts entre la faune sauvage, typiquement les bouquetins, et la vache en question ». L’explication la plus crédible, d’après lui : une contamination indirecte. Selon cette hypothèse, un bouquetin femelle malade aurait avorté et un autre animal aurait déplacé l’avorton pour le consommer, à proximité des bovins. « Statistiquement, cela ne serait vraiment pas de chance mais c’est possible. » Les préconisations de l’Anses ? Ne rien faire, la probabilité que l’événement se reproduise étant proche de zéro, faisait partie des options proposées. « Une autre, indique F. Moutou, consistait à faire des prélèvements sur les bouquetins, pour éliminer les seuls individus positifs tout en marquant et en libérant les individus sains. » C’était sans compter avec le préfet de l’époque, pas tout à fait du même avis. À la Toussaint 2013, il ordonne l’abattage de tous les bouquetins de plus de cinq ans peuplant le massif du Bargy4. Aucune analyse n’a été faite sur ces animaux abattus. Résultat : les tireurs ayant prioritairement tué les grands mâles, plus visibles, ont laissé le champ libre aux individus plus jeunes, qui ont alors pu s’accoupler et se contaminer au contact de femelles épargnées et séropositives. « On a donc fait exploser la prévalence de la maladie dans l’effectif, avec le risque que les animaux disséminent la bactérie – ce qui, pour l’instant, et heureusement, n’est pas arrivé », conclut F. Moutou. D’où cette question : pourquoi un tel décalage entre l’échelle de l’expertise et celle de la décision publique ? Éléments de réponse dans le Code de l’environnement : avant de prendre un arrêté ordonnant l’abattage d’une espèce « dans l’intérêt de la santé publique », le préfet doit, au préalable, saisir l’Anses sur le bien-fondé d’une telle mesure. Problème, explique le vétérinaire, « rien ne l’oblige à tenir compte de cet avis ». Comprenez : au préfet le dernier mot. C’est ainsi qu’une foule d’espèces – renards, blaireaux, bouquetins…, dont l’Anses avait déconseillé la destruction, figurent aujourd’hui sur le tableau de chasse de certains décideurs peu regardants. Pour le vétérinaire, c’est clair, le poids des lobbies compterait double, voire triple, dans la balance. Pas si simple, nuance Thierry Durand, vétérinaire-inspecteur et biologiste, directeur adjoint du parc national des Écrins : « Le problème de fond, c’est que les lobbies surfent sur un terreau de méconnaissance de la dynamique des agents pathogènes dans les écosystèmes. » Et là, c’est toute la copie qui est à revoir et des années de sous-investissement qui restent à combler.
Patate chaude et risques surévalués
Las « des réponses simplistes consistant à éradiquer puis à réfléchir ensuite », T. Durand pose, en 2017, les premiers jalons d’une stratégie sanitaire pour les parcs nationaux. Avec l’ambition qu’elle essaime à d’autres espaces. Objectifs ? « Mieux connaître, anticiper les crises, intervenir en amont et éviter les mesures radicales comme les abattages massifs », en invitant l’ensemble des acteurs concernés à « se mettre autour de la table ». Car, insiste-t-il, « le moment où éclate la crise n’est peut-être pas le plus opportun pour aborder les sujets sensibles et il faut concerter “en temps de paix” ». Trois axes prioritaires : la connaissance, la surveillance et la gestion. Plus la naissance attendue d’un « observatoire des maladies émergentes de la faune sauvage », à même de hiérarchiser les affections à gérer. Il s’agirait d’allouer majoritairement les moyens sur les couples hôte-agent pathogène à fort enjeu et de remédier au défaut d’acculturation des acteurs sur la question. Un dispositif de gouvernance impliquant les trois ministères concernés – Santé, Agriculture et Environnement – est à l’étude, indique T. Durand ; ce serait « tout à fait neuf en termes de décloisonnement des expertises et des modes de gestion ». Mais, pour l’heure, en situation tendue, « la patate chaude se passe de l’Agriculture à l’Environnement, puis va à la Santé », sans vision partagée. Et la gestion dans tout ça ? Outre les mesures de biosécurité qu’il invite à mettre en œuvre partout où c’est possible5 , le vétérinaire propose d’appliquer à la gestion de risques la séquence « Éviter-Réduire-Compenser (ERC)6 », bien connue en matière de protection de la nature. Premièrement, éviter : a priori, « le principe est plutôt celui de la non-intervention ». Explications : « La présence d’un agent pathogène n’induit pas automatiquement sa transmission. Parfois, on est bien inspiré de ne rien faire… » En témoigne la rage des chauves-souris : certes, « c’est un virus rabique et si on vous l’inocule vous êtes à peu près sûr de mourir. Pourtant, la probabilité que vous l’attrapiez est proche de zéro si vous n’intervenez pas directement sur les rares colonies infectées7 ». L’enjeu, ici, est donc de « ne pas confondre le risque et le danger ! » Traduction : chercher la petite bête pourrait nous coûter gros. Soit, mais que faire en cas de risques avérés pour la santé humaine ? C’est là qu’entre en scène le R de « réduire » où, une fois n’est pas coutume, un juste dosage s’impose en fonction des contextes locaux. Prenons le cas des leptospiroses associées aux activités de pleine nature, zoonoses transmissibles à l’homme notamment via l’urine des rongeurs, dans les rivières et autres cours d’eau, réservoirs potentiels de pathogènes. « Au lieu de détruire tous les rongeurs en faisant du piégeage massif », ne pourrait-on pas envisager de sensibiliser les pratiquants d’activités d’eau douce, tout en « procédant à des dératisations ponctuelles » dans les zones où les probabilités de contact sont les plus importantes ? Moustiques, tiques, la formule pourrait s’appliquer à bien d’autres espèces vectrices de maladies. Le tout étant de faire de véritables analyses de risque environnemental, au lieu de courir après l’illusoire suppression de tous les dangers. Reste cette interrogation : « Jusqu’où s’autoriser à intervenir et à partir de quand laisser place aux processus de régulation naturelle ? » ; c’est là qu’intervient la notion de gestion adaptative. Car, en cas de mesures drastiques, il importe d’envisager une compensation des dommages infligés aux écosystèmes, « ultime marche à franchir en cas d’épuisement des approches fondées sur l’évitement ou la réduction du risque. » Prudence, toutefois, car la reconstitution d’écosystèmes fonctionnels peut s’avérer très coûteuse, comparée à la mise en place de mesures préventives. Pour le directeur adjoint du parc national des Écrins, elle serait même la plupart du temps « illusoire ». Et celui-ci de conclure sur une note d’impertinence : « En matière de maîtrise de maladies de la faune sauvage, la rage du renard, zoonose majeure, reste le cas le plus emblématique qu’on ait jamais connu en France : à ma connaissance, on ne les a pas tous éliminés, ni remplacés par des renards polaires… »
Indemne… de vaccin ?
Qu’elle suscite espoirs ou défiance, la vaccination est dans l’air du temps. Nos amies les bêtes ne sont pas en reste. Un vaccin plutôt que l’abattoir ? La question, légitime, n’est pas nouvelle. Du côté des animaux sauvages, sachez d’ailleurs qu’elle a déjà fait ses preuves : « Si on s’est débarrassé de la rage, ce n’est pas en exterminant tous les renards, mais bien en les vaccinant », témoigne Thierry Durand. Mais que l’on songe à appliquer la formule magique aux cheptels domestiques et tout se complique. « En 2005, indique F. Moutou, on aurait pu vacciner les canards des Landes ». Idem pour les bovins atteints de la fièvre aphteuse. Pourquoi, alors, avoir enterré cette option ? Comme l’indiquait récemment Julien Denormandie, en pleine épizootie de grippe aviaire : la vaccination « pose problème pour l’exportation, les pays craignant les animaux porteurs sains du virus ». Tout pays exportateur de viande doit en effet pouvoir arguer du statut « indemne de maladies », règle d’or du commerce international (accord SPS, conclu entre l’OMC et l’OIE). Comprenez : « On peut très bien faire de la prévention médicale, en vaccinant les bêtes contre une multitude de maladies. Or, reconnaît l’épidémiologiste, cela n’empêchera jamais la circulation des virus, à bas bruit, au sein des élevages. » Impossible, donc, de prouver leur absence et d’espérer décrocher le sacro-saint statut. Résumons : « C’est clair que la vaccination bloque l’impact clinique, et empêche donc qu’il y ait trop de perte dans les productions. Par contre, cela ralentit le commerce entre les pays. » Et en cas d’épizootie ? Toujours la même routine mortifère.
Lire aussi l‘entretien que nous a accordé Virginie Maris à ce sujet.
- Une épizootie est une épidémie circulant au sein des populations animales, tandis qu’une zoonose est une maladie se transmettant naturellement des animaux vertébrés à l’être humain, et inversement, via un agent pathogène. Pour en savoir plus, voir le dossier « [Covid-19] Santés humaine et animale : destins liés », Sesame
- Thèse pour le doctorat vétérinaire (École nationale vétérinaire d’Alfort), Mehdi Lombardi, 11 janvier 1989
- Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail
- Arrêté n°2013274-0001, ordonnant l’abattage partiel des bouquetins du massif du Bargy
- La biosécurité désigne l’ensemble de mesures préventives et réglementaires visant à réduire les risques de diffusion et de transmission de maladies infectieuses chez l’homme, l’animal et le végétal.
- Pour en savoir plus, voir le dossier « Les outardes, le grand hamster et les compensations “à la française” »
- « Pour la population générale, le risque de transmission d’un virus d’une chauve-souris à l’homme est considéré négligeable en raison de sa faible probabilité d’exposition aux chauves-souris », Anses, 25/09/2020
Merci pour ce dossier qui alimente mon sens critique de le gestion des crises sanitaires, notamment animales, étant moi même éleveur. Dommage que l’on ne lise pas davantage de tels points de vue.
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