Publié le 13 mars 2023 |
0À Chtouka, l’effet de serf
Par Lucie Gillot – ©Gabrielle Bichat / Christine Forestier
Article paru dans le cadre de notre partenariat avec la Chaine Unesco Alimentations du Monde, à l’occasion de son 12ème colloque annuel, “Au travail!“
C’est une plaine située au Maroc, dans la région du Souss-Massa, à quelques encablures d’Agadir. Lovée tout contre l’océan Atlantique, cette région est devenue en quelques décennies le haut lieu de la production maraîchère du Maroc : tomates, aubergines, haricots et même framboises, y mûrissent dans des serres qui s’étendent sur des milliers d’hectares. Son nom : la plaine de Chtouka Aït Baha.
Fleuron d’une agriculture qui se veut à la pointe de la technologie, cette région est l’eldorado des investisseurs. Qu’ils soient marocains ou européens, particulièrement espagnols et français, ceux-ci y ont développé des fermes de production primeur destinées aux marchés locaux – la région fournit à elle seule 50% de la production maraîchère nationale – mais aussi aux marchés d’exportation. Il faut dire qu’elle a des atouts : contrairement à l’Europe, l’énergie solaire y suffit à chauffer les serres et la présence du port d’Agadir, tout proche, assure une livraison en 24h sur le vieux continent. Initiée dans les années 1980 avec la libéralisation de l’économie du Maroc, cette dynamique s’est ensuite accentuée avec le Plan Maroc Vert, un programme lancé en 2008 qui a orienté la stratégie agricole du Royaume jusqu’en 2020.
En 2017, 87% des primeurs qui poussent dans la région du Souss-Massa sont envoyés en Europe1. Même destination pour les fruits rouges – fraises, framboises et myrtilles – qui constituent le nouveau secteur en vogue que se disputent les investisseurs étrangers2. En 2020-2021, le Maroc a ainsi exporté 171 300 tonnes de ces fruits venant concurrencer très fortement les leaders européens du secteur.
» Cadences infernales, horaires à rallonge, défaut de protection sociale «
Mais, peut-être l’aurez-vous compris, cette réussite a un prix, élevé, pour les êtres humains et les écosystèmes qui le supportent. C’est ce qu’expliquent Christine Forestier et Gabrielle Bichat, deux étudiantes de l’Institut Agro Montpellier, qui se sont rendues sur place en 2022 à l’occasion du tournage du documentaire « Partir à l’aventure. Récits de parcours migratoires en contextes agricoles »3.
Faisant écho aux propos de Malcom Ferdinand sur la prédation sociale et environnementale qui caractérise le plantationocène, elles racontent : « Quand ce bassin d’emploi s’est créé, cela a brassé énormément de main-d’œuvre agricole, venue en premier lieu de toutes les autres régions du Maroc, puis de toute l’Afrique sub-saharienne ». Attirée par la possibilité de gagner de quoi subvenir aux besoins de leurs familles, cette main-d’œuvre, souvent issue du monde rural et peu qualifiée, s’est heurtée à des conditions de travail défiant les règles élémentaires du droit : cadences infernales, horaires à rallonge, défaut de protection sociale.
» Énormément de femmes ont migré à Chtouka car l’agriculture est un secteur d’emplois qui ne demande pas de qualification particulière «
Avec cette particularité : si, bien souvent, dès lors qu’on évoque la question des migrants agricoles, ce sont des hommes que captent les caméras, la main-d’œuvre est, dans ce cas, constituée à 75% des femmes4 (Lire encadré « Migrations au féminin »). « Énormément de femmes ont migré à Chtouka car l’agriculture est un secteur d’emplois qui ne demande pas de qualification particulière » indique Gabrielle Bichat, qui précise combien cette main-d’œuvre est « vulnérable » voire « invisible ».
Ainsi, les étudiantes n’ont réussi à approcher que l’une d’entre elles, Bouchra, recrutée dans une station d’emballage. « Elle travaille de 9h00 à 18h00 puis, après le dîner, elle reprend jusqu’à minuit. Le salaire y est plus élevé que dans les exploitations mais les conditions de travail sont très rudes. Ce sont de vastes hangars avec beaucoup de bruit – jusqu’à 500 femmes y travaillent simultanément. »
Une facture salée
A ce sombre tableau, s’ajoute un second élément dont la problématique tient en ces trois lettres : eau. Car le modèle qui s’est majoritairement déployé en plaine de Chtouka repose sur l’irrigation des cultures. « Il y a très peu d’eau superficielle disponible pour l’agriculture, donc ce sont les eaux de la nappe phréatique qui sont exploitées pour irriguer les cultures » explique Christine Forestier. « Depuis l’arrivée des investisseurs dans les années 80, la profondeur de la nappe est passé de 30 mètres à 150 mètres dans les années 2010 », obligeant les agriculteurs à forer toujours plus bas. Or cette surexploitation des eaux souterraines présente des conséquences multiples.
D’abord, il y a la question de la gestion des ressources en eau, lesquelles se font de plus en plus rares, par l’effet conjugué de l’accroissement de l’irrigation, de la pression démographique et touristique sur ce bassin, mais également du changement climatique déjà très présent au Maroc. Cette gestion s’entend à la fois dans la répartition des besoins entre les populations et le secteur agricole, mais également entre agriculteurs. Gabrielle Bichat détaille : « L’eau devient de moins en moins accessible aux petits agriculteurs qui n’ont pas l’argent nécessaire pour investir dans des pompes plus puissantes. De fait, ils trouvent plus de rentabilité économique à louer quelques-unes de leurs parcelles à des firmes qui souhaitent s’agrandir qu’à les cultiver eux-mêmes ».
« L’eau devient de moins en moins accessible aux petits agriculteurs «
Deuxième défi, l’abaissement de la nappe phréatique laisse le champ libre à l’avancée des eaux marines dans l’aquifère. « Il y a un problème de salinisation des sols, ce qui se traduit par un développement de cultures hors-sol » révèlent les étudiantes. Pour satisfaire les besoins en irrigation et tenter de préserver la ressource, le gouvernement a donc opté pour une stratégie de désalinisation de l’eau de mer, avec la construction d’une usine fraîchement livrée. Objectif affiché par le ministère marocain de l’agriculture : « sécuriser l’approvisionnement en eau potable de la ville d’Agadir et (…) l’irrigation de la plaine de Chtouka »5.
Dans ce contexte, quel devenir pour la plaine du Chtouka ? Au regard de ces effets, certains chercheurs et personnalités militent pour revoir la stratégie agricole exportatrice marocaine. Pour l’heure, sur le terrain, les deux étudiantes n’ont pas noté grand-chose de neuf sous le soleil de Chtouka.
Migrations au féminin
La sociologue Samiha Salhi6 connaît bien le Souss-Massa pour en avoir fait l’un de ses terrains d’enquête. Rappelant combien, de manière générale, « le rôle des femmes dans les mouvements migratoires est sous-estimé », celles-ci étant considérées comme « passives », c’est-à-dire suivant leur conjoint, elle dressait en 2016 le portrait de ces travailleuses. « Face un monde rural perturbé, les femmes se sont trouvées (…) dans la nécessité de trouver un travail ». Alors que les plus qualifiées ont rejoint les villes, celles n’ayant guère eu de scolarité, souvent analphabètes, se sont dirigées vers les bassins d’emplois agricoles, « le travail agricole [étant] socialement considéré comme une extension des tâches exercées par la femme en milieu rural ».
Dans ce système de production qui a besoin d’une main-d’œuvre à bas coût pour « maximiser leur profits (…) les femmes sont devenues une très bonne alternative du fait qu’elles répondent aux critères régissant la demande de main-d’œuvre : la disponibilité, la flexibilité, l’absence d’exigences et l’acceptation des conditions de travail offertes. Ces exigences du marché du travail agricole entraînent (…) la précarité de cette main-d’œuvre agricole qui considère ce travail, en revanche, comme une opportunité de générer un revenu ». La situation est telle que fin 2022, l’Association marocaine des Droits humains7 a « tiré la sonnette d’alarme sur la dégradation continue des conditions de travail des femmes rurales dans les champs agricoles » n’hésitant pas à employer le terme « d’esclavage » pour les décrire. La comparaison avec le contexte du plantacionocène n’est donc, malheureusement, guère exagérée.
LIRE AUSSI :
- https://www.soussmassa.ma/fr/agriculture
- https://www.agrimaroc.ma/fruits-rouges-maroc-croissance-2022/
- Réalisé par quatre étudiantes de l’Institut Agro Montpellier, Christine Forestier, Lucie Hautbout, Gabrielle Bichat et Colombine Proust, pendant leur année de césure, ce documentaire s’interroge sur les migrations dans l’agriculture par-delà les frontières et les conditions de travail de ces personnes.
- Chiffre estimé en 2012 selon l’Union marocaine du travail, cité par Patrick Herman et Hind Aïssaoui Bennani dans « La bio entre business et projet de société » Agone2012.
- https://www.agrimaroc.ma/chtouka-usine-de-dessalement-de-eau-de-mer-pour-irrigation-est-en-service/
- https://revues.imist.ma/index.php/REMSES/article/view/5319/3701
- https://www.lopinion.ma/Agriculture-Appel-a-la-structuration-du-travail-des-femmes-rurales_a31173.html