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Les échos & le fil Coll del Torn, Banyuls sur Mer, sur le chemin de la Liberté emprunté par Walter Benjamin © archives Yann Kerveno

Publié le 5 novembre 2025 |

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Un truc à devenir dingue (et plus encore)

Les passages à l’acte suicidaires dans le monde agricole ne sont pas une exclusivité occidentale. Le phénomène touche peu ou prou toute la planète et chaque fois c’est un faisceau de causes qui conduisent à l’irréparable. Avec l’entrée en jeu et en force ces dernières années des bouleversements climatiques. C’est le fil de ce mercredi 5 octobre 2025.

Photographie : Coll del Torn, Banyuls sur Mer, sur le chemin de la Liberté emprunté par Walter Benjamin © archives Yann Kerveno

Celui ou celle qui travaille avec le monde agricole sait combien les injonctions paradoxales, les coups du sort, la pression économique sont des éléments de déstabilisation puissants. Au point de venir mettre la santé mentale des agriculteurs en jeu, les articles sur les suicides dans cette profession en attestent à intervalle presque régulier. Quand on y regarde de plus près, on se rend compte que la problématique n’est pas qu’occidentale, bien au contraire, même si les motifs de déraillement ne sont pas les mêmes selon les zones géographiques. Chaque semaine ou presque, les faits divers donnent à voir la face émergée de cette réalité. Prenons au hasard, c’était en début d’année dans le Gard, le témoignage d’une famille de maraîchers endeuillée par un suicide… Et ce fait divers tout aussi dramatique récemment survenu en Charente-Maritime. La mutualité sociale agricole a cet été publié ses statistiques concernant les tentatives de suicide pour la période récente, comprise entre 2018 et 2022. On y apprend que les personnes relevant du régime agricole (salariés et non-salariés) représentent, en France, près de 3,3 % des cas. Mais, c’est une bonne surprise de 2022, c’est une baisse qui est enregistrée, -3,6 % de cas par rapport à 2021, en contradiction avec les statistiques des autres régimes. On y apprend aussi que les Côtes-d’Armor, l’Orne mais aussi le Nord sont les départements les plus touchés alors que les départements du sud sont moins concernés. Et que ce sont les jeunes femmes salariées agricoles qui sont les plus touchées. D’ailleurs, voilà qui pose question, les non-salariés agricoles ont un sous-risque de 26 % de faire une tentative de suicide quand le surrisque est de 13 % pour les salariés.

Triste automne

Ailleurs dans le monde, ces préoccupations sont tout aussi d’actualité. Et les études s’empilent. Aux États-Unis, la dégradation très sensible des conditions économiques du monde agricole, même si les Chinois pourraient (selon la Maison Blanche) être acheteur de 12 millions de tonnes de soja, fait surgir le spectre d’une crise égale à celle des années 1980, rappelle AgWeb dans un dossier consacré à la question, publiée à la mi-septembre. La question de la saison n’est pas innocente parce qu’avec l’automne et l’heure des bilans, le moment serait plus propice aux passages à l’acte, selon Jolie Foreman qui dirige une ONG dans le Missouri et dont le beau-père est passé à deux doigts de la catastrophe. « Au printemps, l’espoir est palpable, explique-t-elle. On sème, on sort d’une année qui a peut-être été bonne ou mauvaise, mais l’espoir est toujours présent. Et en septembre, je pense que la dure réalité nous rattrape, que ce soit au niveau des prix ou des rendements. » Aux États-Unis, selon les statistiques disponibles, il y a 3,5 fois plus de risque de se suicider chez les agriculteurs/éleveurs et gestionnaires de l’agriculture que dans le reste de la population, soit 43,7 décès par suicide pour 100 000 personnes.

En Inde, pays souvent cité quand il s’agit de suicide des agriculteurs, l’heure semble légèrement à la décrue (à l’échelle du pays le plus peuplé du monde). En 2023, près de 11 000 personnes (agriculteurs et salariés de l’agriculteur) s’y sont donné la mort, soit un recul de 4 % par rapport à 2022. Mais toujours une forte représentation des agriculteurs et salariés engagés dans les cultures à haut niveau d’intrants comme le coton et la canne à sucre. Et que dire de l’Afrique ? Les études sont bien plus rares mais le phénomène n’épargne pas le continent… Avec à chaque fois, peu ou prou le même faisceau de causes.

Perte de contrôle

La problématique n’est pas nouvelle, le sursuicide des agriculteurs est connu depuis la fin des années soixante-dix, même si les données manquent pour établir des comparaisons avec la période précédente. Une étude qualitative toute récente, menée par Ian William Garner (et al), et publiée cet été dans le Journal of Rural Studies, propose d’aller un peu plus loin dans l’analyse et classe les facteurs un peu différemment. Elle pointe du doigt, notamment, le sentiment de manque de contrôle (météo, marché, régulations…) qui vient heurter leurs stratégies de plein fouet mais aussi l’isolement qu’il soit géographique ou social, voire culturel, incarné par le gouffre qui sépare parfois la société de la réalité de l’agriculture. Deux catégories de facteurs auxquels s’ajoutent la charge de travail, l’obligation faite par les cultures ou le bétail d’être tous les jours sur le front. Avec pour conséquences, prévisibles, anxiété, stress chronique, épuisement, pensées suicidaires… Et cet entêtement, aggravant, à ne pas demander d’aide. Nicolas Deffontaine expliquait dans la revue Sesame, en 2019, que les conditions économiques n’étaient pas les seules à prendre en compte pour expliquer les passages à l’acte. Il soulignait en particulier l’imbrication entre le travail et la famille qui peut devenir un facteur de stress, les problématiques liées à la transmission des exploitations, l’isolement et ses multiples facettes et enfin la perte de sens…

Si la prise en compte de ce risque est relativement récente, on a compris depuis quels sont les facteurs qui peuvent conduire à l’irréparable. Ils sont multiples et s’imbriquent, s’additionnent, se multiplient parfois. Aux États-Unis, AgriSafe, une autre ONG engagée dans la réduction des inégalités en matière de santé au sein de la communauté agricole a dressé la liste de ces facteurs pour les agriculteurs américains. En plus des difficultés financières, qui restent un moteur majeur, l’ONG a ajouté les conditions météorologiques, le manque de sommeil, les fonctions cognitives, la vie sociale, l’alimentation, les risques professionnels, la spiritualité… De quoi mettre en échec les modèles de thérapie développés dans les villes ? Sur les autres continents, en Inde par exemple, les facteurs de risque peuvent se voir amplifier, comme la dépendance économique ou encore le changement climatique et les sécheresses qui conduisent les producteurs dans des impasses, avec un pic pendant la saison d’irrigation quand celle-ci fait défaut… Le changement climatique s’imposant – comment pourrait-il en être autrement ? –, comme une composante majeure des facteurs de passage à l’acte dans les pays du sud.

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