Publié le 21 février 2024 |
0Un champ de bataille essentiel ?
De quoi le malaise européen (voir mondial) de l’agriculture est-il le nom ? D’un changement d’ère ? Possible. C’est le fil du mercredi 21 février 2024.
Toujours sur le pied de guerre
Diantre. Nous voilà donc déjà le 16 février, au milieu d’une période de vacances scolaires et l’hiver se fait la malle, enfin dans certains coins de France. Les agriculteurs, eux, sont toujours sur le pied de guerre un peu partout en Europe. Si les manifestations sont moins nombreuses en France que fin janvier, elles subsistent ici ou là. Et la pression reste forte, à hauteur des attentes, sur le gouvernement qui a donné l’échéance du salon de l’Agriculture pour une « revoyure » avec le monde agricole. Les ministres concernés, Gabriel Attal en tête, mouillent le maillot pour assurer le service après vente, il tenait d’ailleurs ce mercredi matin une conférence de presse pour faire part de l’avancement des dossiers.
Pour comprendre un des aspects du dossier, l’Express s’est appuyé sur six chiffres présentés comme symboliques du malaise. Mais ce trouble va bien au delà de la simple crise économique. Dans un excellent papier, Politico a élaboré une synthèse des revendications portées par les agriculteurs dans les différents pays européens (les principaux concernés à l’exception de l’Espagne), pour en extraire trois constantes : la pression sur les prix, le changement climatique et les importations à bas prix. Une série d’infographies y donne à voir, notamment pays par pays, la baisse des prix des produits agricoles, c’est intéressant.
Un champ de bataille essentiel
Tout aussi intéressant est cet autre papier de Fortune qui propose, lui, carrément un tour du monde de la question et remarque que « partout dans le monde, l’agriculture devient un champ de bataille essentiel. Les personnes au pouvoir tentent d’apprivoiser les agriculteurs, tandis que les opposants, de Donald Trump aux groupes d’extrême droite en Europe, tentent d’exploiter leur colère. C’est devenu la dernière escarmouche d’une guerre culturelle plus large, dont une grande partie est centrée sur la rapidité de la transition économique et sociale en réponse au changement climatique. » Nos confrères font aussi remarquer que si la contribution de l’agriculture à l’économie mondiale est faible, 2 % du PIB en Europe, à peine 1 % aux États-Unis par rapport au secteur industriels, ses problèmes trouvent un écho particulier, chez les politiques et dans les populations.
Parce qu’il est question de ce que nous mettons dans notre assiette… The Economist ne dit pas vraiment autre chose qui estime que la grogne des agriculteurs européens, pourtant « bénéficiaires de privilèges exorbitants » est le révélateur « d’un malaise bien plus profond » et que ce secteur n’est pas le seul à « ne pas savoir comment embrasser la modernité. » Et puisque la question environnementale est sous-jacente à la plupart des mouvements de protestation agricole, le site Carbon Brief montre pour sa part que les sujets liés au climat et à l’environnement sont majoritaires dans les griefs portés à bout de tracteur. Dans le Financial Times, Tony Berber estime, il est un des rares à le faire durant cette séquence, que la question démographique est aussi centrale que les autres dans le ressentiment exprimé dans les manifestations. Le sentiment de faire partie d’une « espèce en voie de disparition » n’incitant guère à l’optimisme béat…
Grand écart
Et alors ? Dans une tribune livrée au Gardian, l’européanophile Paul Taylor s’inquiète, pour l’Union, de l’ancrage acquis dans le monde agricole par les partis d’extrême droite à quelques semaines des élections européennes. Il estime que si les reculs de l’Union sur Farm to Fork peuvent faire rentrer les tracteurs dans les hangars, cela ne sera probablement pas suffisant pour ramener les agriculteurs vers leur famille politique historique, le centre droit. Dans une longue interview donnée à The Conversation, le sociologue Gilles Laferté nous invite, lui, à ne pas nous laisser berner par l’unité factice du monde agricole façonnée par sa représentation, syndicale en particulier. Il insiste aussi sur la fin d’un modèle et du regard que la société, et les agriculteurs, portent sur ces métiers.
« Tout cela génère d’énormes écarts dans le monde agricole entre ceux qui partent et ceux qui arrivent, ceux qui croient en la fonction productiviste de l’agriculture pour gagner des revenus corrects, et ceux qui veulent s’inscrire dans un monde qui a du sens. On trouve ainsi beaucoup de conflits sur les exploitations agricoles entre générations, entre anciens agriculteurs et nouveaux arrivants mais aussi des conflits familiaux. Les nouvelles générations, plus elles sont diplômées d’écoles d’agronomie distinctives, plus elles sont formées à l’agroécologie et plus elles vont s’affronter au modèle parental productiviste » indique-t-il.
Depuis les manifestations en Belgique, Tomaso Ferrando révèle que ces clivages tendent toutefois à s’atténuer quand vient l’heure de battre le pavé. Et que quelques slogans bien trouvés font synthèse, comme « stop au libre-échange » par exemple et que la porte de sortie n’est pas sectorielle mais bien systémique. « (…) nous sommes revenus à la case départ avec un dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture européenne qui renforce la séparation entre l’agriculture et l’alimentation. »
Mais bon, tout cela pourrait bien être de la faute à Napoléon III, n’en déplaise à Voltaire et Rousseau. Reste le bazar. Comment recoller les morceaux ? Que pourra le dialogue stratégique dans ce contexte se demande Simon Roughneen dans une réflexion confiée à Euractiv : « Comment atteindre [les objectifs environnementaux] sans mettre les agriculteurs sur la paille et, partant, rendre l’Europe plus dépendante des importations, voilà un nœud gordien que le dialogue devrait aider à dénouer, même si certains opposants soutiennent que les objectifs sont au mieux contradictoires et que l’Europe finira par produire moins de denrées alimentaires. » Réponse dans les semaines qui viennent ?