Les échos & le fil Manifestation de vignerons / Le Boulou - Archives © yann kerveno 2023

Published on 8 février 2024 |

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Je parle, tu parles, ils parlent…

On n’a jamais autant parlé d’agriculture que ces dernières semaines à la faveur des manifestions qui ont émaillé le mois de janvier. Tout le monde avait son mot à dire. Alors pour vous aider à vous y retrouver, Sesame a tenté de trier le grain des tribunes publiées ici ou là. À vous de décider quel est le bon (grain), quel est l’ivraie ! C’est le fil du mercredi 7 février 2024.

Visuel : Manifestation de vignerons à Le Boulou – Archives © yann kerveno 2023

« ON N’A JAMAIS VRAIMENT AUTANT PARLE D’AGRICULTURE, hors la traditionnelle période du Salon international, que ces jours-ci » a pu remarquer Eddy Fougier, chroniqueur attentif de la chose. Ces dernières semaines en effet, les agriculteurs ont eu largement accès aux médias, et souvent, c’est assez neuf, sans la médiation des syndicats. Pour la simple raison que le mouvement des deux dernières semaines a peut-être été, au moins au début, plus « accompagné » par les syndicats que réellement « suscité » par eux. Mais laissons de côté cet aspect intéressant de l’histoire pour voir qui d’autre a bien pu prendre la parole.

ALORS, ON FERA L’ECONOMIE DES EXPERTS en tout ou en rien qui arpentent les plateaux télés en espérant transformer leur verbe en or pour nous concentrer sur un autre pan de l’expression, largement instrumentalisé par les sites web des journaux qui y font de l’audience à pas cher : les tribunes. Que sort-il de cette séquence ? Un clivage profond qui ne change pas vraiment avec l’habitude et que l’on peut schématiser ainsi : d’un côté les tenants du système actuel, qui veulent bien changer un peu, mais pas trop vite. De l’autre ceux qui, au contraire, rêvent de jeter le bébé et l’eau du bain. Mais tout le monde parle haut et fort. Partout. Tout le temps.

IL Y A D’ABORD LES POLITIQUES QUI S’EXPRIMENT, c’est leur job, et qui en profitent pour pousser leur modèle. Dans son registre habituel, la députée européenne Manon Aubry en profite pour fustiger les accords de libre-échange et réclame une réorientation de la PAC de primes à l’hectare vers un système plus favorable aux petites exploitations ainsi que la mise en place d’un « protectionnisme écologique ». Non loin de là Marie Pochon, Daniel Salmon et Benoît Biteau par exemple, tous élus écologistes, en appellent dans La Croix à sortir l’alimentation du marché et accusent les défenseurs du modèle agro-industriel de dévoyer l’expression de souveraineté alimentaire. Benoît Biteau, encore lui, a aussi signé une tribune avec José Bové pour dénoncer les choix des « libéraux » qui, selon eux, privilégient les dividendes des actionnaires au revenu des agriculteurs. Dans le Huff, Valérie Rabault, députée (PS) du Tarn et Garonne, invite à ne pas se contenter du conjoncturel pour « traiter » la crise et ne pas oublier de réformer la PAC, de se soucier du revenu des agriculteurs… On peut aussi, chez les Républicains, appeler à « imposer enfin des prix d’achat des productions agricoles dignes. » Dans l’Opinion, quatre élus de la région parisienne estiment que « pour protéger nos agriculteurs (il faut) manger ce qu’ils produisent » et que les agriculteurs « ne peuvent supporter, seuls, les injonctions écologiques » Dans une autre tribune donnée à Marianne, Carole Delga, présidente PS de la région Occitanie d’où est parti le mouvement de protestation, invite au « courage et non aux bavardages (…) En conciliant agriculture et écologie. » Le sénateur Jean Bizet (LR), a lui appelé à mettre « l’agriculture au-dessus de tout » et invite à ce que la politique agricole commune l’emporte sur la politique de la concurrence.

DU COTE DES ASSOCIATIONS DE DEFENSE DE L’ENVIRONNEMENT, l’enjeu a plutôt été de tenter d’esquiver les salves de boulets rouges tirés depuis les barrages sur ceux qui sont présentés comme responsables d’une partie des maux actuels dont souffre l’agriculture. Un collectif a ainsi pris la plume dans Libé pour annoncer qu’il n’y avait pas d’antagonisme entre écologistes et agriculteurs et que les associations écologistes allaient rejoindre le mouvement. Le bois vert a alors succédé aux boulets rouges.

LA CGT A AUSSI TENTE DE SE RACCROCHER au mouvement. Dans une tribune cosignée par la Conf’ et le Modef ainsi que Solidaires, Sophie Binet estime que « la mobilisation du monde agricole met en lumière un scandale » parce que « d’un côté, de plus en plus de paysans et de paysannes ne vivent plus de leur travail. De l’autre, les prix de l’alimentation explosent et les salariés sont toujours plus nombreux à être en difficulté pour manger correctement. Pourquoi ? Parce que les richesses sont captées par la finance. » Elle espère en outre que « le mouvement des agriculteurs et agricultrices en colère [doit permettre] une revalorisation du travail. » Mais un autre collectif déplore que la sortie du carnet de chèques par Gabriel Attal profite surtout aux « grosses » exploitations

DE QUOI DONNER RAISON A L’ANALYSE de François Purseigle. « Tout le monde s’empare de l’agriculture mais de moins en moins de Français connaît la réalité de ce métier. On les regarde comme on aimerait qu’ils soient. Ce sentiment d’une vision déconnectée de ce qu’ils vivent, alors même qu’on est dans une complexification croissante de l’activité, produit de l’exaspération. Les politiques eux-mêmes, les députés en particulier, sont de moins en moins en prise avec la réalité du monde agricole. » Mais laissons de côté les politiques, délaissons aussi les éditorialistes, et voyons maintenant du côté de ceux qui, a priori, ne sont pas concernés au premier chef par les questions agricoles mais qui peuvent s’appuyer sur l’attention médiatique pour faire avancer leurs propres pions dans le débat. Dans Les Échos, Bernard Meunier, membre de l’ Académie des sciences, invite radicalement à diviser le nombre de normes par 10 ! Normes qu’il compare, avec un sens de la punchline aiguisé, à « une invasion de criquets sur des cultures vivrières. » Président de l’Institut de recherches économiques et fiscales, Jean-Philippe Delsol ne dit pas autre chose dans Le Point et titre sa tribune « Poids des normes : nous sommes tous des agriculteurs. » Haro sur les règlements, les contrôles…

TOUT N’EST PAS FORCEMENT AUSSI REVENDICATIF. Dans le Figaro, le philosophe Robert Redeker estime que la crise de l’agriculture relève de la crise de la civilisation et établit un parallèle avec celle de l’éducation. « Les deux, l’école et l’agriculture, ramènent, comme à travers des racines forant l’humus des siècles, le passé et ses valeurs dans le présent. Elles nourrissent le présent du suc qu’elles puisent dans le passé. Sans doute faut-il voir dans cette fidélité au passé la raison poussant une modernité qui se veut déracinée et inhéritière à réduire l’une et l’autre, l’école et l’agriculture… » écrit-il. Voyant dans la colère « la fronde d’une France enracinée et méprisée par les écologistes qui militent pour une terre sans peuple. »

ET IL Y A CEUX QUI S’EXPRIMENT POUR QU’ON COMPRENNE MIEUX LES ENJEUX. Dans AOC media , Mathieu Calame explique que l’éruption de ces dernières semaines prend place dans un continuum temporel lié à l’industrialisation de l’agriculture. Dans The Conversation, Jean-Philippe Boussemart livre des clés majeures, si l’on veut comprendre la problématique du revenu, en montrant que depuis soixante ans les producteurs ont été les cocus de la course à la productivité. Bertrand Valiorgue aborde le problème sous l’angle continental en expliquant que le malaise des agriculteurs n’est peut-être finalement que le symptôme des errements de l’Union européenne dans la mondialisation… Et puis, il y a les propositions de solutions. La plus radicale  est probablement celle de Kamel EL Hilali qui propose, ni plus ni moins qu’une nationalisation de l’agriculture avec la création d’une « fonction publique de l’agriculture » dans Libé. Pas sûr que l’idée fasse fureur dans des campagnes où le fonctionnaire est aujourd’hui souvent vu comme un inquisiteur ou pire et où l’on connaît les résultats de la collectivisation stalinienne…

Pour le géographe Alexis Gonin, il s’agirait plutôt de REDONNER DU POUVOIR, SUR LES POLITIQUES AGRICOLES, AUX TERRITOIRES tandis que pour le biologiste Marc-André Selosse, il serait inconscient de vouloir sauver les agriculteurs sans sauver l’environnement comme il l’explique dans une tribune livrée au Monde. « Le désarroi des agriculteurs parle : il est urgent d’aller vers eux, mais pas à n’importe quel prix. Demain, les sciences de l’écologie et les fonctions écosystémiques doivent améliorer les salaires et la vie des agriculteurs ; réciproquement, ceux-ci doivent devenir les agents d’une meilleure gestion de l’environnement » plaide-t-il.

ET LES AGRICULTEURS ? ON LES A ENTENDUS SUR LES PLATEAUX mais peu ont pris la plume dans la presse généraliste. Dans La Croix, Mathieu Yon, maraîcher dans la Drôme, s’adresse à ses confrères en les invitant à ne pas se fier au miroir aux alouettes du libéralisme qu’il estime être la raison des problèmes rencontrés par l’agriculture aujourd’hui. Et que réclamer moins de charge et augmenter les productions n’a pas de sens puisque, écrit-il, « il y aura toujours plus libéral que nous », entendez « moins cher ». Enfin, pour conclure (parce que sinon on est encore là demain), et si vous ne deviez lire qu’une seule des tribunes citées dans ce fil, lisez celle livré à AOC par Philippe Colin. Un texte d’une clarté remarquable pour expliquer les racines du malaise actuel et les pistes qu’il faudrait suivre pour en sortir.

Le pain est bien sur la planche.

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2 Responses to Je parle, tu parles, ils parlent…

  1. Roger VALADE says:

    Dites, ça serait plus sympa si les liens vers les articles en question n’emportaient pas, pour lire, acceptation des cookies ou abonnement. On ne peut pas être abonné à tout et on n’est pas forcément amateur de publicités ciblées.

    • bastien says:

      Bonjour,

      Merci pour votre message.
      Nous sommes navrés, mais nous n’avons pas la main sur les politiques de cookies des autres sites web. Nous citons seulement nos sources et renvoyons vers les sites en question. Les éventuelles gênes occasionnées sont indépendantes de notre volonté.
      Cordialement,

      Bastien Dailloux,
      Revue Sesame

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