Published on 18 novembre 2019 |
0Transitions énergétiques transformations socioécologiques
Par Olivier Labussière1, et Alain Nadaï, 2
Juillet 2015, la COP21est sur le point de s’ouvrir. Elle est précédée d’une conférence scientifique internationale à la maison de l’Unesco, au cours de laquelle des scientifiques du monde entier reconnaissent le changement climatique d’origine anthropique et le seuil de 2 °C à ne pas dépasser comme des faits scientifiques (stabilisés). Ce constat s’accompagne d’un appel à entrer dans le « temps des solutions », à savoir mettre en œuvre les moyens effectifs pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre, via les transitions énergétiques par exemple.
En moins d’une décennie, notre approche de ces transitions s’est transformée. La conception de l’avenir énergétique reposant sur des scénarios multiples s’est vue remplacée par des discussions sur le calendrier, le réglage et le financement des investissements, afin de développer à temps des solutions. Les technologies de grande échelle (scalable technologies) sont désormais présentées comme la voie naturelle vers le succès. Investir et tout miser sur ces dernières pour atteindre rapidement les objectifs de décarbonisation est un pari pourtant risqué d’un point de vue d’efficacité et de démocratie.
L’énergie n’a jamais été une simple question d’énergie
Bien qu’elle semble évidente, cette approche ne dispose pas forcément des moyens de ses ambitions. D’une part, elle nous laisse croire qu’un point final de transition, résultant d’un processus linéaire et d’un choix stratégique (technologique) éclairé, pourrait être en vue. D’autre part, les technologies en question (captage et stockage géologique du dioxyde de carbone, énergie nucléaire ou éolienne) restent toutes contestées à divers titres.
Ces contestations ne sauraient être reléguées à des débordements locaux, marginaux, ni disqualifiées au motif de l’urgence ou réduites à un épiphénomène d’acceptabilité, ré-ajustable en fin de course. Elles nous rappellent, simplement mais durement, que l’énergie n’est pas et n’a jamais été qu’une question d’énergie. Les technologies énergétiques, comme les autres, ont des effets systémiques : elles recomposent le monde autour d’elles. Les politiques de transition énergétique doivent donc prendre en compte les dimensions sociétales, politiques et environnementales de ces technologies si elles veulent tirer profit des investissements massifs à venir.
Des technologies énergétiques porteuses de collectifs
Lors de leur déploiement, les technologies de l’énergie forment des systèmes qui sont indissociablement sociaux et techniques. Elles peuvent être configurées de façons très différentes selon les collectifs –humains et non humains (savoirs, artefacts, entités « naturelles »…) –qui sont engagés et associés à leur développement. Il suffit de comparer l’éolien terrestre en France et en Allemagne du Nord. La Frise-du-Nord a été le berceau non seulement de l’émergence de l’éolien industriel, à partir d’expérimentations locales issues de milieux alternatifs dans les années 70, mais aussi d’un modèle de développement éolien fondé sur le financement et la participation citoyenne : les Bürgerwindparks. Jusque récemment cette région cumulait un des plus forts développements éoliens en Allemagne et un taux de soutien inégalé au développement de cette énergie. L’association des acteurs de l’éolien, incluant de nombreuses assemblées d’habitants, a même financé, sur les revenus issus de cette énergie, le déploiement de la fibre optique dans cette région rurale et à faible densité de population.
En comparaison, la France, qui depuis début 2000 a adossé son développement éolien sur des développeurs privés, fait toujours face à de fortes tensions autour des projets, en dépit d’expériences très innovantes au niveau local. Les évolutions de sa politique éolienne, notamment en ce qui concerne le financement citoyen ou participatif, peinent aujourd’hui à favoriser des modes élargis de participation politique ou financière au développement des énergies renouvelables (EnR).
Potentiels de transition
Contrairement à une idée reçue, les technologies n’ont donc pas de potentiel « technologique » propre, c’est-à-dire une capacité intrinsèque à servir des objectifs de transition énergétique. Leur potentiel est un potentiel de transition : il dépend des processus, collectifs ou non, par lesquels elles sont déployées. Cela oblige à penser la transition énergétique à partir des territoires afin de ne pas rêver des potentiels technologiques hors sol.
Pour comprendre l’importance de ce potentiel, il convient de ne pas réduire les ressources énergétiques à leur seule dimension physique – le flux cinétique du vent, la radiation du soleil. S’emparer de ces énergies demande d’accéder aux sites où elles se déploient. De même que la technologie n’est pas donnée, le site est à construire. Il s’agit de penser les relations, voire les échanges, entre de nouvelles infrastructures (éoliennes, panneaux solaires) et les entités multiples qu’elles sollicitent : toits, terrains, paysage, faune, flore, sols, engagements individuels ou collectifs (riverains, propriétaires, organisations et gestions collectives au niveau local…). Il est essentiel de considérer ces entités comme des ressources, au même titre que le vent ou le soleil. Cela peut se faire de façon non instrumentale, en raisonnant collectivement les conséquences des projets sur leur devenir.
Certaines analyses de projets éoliens (dans le PNR de la Narbonnaise, en Languedoc-Roussillon) ou solaires photovoltaïques (fermes solaires en Rhône Alpes) ont très bien montré comment des projets ou des territoires, ayant connu des tensions autour du développement des EnR, pouvaient retrouver des possibilités de développement de ces énergies à l’occasion de démarches de projet plus ouvertes aux paysages, aux héritages architecturaux ou encore aux migrations animales. C’est à cette condition que peuvent être construits d’autres types de potentiels de transition, porteurs de gains collectifs environnementaux. Les sciences sociales ont un rôle d’enquête à jouer au service de ces processus et au côté des acteurs qui y sont engagés.
Dans les plis de la conduite actuelle de la transition énergétique
Une recherche récente, fondée sur l’analyse d’une trentaine de processus de transition énergétique pour différentes technologies (photovoltaïque, éolien, réseaux intelligents, bois-énergie, bâtiment performant, capture et stockage géologique du dioxyde de carbone) et dans différents pays (France, Allemagne, Tunisie) a permis d’élargir ces constats et de mieux caractériser les conséquences du mode actuel de conduite de la transition énergétique.
La recherche de solutions de grande échelle conduit bien souvent les pouvoirs publics à recourir à des médiations telles que le marché, les politiques de démonstration technologique ou les instruments économiques (le tarif d’achat, les appels d’offre) – en supposant implicitement que la gouvernance de ces solutions reste ouverte à négociation et ajustements. Ceci arrive bien sûr rarement. Lorsque c’est le cas, ces ajustements reposent sur les efforts des acteurs les plus affectés par les processus de transition, contraints de « remonter à contre-courant » des processus peu attentifs aux conséquences qu’ils engendrent. En outre, le biais de certaines de ces médiations est de renforcer les pouvoirs d’acteurs en place dans les filières énergétiques traditionnelles, déjà habitués à la technicité de ces dispositifs et souvent motivés prioritairement par des enjeux de profit. La soutenabilité des processus de transition en est inévitablement affectée car ces derniers se resserrent sur une dimension économique, au détriment de la prise en compte de l’ensemble des ressources qu’ils engagent.
L’urgence à sédimenter de nouvelles solidarités énergétiques
La montée des enjeux climatiques, la caractérisation toujours plus aiguë de ses effets sur certains milieux (montagne, océan, pôles), leur mise en regard de plus en plus criante avec notre quasi-incapacité à mener les actions nécessaires, contribue à une reformulation de l’enjeu de transition énergétique.
L’espoir d’une transition environnementale et sociétale, fondée sur une innovation technologique génératrice de croissance, d’emploi et de gains environnementaux, sans modifier significativement nos modes de vie, laisse peu à peu la place à une conscience que des changements plus radicaux nous attendent. Sans qu’elles se formulent encore clairement et au grand jour, les notions de sobriété, de décroissance, de rationnement, voire d’effondrement, commencent à occuper une place perceptible dans les réflexions et les visions de nombre d’acteurs, au-delà des cercles les plus engagés.
Leur prise en compte impose d’élargir nos critères de transition énergétique, au-delà des mégawatts renouvelables pour y incorporer des dimensions d’adaptation à ces univers de« plus de 2 °C » (résilience). L’articulation entre changement d’énergie et réduction de nos consommations devient incontournable. Il en va de même pour l’articulation entre changement d’énergie et construction de nouvelles solidarités, perçues par les plus engagés comme la seule manière de se préparer à des temps incertains. Dans ce contexte, les chercheur.euses, en repensant leurs approches et leurs formes de collaboration avec les institutions, les associations et les territoires, peuvent prendre part de façon engagée à l’expérimentation de ces nouvelles solidarités.
Ainsi, l’attention aux dynamiques collectives élargies –humaines et non humaines –,que nous concevions il y a peu comme les conditions de processus efficace de transition énergétique dans un monde stable, devient peu à peu la condition même de résilience de cette transition dans un monde incertain.
Ouvrage récent : O. Labussière, A. Nadaï(dir.),Energy Transition.ASociotechnicalInquiry,Palgrave, London, 2018. Ce travail est l’aboutissement d’une recherche collective (Cired, Pacte, Grets, EVS, Irstea-Bordeaux, Irstea-Grenoble, LOTERR) financée par l’ANR, appel « Sociétés Innovantes ».