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De l'eau au moulin

Publié le 19 octobre 2021 |

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[Transformation sociale agroalimentaire] Du commerce équitable à la démocratie alimentaire (2/3)

Un plaidoyer de Tanguy Martin, ISF Agrista (Ingénieurs sans frontières), septembre 2021

Il émerge un hiatus entre un commerce équitable, devenu l’apanage de catégories sociales aisées et/ou diplômées, et l’idée d’universalité d’accès à une alimentation de qualité choisie. Le commerce équitable peut-il relever ce défi ? Saura-t-il conserver encore sa pertinence pour participer demain à bâtir une véritable démocratie alimentaire ?
Accéder aux volets n°1 et n°3 de l’article.

Accéder toutes et tous à une alimentation de qualité ?

Le constat d’une dualisation sociale dans l’alimentation en France, évoquée dans le premier volet de cet article, a suscité de nombreuses réactions. Notamment de la part d’Ingénieur·es sans frontières France (ISF), historiquement impliqué dans le commerce équitable en France 1. Ainsi depuis l’automne 2019, un collectif d’organisations 2, dont le groupe Agricultures et souveraineté alimentaire (Agrista) d’ISF, travaille à la définition et à la promotion d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) 3. Le collectif a adopté en 2021 le socle commun suivant :

Le collectif travaille à l’intégration de l’alimentation dans le régime général de la sécurité sociale, tel qu’il a été initié en 1946 : universalité de l’accès, conventionnement des professionnels réalisé par des caisses gérées démocratiquement, financement par la création d’une cotisation sociale à taux unique sur la production réelle de valeur ajoutée.
Nous faisons les constats que les impacts de notre modèle économique sont désastreux pour les conditions actuelles de production agricole et alimentaire et pour l’environnement. Ils sont de plus à l’origine de violences alimentaires en raison de l’absence de droit à l’alimentation durable et de la place de variable d’ajustement donnée à l’alimentation dans le budget des ménages.

Nous en retirons cinq certitudes :

Seule une réponse conjointe et simultanée à ces enjeux sera pertinente.
Une réponse macroéconomique dépassant les inégalités territoriales est nécessaire.
Seule une politique universelle, et non un mécanisme spécifique « pour les pauvres », peut créer du droit.
Seul un mécanisme démocratique est légitime à arbitrer les contradictions inhérentes à l’application des droits des travailleuses et travailleurs, de l’environnement et à l’alimentation.
Au regard de ces enjeux, l’expérience de la gestion du régime général de sécurité sociale entre 1946 et 1967 et largement attaquée depuis est une base de travail puissante et à consolider pour penser la nécessaire socialisation de l’alimentation.

Ce mécanisme de SSA auquel nous aspirons est un des leviers pour une transformation du système de l’alimentation — production agricole, transformation, distribution, consommation — pour une démocratie dans l’alimentation. Cette démocratie exige une éducation populaire par l’échange et la réciprocité, ainsi qu’une articulation entre un cadrage national et des décisions locales. Elle sert les principes suivants :

Une démocratie économique pour que l’ensemble de la population puisse élaborer la demande alimentaire et décider du système de l’alimentation, notamment des conditions de ses travailleuses et travailleurs ;
La mise en œuvre effective du droit de l’ensemble des habitantes et habitants à un accès garanti à une alimentation choisie en connaissance de cause.

Concrètement et sur le modèle du système de santé, une carte vitale de l’alimentation donne accès à des produits conventionnés pour un montant de 150 €/mois et par personne. Le conventionnement repose principalement sur des caisses primaires gérées démocratiquement au niveau local, et articulées avec une instance nationale composée de membres représentants de ces caisses. Nous pensons qu’une SSA est un outil majeur de transformation du système de l’alimentation mais qu’il contribuera également plus largement à la transformation économique et sociale. Aussi, le collectif souhaite poursuivre ses réflexions, notamment sur les thématiques suivantes : rapports de genre, rapports Nord-Sud, foncier, droit, éducation populaire, réseau d’expérimentation, modèle économique, rapport à la technique, comptabilité…

Pour résumer, nous proposons de réaliser cette SSA selon les modalités suivantes 4:

– Sanctuariser un budget pour l’alimentation de 150 euros versé par mois et par personne et de l’intégrer dans le régime général de sécurité sociale. Tout comme pour la sécurité sociale à son origine, ce budget devra être établi par des cotisations.
– Cette allocation serait universelle, c’est-à-dire versée à toute personne, ou ayant droit (pour les mineur·es, les personnes sous tutelle, etc.) habitant sur le territoire français.
– Des caisses de SSA gérées démocratiquement par les habitant·es du territoire seraient chargées de conventionner avec les paysan·nes et les autres acteurs des filières les critères définissant les produits qui pourront être achetés avec l’allocation. Chacune de ces caisses aurait pour mission d’établir et de faire respecter les règles de production, de transformation et de mise sur le marché de la nourriture ainsi choisie.
– Les filières ne rémunérant pas justement le travail dans les filières ou réalisant un profit privé (rémunération du capital) ne pourront pas être conventionnées.

Ces 150 euros par mois devraient permettre durablement à tous les ménages, y compris les plus précaires un bien meilleur accès à une alimentation choisie, d’une qualité définie démocratiquement. Au-delà, la SSA vise à la réalisation du droit à l’alimentation en France au xxie siècle 5. Une SSA obligera les professionnel·les de l’agriculture et de l’agroalimentaire, s’ils veulent accéder à ce « marché », à une production alimentaire conforme aux attentes des citoyen·nes et à même de répondre aux enjeux de la transition agroécologique. 6
Ainsi, à l’inverse du commerce équitable qui entend agir à partir de l’offre alimentaire, la SSA se propose d’agir à partir de la demande alimentaire. Autre distinction importante qui en découle, la SSA se présente comme un système universel accessible par principe à tou·tes, là où le commerce équitable représente un segment de marché. Mais, attention : ces distinctions ne sont pas forcément des oppositions. La sécurité sociale n’est pas née « ex nihilo » de l’esprit génial du Conseil national de la résistance en 1945. Elle s’est construite sur un certain nombre de déjà-là : des réflexions, mais aussi des actions très concrètes patiemment construites depuis la fin du xixe siècle. On pense par exemple aux caisses de secours mutuel inspirées de la philosophie politique de Pierre-Joseph Proudhon.
Nous concevons la construction d’une SSA de la même manière, en repartant de déjà-là émancipateurs dans l’alimentation à hybrider avec des innovations sociales qui permettront de passer une nouvelle étape vers un monde meilleur, libéré d’un certain nombre d’oppressions inhérentes aux systèmes agroalimentaires actuels. Oppressions qui sont aussi la cible du commerce équitable. Ce dernier est généralement défini comme :

« Un partenariat commercial, fondé sur le dialogue, la transparence et le respect, dont l’objectif est de parvenir à une plus grande équité dans le commerce mondial. Il contribue au développement durable en offrant de meilleures conditions commerciales et en garantissant les droits des producteurs et des travailleurs marginalisés, tout particulièrement au Sud de la planète. Les organisations du commerce équitable (soutenues par les consommateurs) s’engagent activement à soutenir les producteurs, à sensibiliser l’opinion et à mener campagne en faveur de changements dans les règles et pratiques du commerce international conventionnel. 7»

Ce qui est ainsi traduit dans la loi française, depuis 2014 :

« Le commerce équitable a pour objet d’assurer le progrès économique et social des travailleurs en situation de désavantage économique du fait de leur précarité, de leur rémunération et de leur qualification, organisés au sein de structures à la gouvernance démocratique, au moyen de relations commerciales avec un acheteur, qui satisfont aux conditions suivantes :

Un engagement entre les parties au contrat sur une durée permettant de limiter l’impact des aléas économiques subis par ces travailleurs, qui ne peut être inférieure à trois ans.
Le paiement par l’acheteur d’un prix rémunérateur pour les travailleurs, établi sur la base d’une identification des coûts de production et d’une négociation équilibrée entre les parties au contrat.
L’octroi par l’acheteur d’un montant supplémentaire obligatoire destiné aux projets collectifs, en complément du prix d’achat ou intégré dans le prix, visant à renforcer les capacités et l’autonomisation des travailleurs et de leur organisation.
Chaque entreprise intervenant dans ces filières est en mesure de produire des informations relatives à la traçabilité des produits. Les entreprises faisant publiquement état de leur appartenance au commerce équitable participent à des actions de sensibilisation et d’éducation à des modes de production et de consommation socialement et écologiquement durables. »

Ainsi, il y a une convergence d’objectif et d’actions entre les projets de SSA et de commerce équitable autour de la recherche :

– De l’exercice effectif des droits humains de travailleur·ses agricoles qu’ils soient paysan·nes ou ouvrie·res et plus largement leur émancipation ainsi que l’autogouvernement de leurs entreprises ou organisations ;
– de la mise en place de filières agroalimentaires où le prix reflète la juste rémunération du travail de chacun et non l’accaparement de la valeur produite par certains acteurs 8 ;
– de la nécessité de changer les règles du commerce dans les filières d’origine agricole ;
– d’une transformation sociale, notamment construite sur l’éducation ;
– de la limitation des impacts des activités agricoles sur les écosystèmes, voire la collaboration de l’agriculture avec ces derniers, même si ce dernier axe reste parfois flou dans le commerce équitable et est renvoyé à des décisions à prendre par les caisses dans la SSA ;
– l’utilisation de mécanismes de marché non-libre, aussi « faussés » que nécessaire, pour garantir une démocratie dans l’économie et l’alimentation ;
– d’une démocratie dans l’organisation économique.

Retrouvez la suite du plaidoyer de Tanguy Martin ICI.


  1. De la cocréation de Max Havelaar France (MHF) en 1992 avec Peuple Solidaires et Cicda à la participation ininterrompue au Conseil d’administration de Commerce équitable France dans les 10 dernières années. ISF a quitté MHF en 2019.
  2. Ingénieurs sans frontières Agrista, Réseau Salariat, Réseau Civam, la Confédération paysanne, le Collectif Démocratie Alimentaire, l’Ardeur, l’Ufal, Mutuale, l’Atelier Paysan et les Ami.es de la Confédération paysanne.
  3. Pour découvrir la proposition portée par ISF Agrista : https://www.isf-france.org/articles/pour-une-securite-sociale-de-lalimentation.
  4. Les propositions de nos partenaires peuvent varier sur certaines modalités, même si elles vont dans un sens convergent. Ces différences et leur confrontation permet un débat d’idée fécond qui permet de faire progresser le projet et d’affermir sa crédibilité et sa robustesse.
  5. Ce dernier a été défini par Jean Ziegler comme « le droit d’avoir un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit au moyen d’achats monétaires, à une nourriture quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu le consommateur, et qui assure une vie psychique et physique, individuelle et collective, libre d’angoisse, satisfaisante et digne »1. Il découle de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (article 25). Il a été inscrit en 1966 dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC). Pacte ratifié en 2015.
  6. Cette rédaction est fortement inspirée d’une tribune publiée dans Reporterre en mai 2020 : https://reporterre.net/Creons-une-securite-sociale-de-l-alimentation-pour-enrayer-la-faim
  7. Définition de 2001 dite de FINE. Elle est aujourd’hui a complétée sur un point supplémentaire : il est couramment admis depuis quelque temps que le commerce équitable peut s’adresser à tou·tes les producteur·rices et  tou·tes les consommateur·rices qu’iels soient du « Nord ou du Sud », ou pour reprendre les catégories de Fernand Braudel, du centre ou de la périphérie.
  8. Soit la réalisation d’un profit au sens de l’économie politique marxiste.

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