Publié le 29 octobre 2020 |
0[Covid-19, sciences en société] Tensions éthiques par temps de Covid
Par Jean-François Delfraissy, président du Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) et président du Conseil scientifique Covid-19, et Pierre-Henri Duée, président de la section technique du CCNE.
Le caractère inédit de la pandémie, avec son extension planétaire, sa gravité et ses conséquences inattendues pour certaines populations à risque, a confronté la puissance publique, comme chaque citoyen, à la feuille blanche. Celle-ci est toujours difficile à noircir en raison de l’oubli des expériences et des alertes précédentes, de l’incertitude à comprendre, expliquer, prendre une décision ou envisager l’avenir, mais aussi à cause des limites du savoir à un instant donné. « Il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir », rappelait Jürgen Habermas dans « Le Monde » du 11 avril 2020.
La pandémie devrait être comprise non comme un fait a-normal mais plutôt comme un fait révélateur à la fois des forces et des faiblesses d’une société qui guérira en sachant que « la guérison n’est jamais le retour à l’état antérieur », comme le disait déjà Georges Canguilhem1. C’est aussi une crise sur le long terme, avec la reprise de l’épidémie en septembre 2020.
La décision politique de confiner la population française à partir du 17 mars 2020 en réponse à l’extension de l’épidémie Covid-19 avait pour objectif de permettre à un maximum de personnes de rester en bonne santé, voire de rester en vie, en préservant le système de soins d’un trop grand nombre de formes graves à prendre en charge en réanimation tout en ralentissant la circulation du virus.
La décision politique de sortir du confinement s’est d’abord fondée sur l’analyse des capacités des services de réanimation et de la diminution de transmission du virus Sars-Cov-2 dans la population française. Mais le déconfinement tend aussi à répondre à l’intérêt général, à savoir alléger le fardeau économique, considérable, ainsi que les poids social, culturel, anxiogène qui pèsent sur l’individu et sur l’ensemble de la société. Le déconfinement supposait de maintenir l’épidémie « sous contrôle » en laissant subsister toutefois beaucoup d’incertitudes. La reprise de la circulation du virus en septembre 2020 indique que nous sommes « embarqués » dans une situation de long terme.
Face à ces incertitudes, la réflexion éthique est plus que jamais nécessaire car elle questionne, interroge, en s’appuyant sur des repères constitués notamment par les valeurs qui fondent les sociétés : la garantie et la protection de la dignité humaine, la liberté et l’autonomie, l’égalité et la solidarité, la justice et l’équité, la tolérance et la fraternité. Les situations de catastrophe telles que des pandémies imposent donc de chercher de nouvelles réponses à des problèmes éthiques qui, s’ils ne sont pas nouveaux, n’en doivent pas moins être réexaminés dans un contexte repensé.
Ce texte résume quelques principes et enjeux éthiques rappelés dans les différentes contributions publiées par le Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) durant cette période récente, en réponse à plusieurs saisines du ministre des Solidarités et de la Santé et du Conseil scientifique Covid-19. Il abordera notamment la question de la liberté, celle de la valeur de la vie, ainsi que l’éthique de la recherche et de la communication.
Affirmer la liberté de chacun
dans un nouveau contexte de relation à l’autre.
Dans le cas d’une épidémie grave et intervenant brutalement, les pouvoirs publics prennent des mesures contraignantes, telles que le confinement ou des limitations de circuler. Selon le droit, les restrictions aux libertés individuelles doivent être décidées et appliquées en accord avec la loi, être conformes à un objectif légitime d’intérêt général, être proportionnées et strictement nécessaires pour atteindre cet objectif, sans comporter de mesure déraisonnable ou discriminatoire, et être définies compte tenu des données acquises de la science, en particulier sur leur efficacité (voir avis 106 du CCNE)2. À cet égard, la France jouit d’un dispositif juridique large et suffisant lui permettant de restreindre temporairement les droits des citoyens tout en conservant l’État de droit : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le Règlement sanitaire international, le Code de santé publique ainsi que le Code général des collectivités territoriales et enfin le dispositif de l’état d’urgence.
La période du confinement – contraignant la liberté de chacun – a permis de mieux estimer l’importance, tel un besoin vital, de la solidarité et des relations sociales mais aussi de mesurer la montée de la défiance et le risque de voir émerger de nouvelles discriminations. Tandis que le confinement a reposé sur la solidarité de chacun pour le bien de tous – pour protéger l’ensemble de la population –, le CCNE posait, dans son avis 3 du 20 mai 2020, la question du devenir de cette solidarité une fois les mesures contraignantes supprimées. Comment la liberté individuelle et la responsabilité collective allaient-elles alors se nouer ? On constate, en septembre 2020, que la sortie du confinement s’accompagne de relations humaines oscillant entre, d’un côté, solidarité et fraternité et, de l’autre côté, peur, défiance, bravade, déni du risque, commentaires et jugements envers ceux qui respectent ou non les règles de précaution (port du masque, distanciation spatiale, etc.), jusqu’à l’organisation de manifestations antimasques !
Dans ce contexte, l’enjeu éthique n’est-il pas de trouver des solutions pour maintenir solidarité et cohésion sociale ? Cela supposera d’être toujours attentif aux fragilités relationnelles, de développer à tout prix le lien social à l’égard des personnes isolées, de reconnaître les risques d’inégalités et de discriminations et de lutter contre elles, mais aussi de justifier clairement les mesures et décisions prises, avec le devoir fondamental de les rendre intelligibles 4.
Réconcilier les enjeux de la santé et de l’économie, rendre complémentaires les différentes valeurs de la vie
« Combattre le virus quoi qu’il en coûte », affirmait le président de la République le 12 mars 2020, avant l’annonce du confinement : une décision motivée par le principe selon lequel la santé n’a pas de prix et par l’urgence de protéger nos vies. Mais ce principe de la défense de la vie (avec priorité donnée au fait de réduire la circulation du virus et de limiter l’incidence de cas graves nécessitant soins intensifs ou réanimation) a été progressivement mis en tension à la lumière des conséquences sociales, économiques et humaines du confinement : faits de maltraitance accrus, situation économique alarmante des personnes travaillant dans les secteurs jugés non essentiels ou propagateurs de l’épidémie (par exemple restauration, tourisme, culture).
Dans ce contexte, le déconfinement, et toutes les difficultés qu’il pose encore aujourd’hui, peut être interprété comme une tentative visant à articuler deux conceptions de la vie : donner la priorité à la santé pour tous versus prendre en compte les conséquences de cette politique. Elles ne s’opposent pas, car les crises économiques sont aussi génératrices de souffrances et de décès, mais il devient nécessaire de redécouvrir leur complémentarité, quelles que soient les tensions éthiques posées.
En situation normale, comprenez hors crise sanitaire, la régulation du système de santé consiste également à arbitrer entre la santé et les autres dimensions du bien-être, comme l’éducation ou la sécurité. Mais, en France, ces choix demeurent avant tout implicites et n’ont pas jusqu’à présent été considérés comme relevant d’un arbitrage collectif entre la santé et d’autres dimensions de la vie.
Cette crise sanitaire invite donc la société à une réflexion collective non seulement sur la valeur de la vie et de la santé en général mais aussi sur le niveau des sacrifices économiques et sociaux que l’on peut accepter afin de limiter le nombre de décès liés à cette pandémie. Des études seront aussi nécessaires pour orienter les politiques publiques de manière à lutter contre les inégalités sociales de santé et de recours aux soins.
Pour une éthique de la recherche et de l’expertise scientifique
Il faut souligner l’extrême réactivité et l’exceptionnelle implication de la communauté scientifique internationale5 qui a accompli « un travail immense en un temps record », en caractérisant en dix jours le virus puis ses mécanismes d’infection – un prérequis avant d’engager les travaux sur le vaccin et repositionner différentes molécules thérapeutiques –, mais aussi en partageant en temps réel, via les outils numériques et les réseaux, des données médicales, aidant ainsi les médecins du monde entier à reconnaître et à mieux prendre en charge les très nombreuses formes cliniques du Covid-19.
Ce partage transnational 6 des données et des publications ne s’est cependant pas opéré sans atteintes à l’intégrité scientifique. Si la crise sanitaire a souligné l’importance du principe de responsabilité éthique des chercheurs, dans leurs recherches mais aussi en termes de coopération entre eux, on pourra néanmoins regretter la multiplication des essais cliniques mis en place en France (200 environ, soit presque la moitié des essais à l’échelle européenne) et l’absence d’une coopération européenne. Cette dispersion signe une compétition excessive, parfois non déontologique, avec le risque de retarder les résultats tant attendus de ces essais et, donc, les traitements qui en découleront.
La société attend impatiemment une réponse thérapeutique au virus, cela se comprend, mais, si la recherche respecte à la lettre la rigueur méthodologique, il lui sera impossible d’apporter une réponse à court terme. C’est cette contrainte de la démarche scientifique trop souvent ignorée qui nourrit la relation difficile entre la science d’une part et la société et le politique d’autre part. Le goût de la société pour l’information – une quête légitime, dans cette période chargée émotionnellement – pour mieux comprendre, pour se rassurer, ne la met cependant pas à l’abri d’une autre pandémie, celle des « fake news ».
Deux des principes éthiques majeurs de la recherche médicale – la bienveillance et la non-nuisance – doivent être particulièrement mobilisés : est-il ou non légitime de renoncer aux méthodes codifiées de la recherche médicale et de l’évaluation thérapeutique sous prétexte de l’urgence sanitaire7 ? Par ailleurs, concernant les modèles mathématiques prédictifs, qui évaluent la manière dont une épidémie se développe, il s’agit d’évaluer (et non de mesurer avec certitude) un risque. Toujours issus d’une simplification de la réalité, ces modèles reposent sur des estimations mais, même incertains, ils guident des décisions politiques générales. Quelle peut être cependant la compréhension par les citoyens de ces modèles mathématiques, qui s’appuient sur une démarche rationnelle et dont les conclusions sont empreintes d’incertitudes ?
Si le rôle des experts scientifiques est d’éclairer, de prévoir, d’anticiper les évolutions possibles de la pandémie en partageant les savoirs et les incertitudes, est-il cependant nécessaire de mettre sur la scène publique le débat – certes indispensable et utile – qui existe entre eux ? Avec le risque de rendre incompréhensible la réception du message scientifique par la société.
Lorsqu’il est sollicité par une instance gouvernementale pour préparer l’élaboration de stratégies, l’expert scientifique (par exemple, le Conseil scientifique Covid-19) met en avant une éthique de responsabilité plutôt que l’affichage de convictions, en soulignant la complexité des situations, en dessinant les chemins qui conduisent aux solutions possibles, en prenant garde aussi à ce que son avis ne soit instrumentalisé.
En temps de crise sanitaire, il est tentant d’exiger « une vérité ». Malheureusement, celle-ci est toujours complexe. La vérité ne dépend pas uniquement de l’émetteur, qu’il soit politique, scientifique ou économiste… Elle est affaire de connaissances, de références, voire de normes pour celui qui la reçoit, donc d’une nécessaire culture scientifique à partager, à développer. Une éthique de la communication exige la transparence des faits. La communication des dirigeants, des responsables politiques ou des experts scientifiques doit être empreinte soit de certitudes si elles existent et sont confirmées, soit de doutes clairement énoncés s’ils apparaissent.
Le rôle des médias, les intermédiaires dans cette communication, ne doit-il pas aussi être rappelé ? Des médias qui seraient acteurs dans une pédagogie de la complexité, plutôt que délivrant des raccourcis hasardeux et poussant à la polémique.
Lire l’ensemble du dossier [Covid-19, sciences en société]
- G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, Presses universitaires de France, 294 pages, 1966.
- https://www.ccne-ethique.fr/fr/publications/questions-ethiques-soulevees-par-une-possible-pandemie-grippale
- https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/ccne_-_reponse_a_la_saisine_cs_enjeux_ethiques_lors_du_de-confinement_-_20_mai_2020.pdf
- S’agissant des enjeux éthiques soulevés par le déploiement d’applications pour les smartphones permettant, notamment par Bluetooth, le traçage des contacts de personnes infectées, tel que le projet StopCovid, l’avis en date du 14 mai 2020 du Comité national pilote d’éthique du numérique a rappelé en particulier l’importance d’une information claire et transparente sur les systèmes, ainsi que la nécessité d’éviter toute discrimination entre personnes téléchargeant l’application et celles ne souhaitant ou ne pouvant le faire (Comité national pilote d’éthique du numérique/CCNE, Enjeux d’éthique concernant les outils numériques pour le déconfinement, 22 pages, 14 mai 2020).
- Nature, 580, 7-2020, “Editorial: Researchers: show world leaders how to behave in a crisis”.
- https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/reponse_ccne_-_covid-19_def.pdf
- Voir « L’éthique des essais thérapeutiques », Annick Alperovitch et Philippe Lazar, Med Sc vol. 36, avril 2020, Paris, p. 303–307.