À mots découverts

Published on 21 novembre 2022 |

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[protectionnisme]  « On lui a taillé un costume trop grand pour lui »

Par Valérie Péan.

Ce n’est plus un gros mot, synonyme de nationalisme exacerbé ou de conservatisme ringard. L’idée d’un recours au protectionnisme fait son retour ici et là, réveillant à la fois des attentes et les souvenirs traumatiques du krach de 1929 et de la Grande Dépression des années 1930. Il faut dire que, avec le Covid-19 puis la guerre en Ukraine et les aléas climatiques, le libre-échange et la mondialisation ont perdu de leur charme. Pénuries, dépendances problématiques et pertes de souveraineté révèlent les limites de la dérégulation du commerce mondial. Les discours et les pratiques sont à la relocalisation, à la préférence nationale, aux restrictions d’exportations… De fait, un nouveau débat semble se faire jour, moins doctrinaire, où la lutte contre le protectionnisme ne constituerait plus « une ligne Maginot intellectuelle » 1. Vous ne connaissez rien à l’économie ? Pas grave, parions que vous allez mieux comprendre à travers l’histoire du protectionnisme, riche de paradoxes et de rebondissements, de vices et de vertus, grâce aux explications de Sébastien Jean, professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), titulaire de la chaire Jean-Baptiste Say d’économie industrielle.

Il y a d’abord cette interrogation : d’où vient cette sale image que se traîne le protectionnisme en Europe et dans l’Occident en général, longtemps relégué aux marges du patriotisme exacerbé, voire d’une certaine xénophobie, accent trumpiste en prime ? Après tout, cette politique interventionniste d’un État ou d’un groupe d’États vise avant tout à protéger la production interne de la concurrence étrangère (lire « Les différentes barrières »). Alors pourquoi cette mauvaise réputation ? Pour Sébastien Jean, celle-ci prend d’abord sa source « dans le traumatisme des années 1930, de ces errements restés en mémoire et qui ont motivé la construction de l’ordre d’après-guerre. Un ordre qui n’était pas celui du libre-échange, car demeuraient encore beaucoup de restrictions commerciales et de régulations économiques assumées, mais qui était fondé sur l’idée que le protectionnisme pratiqué notamment par les Américains avait été très néfaste, discriminant, générateur de représailles ». Une analyse justifiée ? « On lui a taillé un costume trop grand pour lui, en le désignant comme facteur aggravant majeur de la crise des années trente ! Or cette dernière était d’abord une crise financière, qu’illustre le krach de 1929 à la Bourse de New York quand a explosé la bulle spéculative, puis bancaire. Mais, aux yeux des Américains, la situation a été considérablement aggravée par l’adoption, en juin 1930, de mesures protectionnistes, la loi Hawley-Smoot, qui a augmenté les droits de douane à l’importation de quelque 20 000 produits… » Un renchérissement des taxes qui passent à 47 % sur les produits concernés (près de 40 % des produits importés), sachant que, jusque-là, elles se situaient quand même à 39 %, donc à un niveau élevé. Mais la déflation a augmenté leur niveau proportionnel, le portant à près de 60 %. Une « stupidité économique », affirme alors l’industriel Henry Ford. De fait, cette politique de l’« America First » génère une forte riposte des pays étrangers qui, à leur tour, élèvent leurs droits de douane à l’encontre des produits venus d’outre-Atlantique. Une spirale que bon nombre d’économistes ont rappelée à D. Trump en 2018, sous forme de mise en garde, lorsque ce dernier a fièrement annoncé une surtaxe de l’acier chinois à hauteur de 25 %. Mais là n’est pas tout. Car s’ajoute à cette mémoire longue un épisode plus récent, le virage libéral des années 1980. Notre économiste le rappelle, « il a ringardisé le protectionnisme, devenu “has been” dès lors que le libéralisme a été perçu comme la nouvelle modernité ». Ouvrir grand les frontières au commerce allait booster le développement des pays pauvres et la croissance mondiale au bénéfice de tous. Avec, en arrière-fond, l’idée du « doux commerce », selon l’expression de Montesquieu, à même d’amollir les velléités de conflits entre nations.

Délétère, tocard, hargneux… Pour achever de tailler un véritable costard au protectionnisme, reste cet autre argument : élever les droits de douane, c’est renchérir les produits entrants et dans la foulée générer un surcroît d’inflation. Une préoccupation très actuelle. Ainsi lisait-on, dans « Les Échos » du 17 mai dernier, un article clairement intitulé : « Ce protectionnisme agricole qui dope l’inflation alimentaire. » Pour S. Jean, « l’analyse économique classique est claire : taxer les produits importés profite certes aux producteurs locaux, ainsi protégés des prix bas de la concurrence étrangère, mais coûte aux consommateurs. C’est une taxe à la consommation de biens étrangers. Ainsi, les droits de douane imposés aux Chinois par D. Trump ont été payés par les consommateurs américains. En clair, s’il y avait aujourd’hui des mesures protectionnistes, cela aggraverait la vague inflationniste. C’est le commerce international qui est plutôt un facteur de modération des prix. Sans oublier que le protectionnisme favorise aussi les situations de rente et les monopoles en interne. »

Des grandes puissances nées grâce au protectionnisme…

Vouloir protéger sa production intérieure en restreignant la porosité des frontières aux biens du monde entier serait-il alors pure folie ? S.  Jean reformule : « La vraie question est : dans quelle mesure, avec quels objectifs et par quels moyens ? Car, de fait, le commerce international a toujours été très encadré, faisant l’objet de restrictions, de monopoles et de taxes. » Eh oui, contrairement à ce que l’on croit souvent, la pensée protectionniste n’est pas née lors de la Grande Dépression des années 1930, mais plusieurs siècles avant. Il y a eu d’abord les « mercantilistes » (de mercantile, « qui se rapporte au commerce ») aux XVI e et XVIIe siècles. Face au commerce mondial naissant, ce courant préconise déjà une limitation des importations et, à l’inverse, un développement des exportations, dans un but précis, celui de dégager un excédent commercial. Tel était alors l’objectif : « Se constituer un solide matelas d’or et d’autres métaux précieux qui, aux yeux des mercantilistes, constituait la richesse des nations. C’est ce que prône Colbert en France et que le pays applique jusqu’à la monarchie de Juillet (1830), avec une administration des douanes très importante, qui, à la fin des guerres napoléoniennes, accaparait 10 à 20 % des fonctionnaires ! » Mais, si le terme « protectionnisme » naît lui-même en 1845 dans certains cercles allemands, français et américains, c’est dans un tout autre contexte, celui de la révolution industrielle, dans lequel la Grande-Bretagne a pris une sacrée avance. Pour booster l’exportation de ses produits manufacturés, elle vante le libéralisme douanier – enfin, surtout les industriels. Résultat : en quelques années, le pays abolit peu à peu presque toutes ses restrictions aux frontières. « En face », comprenez pour les pays qui voient arriver en masse cotonnades, fer et houille britanniques, il devient urgent de protéger sa propre industrialisation naissante. Les premiers à entonner ce mot d’ordre ? « Les États-Unis, à la fin du XVIIIe, via Alexander Hamilton, secrétaire au Trésor du président Washington : pour rattraper le retard par rapport aux Anglais, il prône les restrictions aux importations comme outil de développement économique. »La France emboîtera le pas, y compris les socialistes libertaires et autres progressistes, unis dans un même combat contre ces produits anglais qui ôtent le pain de la bouche des Français… « Un protectionnisme, dit éducateur, que théorise l’Allemand Friedrich List en 1827 et dont il existe d’autres exemples, comme le Japon sous l’ère Meiji, de 1869 à 1912, qui a ainsi mis à l’abri son économie pour mieux la moderniser. »

Des raccourcis risqués

Allemagne, États-Unis, Japon… On l’ignore souvent, mais ces grandes puissances se sont d’abord appuyées avec succès sur des mesures protectionnistes. Alors, osons une question naïve, pourquoi les pays en développement n’appliqueraient-ils pas aujourd’hui la même recette ? « Il y a des limites à cette efficacité, pondère S. Jean. D’abord, c’est une pratique qui a connu des succès à un stade initial de développement, mais jamais au-delà de niveaux de revenus intermédiaires.2 Car, parvenu à un certain stade, on a besoin de la concurrence, et donc de rouvrir ses échanges, pour continuer à progresser, gagner en efficacité, ne plus se contenter d’imiter mais innover. » Ce piège d’une stagnation à des revenus intermédiaires, l’Amérique latine l’illustre. Après un premier décollage spectaculaire de l’industrialisation du Brésil et de l’Argentine abrités par des protections douanières élevées, de l’après-guerre aux années soixante-dix, le moteur connaît des ratés. Il faut dire que la crise de la dette, les coups d’État et la réouverture trop brutale des frontières n’ont pas aidé… En revanche, à partir des années soixante, pari gagné pour certains pays asiatiques (Corée du Sud, Hong Kong, Singapour, Taïwan…), toujours en couplant la protection de leur marché interne et le dopage de leurs exportations. Hélas, « plus question aujourd’hui de bâtir un écosystème industriel étape après étape, en partant de produits peu élaborés pour aller jusqu’aux biens les plus sophistiqués, comme l’ont fait ces “Dragons”. L’essor de la mondialisation a radicalement changé la donne. Certes, le développement industriel peut désormais emprunter des raccourcis spectaculaires, impossibles avant le déploiement de l’internet, tel le Vietnam parvenant à attirer de nombreuses entreprises japonaises, chinoises et coréennes. Revers de la médaille : le pays ne maîtrise rien de cette chaîne de valeurs, et doit surenchérir sur les avantages accordés à ces entreprises, face à la concurrence des autres pays émergents. »

Tout et son contraire

La recette du protectionnisme éducateur ne semble donc plus opérationnelle et le constat est sans appel : aucun pays dit avancé n’est actuellement protectionniste. En clair, le degré d’ouverture s’accroît avec le niveau d’enrichissement. À ceci près que la solution libérale d’un commerce mondial le plus ouvert possible a également un goût amer. La pandémie de Covid-19 et le conflit en Ukraine qui l’a suivie ont mis au jour la vulnérabilité d’économies trop dépendantes des importations, avec le risque de ruptures d’approvisionnement, ainsi qu’une perte de souveraineté énergétique, sanitaire et alimentaire. Une prise de conscience brutale qui fait entonner à certains un nouveau couplet : la démondialisation serait en marche. De fait, « la rupture de tendance s’est même opérée avant, au moment de la crise financière de 2007-2009. Elle faisait suite à une période où les échanges internationaux ont, pendant quinze ans, progressé deux fois plus vite que le revenu mondial… Après cette crise, le commerce et le PIB mondiaux ont crû à peu près au même rythme. » Et aujourd’hui ? « Les statistiques démentent l’idée d’une démondialisation, en tout cas jusqu’ici. Même en volume, le commerce mondial de marchandises est au-dessus de son niveau d’avant Covid. Il le dépasse de près de 10 %. » Disons qu’il y a quand même un ralentissement depuis plusieurs années, une « slowbalisation » (ou « moudialisation »), disent certains… Surtout, difficile de dire ce qu’il en sera en 2022 et pour les années à venir. « Il y a actuellement des tensions, des ajustements et des tendances contradictoires. Certains pays, comme la Chine, ont d’un côté une tendance au repli, tandis que, de l’autre, la même Chine a signé cette année un grand accord commercial avec le Japon, l’Australie, la Corée du Sud et une dizaine d’autres pays ». Ce Partenariat régional économique global devient ainsi la plus vaste zone de libre-échange sur la planète, donc à tarifs douaniers dérisoires… Il totalise le tiers du PIB mondial et de la population sur Terre, indiquait « Le Monde » à l’époque (31 décembre 2021) ! Pour S. Jean, « dans ce paysage où il y a tout et son contraire, il ne faut pas avoir une cécité sélective. Il y a toujours une demande d’ouverture de nombreux pays en développement qui y voient un ascenseur économique. » 

Levée de boucliers

Reste le cas très particulier des denrées, du blé jusqu’aux huiles, en passant par le riz et, plus accessoirement, de la moutarde. Car, rappelons-le, « plus les pays sont riches, plus ils sont ouverts, mais cela ne les empêche pas de protéger certains secteurs de manière très ciblée. Le caractère vital, le rôle social, humain et territorial de l’agriculture et de l’alimentation nécessitent plus de remparts qu’ailleurs. » Des boucliers qui vont même jusqu’à ces récentes restrictions aux exportations, sous l’effet conjugué d’un choc climatique, géopolitique et économique. Pour sécuriser sa consommation intérieure et ses prix, c’est l’Indonésie en avril qui suspend pour un mois ses ventes à l’étranger d’huile de palme, puis l’Inde en mai qui interdit temporairement ses exportations de blé, ou encore la Malaisie qui cesse d’expédier ses poulets vivants vers d’autres pays. Un phénomène nouveau ? « Pas du tout. C’est même un grand classique en cas de flambée des prix. On a connu ces mêmes mesures temporaires lors des crises alimentaires mondiales de 1974, puis de 2007-2008 et de 2010-2011. Elles se fondent sur la crainte de troubles sociaux faute de pouvoir nourrir la population, et protègent le pays de l’inflation de ces produits. Ce faisant, elles exacerbent le désordre mondial en diminuant l’offre et en la renchérissant. Si les stocks sont bas et que des pays craignent de manquer, c’est la panique, avec des achats compulsifs de denrées et de la spéculation »suivis, jusqu’à maintenant, d’un retour à la normale.

Alors, on l’aura compris, ouvrir ou fermer, prôner d’une manière dogmatique le libre-échange ou le protectionnisme n’ont guère de sens. Nul n’a besoin de ce dernier pour attiser les guerres et, à l’inverse, les échanges internationaux ne conduisent pas miraculeusement à la paix des nations… S’il est une idée à retenir de ce tour d’horizon, c’est que commercer ne peut être une fin en soi, mais un moyen au service d’une politique. Et là, c’est un tout autre débat qui attend. 

Les différentes barrières. Les mesures protectionnistes consistent essentiellement à freiner les importations, à travers des barrières dites tarifaires, qui désignent les droits de douanes, impôts spéciaux et taxes à l’importation. Mais aussi avec des barrières non tarifaires, comme les quotas, les normes sanitaires, sociales, environnementales. Enfin, le protectionnisme peut également consister à encourager ses propres exportations, à travers des subventions et autres aides, ou à privilégier les entreprises nationales dans les appels d’offres de marchés publics. Autant d’obstacles aux échanges que l’OMC vise à réduire ou à réguler. 

Qui taxe le plus ? Quels pays sont les plus protectionnistes aujourd’hui en matière de droits de douane ? « Ils sont principalement en Asie du Sud-Est, relève Sébastien Jean, au Pakistan, au Bangladesh, en Inde. Cette dernière était jusque-là l’archétype du pays protectionniste mais, à la suite de sa crise monétaire de 1991, elle a beaucoup libéralisé sa politique commerciale, fixant notamment des objectifs d’importation. Dans le cadre de l’OMC, elle s’était engagée à ne pas dépasser un niveau moyen à peine inférieur à 50 % (tous produits confondus) même si, dans les faits, ses droits de douane sont autour de 12 %. Cela a néanmoins généré un sentiment d’injustice chez les Chinois, qui ont pris des engagements pour plafonner ces taxes à 10 % lors de leur adhésion à l’OMC en 2001 et se situent aujourd’hui aux alentours de 7 %. » À comparer au taux des États-Unis, qui se situerait autour de 5 à 6 % actuellement en raison de la guerre commerciale avec la Chine (il était à 3,7 % en 2020 selon la Banque mondiale) et à celui de l’Union européenne, dont les droits de douane sont en moyenne de 4 % seulement, sachant toutefois qu’elle met en œuvre d’autres formes de protections non tarifaires. 

  1. Selon l’expression de l’historien David Todd, dans l’article « Le protectionnisme, un libéralisme internationaliste », La Vie des Idées, octobre 2009.
  2. C’est ce qu’on appelle le piège du revenu intermédiaire : après une phase de décollage, le développement économique stagne, ne parvenant pas à dépasser un certain niveau de produit national brut par habitant (entre 1 000 et 12 000 dollars) et à rejoindre le groupe des pays dits avancés, faute notamment d’investissements et dans la formation et les infrastructures.




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