Publié le 2 décembre 2019 |
0Produits bios et locaux à la cantine : du potentiel et des résistances (1/2)
Par Cabinet Terralim1
Sur notre petite planète ronde (Aristote, vers -350, Eratosthène, vers -240), on aime manger ensemble (Démocrite, vers -420, Plutarque, vers 80). Et puisqu’on aime manger ensemble, allons à la cantine : depuis le temps qu’on parle de l’importance de s’approvisionner en local/bio/frais/sain, comment se fait-il que la pratique ne soit pas généralisée ? Quelques collectivités, comme Langouët (Ille-et-Vilaine) ou Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes), ont obtenu des résultats conformes à leurs ambitions. Mais c’est loin d’être un cas courant.
Une vieille loi de l’électricité, la loi d’Ohm, nous a inspiré une analogie. Elle lie un potentiel électrique et une intensité de flux électrique par le biais d’une propriété des corps appelée résistance. Ce terme également utilisé en sciences sociales peut éclairer nos expériences.
La production, un potentiel
Le premier pas de la majorité des collectivités pour parvenir à une « restauration collective locale, de qualité et durable » est d’établir un inventaire fin de la production agricole du territoire : combien de litres de lait, de quintaux de blé, de tonnes de poulet…, sont « disponibles ». L’expérience nous conduit à remettre en cause cette notion de « disponibilité ». Dans la pratique, on constate que ce n’est pas parce que 100 tonnes de pommes de terre sont cultivées sur le territoire que 100 tonnes sont disponibles pour les achats des cantines. Bien des freins s’y opposent, du producteur laitier lié par un contrat d’exclusivité de livraison à l’enfant ou parent d’élève qui n’apprécie pas une forme irrégulière des légumes. L’expérience nous enseigne que la production du territoire n’est qu’un potentiel qui pourra être mobilisé ou pas. Le mesurer est d’ailleurs un processus coûteux en temps, énergie et budget, pour des résultats qui restent peu utilisés.
Ce qui intéresse les responsables territoriaux, c’est dans la plupart des cas l’intensité des flux, mesurée tant en termes de volumes que de régularité de l’approvisionnement, de produits alimentaires issus du territoire ou de l’agriculture biologique, qui sont livrés vers les restaurations collectives. L’intérêt en est dans la plupart des cas économique, pour maximiser les retombées territoriales.
Les flux et leur intensité
Dans la pratique, on peut qualifier d’erreur stratégique la confusion des décideurs publics entre potentiel et intensité. En considérant que toute carotte produite sur le territoire peut être livrée à une restauration collective, ils surestiment la possible ampleur des flux économiques. Il est établi, mais trop souvent négligé, que la plupart des producteurs qui livrent les circuits locaux souhaitent échapper au risque d’un acheteur unique et tiennent à conserver plusieurs modalités de vente. Mais on peut aussi y voir une certaine forme d’arrogance des institutions publiques : la volonté d’un approvisionnement local de la restauration collective est tellement légitime que tous les producteurs devraient supplier les collectivités d’acheter leurs produits. Dans la réalité, tous les fournisseurs ne se pressent pas pour vendre aux cantines, moins cher qu’ailleurs, avec plus d’exigences et un différé de paiement de plusieurs semaines.
Il existe donc des résistances à l’approvisionnement local de la restauration collective publique. Plus les points de blocages sociaux, économiques ou politiques sont forts, plus l’intensité des flux dans les circuits de la restauration collective sera faible, et inversement. Dans la perspective d’une politique publique locale visant une restauration collective de qualité et durable, il importe donc d’évaluer et de qualifier ces résistances.
Les acteurs et leurs « résistances »
Il est de tradition d’aborder le thème des résistances sous l’angle des acteurs, souvent avec un biais accusatoire. Ce seraient leurs limites, leurs défauts, leur mauvaise volonté qui rendraient difficile une organisation vertueuse de l’approvisionnement des cantines.
Les cuisiniers tout d’abord, sont présentés comme rétifs au changement, ou timides dans la reconfiguration de leurs commandes. Ils s’opposeraient à ceux qui proposent une évolution profonde de l’organisation de leurs cantines – opposition de principe (par exemple sur les menus végétariens ou le bio), paresse (il est plus simple de réchauffer des plats tout prêts) ou manque de savoir-faire et de maîtrise de leur métier.
Les élus quant à eux endossent tout aussi régulièrement les habits de coupables idéals, parce qu’ils limitent trop les budgets alloués à la cantine pour les achats ou les équipements, parce qu’ils sont indifférents au bien-être d’enfants qui ne votent pas, parce qu’ils sont inféodés aux grandes entreprises de restauration, etc. Le manque d’engagement politique, soit par soumission aux modèles dominants, soit par timidité ou frilosité vis-à-vis de leurs collègues, leur est également reproché.
Les entreprises de services sont présentées comme mues par la seule cupidité. Elles feraient tout pour bloquer les évolutions afin de ne pas changer leur modèle économique et leurs pratiques d’approvisionnement. Les plus grandes et les plus puissantes d’entre elles sont accusées de mener des activités de lobbying intenses pour préserver le statu quo, et défendre les avantages acquis.
Les producteurs sont plus rarement cités dans la liste des freins. Sans doute parce qu’ils sont considérés comme les victimes : il serait malvenu de s’en prendre aux plus faibles. Mais aussi, par idéalisation de leur fonction nourricière et de leurs pratiques, ils seraient tous naturellement désireux de livrer les restaurations collectives en bons produits. Des organisations de consommateurs ou environnementalistes, des élus indépendants pointent pourtant les nuisances environnementales de certains, leur indifférence aux attentes sociales, le lobbying corporatiste. En pratique, l’environnement technico-économique de beaucoup de fermes, en particulier celles liées aux grandes filières, rend difficile la prise en compte de livraisons locales. Des marchés ciblés vers les producteurs restent infructueux par manque d’offre intéressée.
Pour poursuivre l’analogie avec l’électricité, toutes ces résistances, à la fois observées dans certains cas et abusivement généralisées, sont placées « en série ». Ainsi la résistance totale est égale à la somme des résistances. Donc, même un degré de résistance modéré de chacune de ces familles d’acteurs peut donner au bout du compte une résistance totale élevée capable d’impacter l’intensité des flux.
Si dans cette chaîne de résistances, il n’est guère aisé d’identifier l’acteur clé, le « vrai gros méchant » qui bloque tout, c’est aussi sans doute que les causes sont structurelles. Autrement dit qu’elles relèveraient du système…
A suivre…
- Terralim (http://www.terralim.fr/) est un cabinet de conseil qui accompagne les collectivités locales et les acteurs des territoires dans l’élaboration et la mise en œuvre de stratégies de transition agricole et alimentaire. La restauration collective et l’amélioration de l’approvisionnement des cantines en produits de qualité et locaux constitue l’un des objets centraux de notre expertise.