Publié le 14 juin 2017 |
0[Perturbateurs] « LA » question de l’évaluation. (6/6)
Par Lucie Gillot.
Voilà plusieurs années que le sociologue Francis Chateauraynaud suit les controverses sur les perturbateurs endocriniens (PE). Entretien avec le directeur du Groupe de Sociologie Pragmatique et Réflexive (EHESS).
Vous avez mené en 2012 une enquête sur les controverses métrologiques autour des faibles doses et des PE1. La problématique des faibles doses est-elle nouvelle ?
Il s’agit d’une vieille histoire, qui suit celle de la pharmacopée et de la recherche médicale et, avec elles, de la qualification des doses, des seuils, des expositions et des thérapeutiques.
Le dossier qui a le plus fortement porté tout cela, c’est la radioactivité. Au fil des événements et des débats, l’existence de seuils d’exposition des populations aux radioéléments a été de plus en plus contestée, d’abord autour des conséquences des explosions et des accidents nucléaires, puis des expositions chroniques des travailleurs et des populations. Avec la multiplication des sources de pollution, la notion de faible dose a changé de sens. Bien des acteurs s’en sont emparés pour dire que le danger ne vient pas seulement de l’accident grave, nucléaire ou chimique, mais des expositions dans la durée.
Quelle que soit la substance ou le polluant en cause, la problématique des faibles doses se noue autour de trois dimensions : 1) la durée d’exposition, qui double la problématique de la stabilité des mesures sur le long terme ; 2) la possibilité d’effets cocktail ; 3) la prise en compte de périodes de vulnérabilité, bien au-delà du cas classique de la sensibilité in utero.
Comment ont évolué les grandes controverses métrologiques ?
Dans le cas de l’amiante, les premières tentatives de régulation s’appuyaient sur l’établissement d’un seuil maximal de fibres par mètre cube d’air, en dessous duquel le risque était considéré comme négligeable. Mais ce principe était contesté au motif que, selon les contextes, une fibre pouvait suffire pour créer un effet néfaste. Finalement, l’interdiction totale a fini par s’imposer dans la plupart des pays. Du côté nucléaire, la mesure des radioéléments a été plus systématique et ouverte après Tchernobyl, avec des recherches de corrélations de plus en plus fines.
Pour les PE, les transformations sont liées à la convergence de plusieurs processus. Un des points de basculement, au plan scientifique, a été produit par un groupe de chercheurs critiques qui ont analysé des centaines d’études probantes. Dans un article de 2012, « Hormones and endocrine-disrupting Chemicals : low-dose effects and nonmonotonic dose responses », ils montrent qu’il y a une pluralité de modèles liant doses et réponses, et que l’enjeu n’est plus seulement d’abaisser des seuils mais d’identifier les substances agissant sur les hormones avec une forte suspicion des cocktails engendrant des courbes dose-réponse non monotones.
Quelles sont les récentes évolutions du dossier ?
Les lignes ont énormément bougé. C’est en partie lié aux transformations des débats autour de l’expertise, qui a pris une dimension politique à l’échelle européenne. Une série de scandales sanitaires et d’affaires de conflits d’intérêt a contribué à ce basculement, ainsi que la polémique autour de l’étude de G-E Séralini 2. Elle a au moins permis de poser la question des limites de la toxicologie réglementaire, des conditions expérimentales et des modèles animaux standardisés, des protocoles de plus en plus virtuels par rapport aux conditions dans lesquelles sont plongés les êtres vivants. Les PE remettent sur le tapis la question de la qualité de l’évaluation toxicologique face à des produits dont les conséquences sont très subtiles à identifier, en dépit des nouveaux outils dont disposent les biologistes. Tout ceci produit des controverses métrologiques assez techniques mais qui percolent dans les arènes publiques.
En définitive, tous les milieux qui font de l’évaluation du risque en toxicologie sont bousculés. Un réagencement des concepts, des protocoles et des formes de discussion est à l’œuvre, même si des intérêts puissants freinent. On est passé d’un risque basé sur les seuils à une logique d’alerte fondée sur les faibles doses. L’accident nourrit toujours la notion de risque mais les risques chroniques sont désormais au cœur des enjeux sanitaires et environnementaux.
- « Aux frontières de la sécurité sanitaire. Les controverses métrologiques sur les faibles doses et les perturbateurs endocriniens ». Natures Sciences Sociétés 21, 3, 271-281 (2013). https://doi.org/10.1051/nss/2013098
- L’étude a été publiée dans la revue Food and Chemical, avant d’être retirée et condamnée par la communauté scientifique et les journalistes scientifiques. Lire aussi sur les aspects médiatiques :
http://www.agrobiosciences.org/article.php3?id_article=3432