Publié le 5 décembre 2024 |
0Pastoralisme d’aujourd’hui : sous les clichés, l’alpage
Oubliez le folklore. Autrefois seul avec son troupeau, le berger est aujourd’hui entouré de nouveaux voisins, parfois fort encombrants, et il doit faire face à des enjeux cruciaux, dont le changement climatique… Plongée dans le pastoralisme, pratique millénaire qui, derrière une image souvent archaïque, est loin d’être figée dans le passé. Jouant un rôle clé pour les milieux naturels qu’il valorise, articulé sur une gestion collective et des espaces partagés, attirant de nouveaux profils et inventant d’autres formes d’élevage, sa mobilité est même d’une indéniable modernité. À condition d’être pleinement connue et reconnue.
Par Yann Kerveno, pour le 16e numéro de la revue Sesame,
Ce pourrait être une carte postale des temps modernes. Imaginez : un traileur fluo dévalant un sentier de pierres dans un décor de montagne avec, au second plan, un berger et son troupeau de brebis occupées à ratiboiser des prairies. S’il perdure depuis des millénaires en ayant toujours su s’adapter, le pastoralisme n’en est pas moins actuellement confronté à des enjeux majeurs, du changement climatique à la fréquentation des espaces par de nouveaux venus, sans oublier les prédateurs. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Jeune retraité, Pascal Grosjean a consacré une grande partie de sa carrière à ce type d’élevage, au point d’avoir assumé la fonction de référent national pastoralisme et chiens de protection au ministère de l’Agriculture. Il avance une définition : « Le pastoralisme, c’est un système économique qui repose sur le prélèvement d’une ressource naturelle et qui est respectueux de celle-ci. C’est-à-dire qu’il est organisé de manière à retrouver l’année suivante le milieu a minima comme il l’avait trouvé en N-1. Il implique des animaux qui bougent pour produire de la viande, du lait, de la laine… Les troupeaux empruntent des milieux qu’ils ont façonnés. »
De l’air et des effets pervers
Depuis longtemps, la gestion de ces espaces avait été une question d’usages et de collectif, jusqu’en 1972. C’est alors qu’une loi française, toujours en vigueur, est venue mettre de l’ordre en créant les groupements pastoraux (pour rassembler les éleveurs), les associations foncières pastorales (pour réunir les propriétaires des espaces pastoraux) et les conventions pluriannuelles de pâturage. Puis, en 2014, la modification de la Politique agricole commune a pris en compte des surfaces pastorales dans les dispositifs de primes. « Je ne travaille pas sur les résultats technoéconomiques des exploitations mais je peux néanmoins avancer que, depuis, les exploitations pastorales se portent mieux. Ça a été une vraie bouffée d’oxygène pour les utilisateurs de surfaces partagées, en dépit d’effets pervers sur les dynamiques collectives que, depuis, nous avons pu constater », reconnaît Corinne Eychenne, géographe, maître de conférences au Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires (LISST) à Toulouse. De quoi venir bousculer un système très ancien – qui était même parvenu à survivre au partage des biens communaux lors de la Révolution française. « Ce système collectif, reposant sur la notion de droit d’usage, a permis tout ce temps de maintenir les estives à l’écart de la spéculation foncière. Ce sont d’abord les gens de la commune qui y ont accès et cela a permis aux éleveurs de s’installer en haute montagne sans avoir besoin de Surfaces Agricoles Utiles (SAU) importantes », poursuit-elle. L’attribution des primes Pac est donc un peu venue mettre un coin dans les fondations. Pour la chercheuse, cela a ouvert la brèche à des logiques individuelles, alors que les organisations collectives prévalaient pour la gestion de ces espaces.
Parent pauvre de la Pac
« La façon dont sont calculées les primes et les obligations qu’elles impliquent, dont le nombre de bêtes à l’hectare, a figé le paysage et a plus ou moins fermé les estives à de nouveaux éleveurs, ajoute Pascal Grosjean. Ce qui est complexe, à mon sens, c’est que les aides sont versées aux éleveurs et non au gestionnaire collectif, que ce soit un groupement pastoral, comme dans l’est des Pyrénées, ou des communes et commissions syndicales, comme dans l’ouest de la chaîne. Ce qui permettrait de discuter des modalités de reversement dans un cadre collégial. Je ne pense pas que ce soit là une volonté manifeste de sabrer le collectif. C’est plutôt un impensé de la Politique agricole commune, élaborée à l’échelle européenne et conçue pour les exploitations. Les systèmes collectifs en subissent des effets indirects, surtout dans les Pyrénées où ils restent majoritaires. » Une idée pour la prochaine mouture de la Pac ? L’ancien référent national aimerait que l’Europe approfondisse la question du pastoralisme. « La gestion des territoires et les services écosystémiques que rend le pastoralisme ne sont pas suffisamment pris en compte. Je regrette qu’il n’y ait pas plus de réflexion économique concernant ces espaces à haute valeur environnementale, trop souvent réduits à la transhumance et au folklore. On sait moins que les habitats agropastoraux sont tous identifiés et protégés au titre de la “directive habitats”, y compris les activités qui s’y déroulent, et que 90 % des surfaces agropastorales sont classées “Natura 2000”. » Au point, précise-t-il, que le premier parc national de France, la Vanoise, a été créé en quasi-totalité sur des surfaces pastorales. « Mais, depuis des années, le pastoralisme est le parent pauvre de la Pac, il n’y a pas de mesures spécifiques. Pourquoi n’est-il pas considéré et aidé en tant que tel, au lieu d’être seulement mentionné via l’indemnité compensatrice de handicap naturel ou les mesures agroenvironnementales ? De ce fait, beaucoup de territoires pastoraux sont oubliés. » Une critique qu’il ne réserve pas à la seule politique européenne. Elle vaut aussi pour la France, en dépit de l’innovante loi pastorale de 1972. « Contrairement au paysage, le pastoralisme n’existe pas, contrairement au paysage, dans l’article numéro un du Code rural, mais n’apparaît qu’une centaine d’articles plus loin.»
Bergères et bergers d’un nouveau genre
De quoi peut-être alimenter le relatif manque d’intérêt du reste de la société ou sa méconnaissance qui conduisent souvent à la vision caricaturale du berger taiseux, vieux garçon, flutiau à la main, ou des clarines et rubans qui endimanchent la transhumance… « Non seulement subsistent ces images archaïques, mais il y a une invisibilisation de l’organisation collective aux yeux des pouvoirs publics, voire au sein même de la profession agricole. En ce sens, le système pastoral est en fait moins difficile à faire comprendre aux élus de montagne qu’au monde agricole “traditionnel”, analyse Corinne Eychenne. Je défends le fait qu’il soit considéré comme une production agricole à part entière, méritant sa prise en charge par la Pac. Ce qui n’empêche pas de reconnaître le rôle majeur qu’il remplit dans le maintien des milieux ouverts et, à ce titre, de le soutenir. » Si le pastoralisme est ignoré ou méconnu dans de larges pans de la société, le métier de berger peut en faire rêver certains et certaines, ainsi que l’explique Olivier Turquin, enseignant-chercheur à l’Institut de géographie alpine de Grenoble : « Le métier était autrefois réservé à des gens pour lesquels on avait peu de considération, qui avaient peu de revendications et acceptaient des conditions précaires mais qui, paradoxalement, avaient une certaine aura. Aujourd’hui, de nouveaux profils, dont pas mal de femmes, viennent à ce métier avec des aspirations différentes, un bagage intellectuel, une expérience dans des métiers complexes et une sensibilité plutôt écologiste. D’ailleurs, les bergers, désormais salariés, réclament depuis quelque temps d’avoir un statut, d’être mieux payés, d’avoir un jour de repos par semaine et ils sont en train de s’organiser dans cette perspective. » Sans oublier les revendications concernant les logements en estives ou alpages, parfois à peine salubres et de piètres dimensions. « Dans les Hautes-Alpes et les Alpes-de-Haute-Provence, il y a 300 logements, dont la moitié est indigne. Il faudra vingt ou trente ans pour remédier à cela. »
De plus en plus fréquentés
Et puis, il pèse sur ce secteur de nombreux enjeux inédits, sans même parler du loup ou de l’ours qui modifient les conditions de travail. À commencer par le changement climatique qui repousse les limites, forçant à conduire les troupeaux toujours plus loin ou plus haut pour trouver de quoi pâturer, ainsi qu’une cohabitation parfois problématique avec de nouvelles populations touristiques ou sportives qui fréquentent les estives ou les parcours boisés, sans oublier la construction d’infrastructures… Bref, le relatif isolement des pasteurs semble diminuer comme peau de chagrin. « Comment sera-t-on capable de répondre simultanément au besoin de nature de la société et au maintien du pastoralisme et de son activité économique ? s’interroge Pascal Grosjean. Faut-il canaliser le tourisme pour qu’il ne s’opère pas au détriment de l’activité pastorale ? » Et avec tout cela, même si on s’était promis de ne pas évoquer ce type de menace, voilà qu’elle arrive dans la conversation à pas de loup : « L’enjeu crucial, aujourd’hui, c’est la protection des troupeaux face aux grands prédateurs. Le système est tel que les éleveurs doivent mettre en place des moyens pour pouvoir prétendre aux indemnisations. Ces mesures comprennent la garde permanente, le regroupement nocturne et les chiens de protection dans un milieu de plus en plus pratiqué, explique Corinne Eychenne. Cela génère des conflits d’usage. Dans les Alpes, vous avez plus de 7 000 chiens de protection avec parfois de véritables meutes comprenant dix à quinze chiens. » La signalétique pastorale, en place en montagne depuis vingt-quatre ans, s’accompagne désormais d’une médiation in situ qui se développe sur certains secteurs depuis trois ou quatre ans. L’objectif : prévenir les touristes des spécificités des milieux qu’ils parcourent et les aider à adapter leur comportement face aux chiens de troupeaux. Il est en effet arrivé que des randonneurs aux mauvais réflexes se fassent mordre par un patou. Pascal Grosjean croit malgré tout en un futur équilibré qui passe par une adaptation des systèmes de gestion en commun créés par la loi de 1972. « Les parties en commun peuvent être réinventées, nous avons déjà été capables de partager ces territoires, c’est ce qui s’est fait avec les stations de ski… », cite-t-il en exemple.
Le changement climatique va lui aussi rapidement poser des problèmes accrus. Un gros caillou dans la chaussure… Il y a d’abord la question très immédiate de l’abreuvement des animaux lorsque la sécheresse tarit les sources. Puis la question des ressources fourragères qui pourraient changer en partie de nature et se faire plus maigre. De quoi renforcer la concurrence entre les usages. « La sécheresse fait changer de pratiques. Mais c’est un système qui, à long terme, grâce à la mobilité des animaux et des hommes, est sans doute le plus résilient », veut croire Pascal Grosjean qui plaide une fois encore pour une meilleure reconnaissance de l’apport du pastoralisme. « Quand on a le loup, les éleveurs installent des parcs de nuit pour protéger leurs troupeaux, mais est-ce qu’on a évalué l’impact de ces parcs sur l’environnement ? Il faut que les scientifiques, par exemple ceux qui s’occupent de préserver les papillons de jour, comprennent que ces habitats, avec leur flore et leur faune, sont protégés par la pratique du pastoralisme. Ils sont là parce qu’il y a un pâturage favorisant la biodiversité. Les papillons, comme les abeilles, c’est la pollinisation. Sans pollinisation il n’y aurait pas de vie sur terre… L’incidence des modifications de pratiques pouvant avoir des effets sur des milieux à haute valeur environnementale doit être évaluée, quels que soient ces effets, c’est obligatoire. »
Nouvelles symphonies pastorales
Toujours loin des regards, le pastoralisme continue d’évoluer sous la pression économique de la Pac et de nouvelles pratiques surgissent, comme le fait remarquer Olivier Turquin : « Le pastoralisme lui aussi connaît aujourd’hui des formes d’intensification, la taille des troupeaux augmente mais, paradoxalement, c’est également le seul secteur où l’on trouve davantage de candidats à l’installation que de partants, plus que dans le maraîchage, par exemple. » D’autant qu’à côté des pratiques classiques, de nouvelles expériences ont vu le jour, au moins pour l’élevage ovin : l’écopâturage en ville, le vitipastoralisme quand les brebis cheminent l’hiver entre les rangées de ceps… Sans compter ces autres nouvelles organisations qui sont inventées : «Des installations à plusieurs, assises sur des échanges financiers ou d’autres éléments de solidarité, dont la finalité productive ne constitue plus le socle. Des éleveurs ne font que la laine et ne font pas naître des agneaux… Le pastoralisme ouvre une voie alternative à la production industrielle et je ne connais pas beaucoup de secteurs propices à ce genre de renouvellement d’une activité traditionnelle », souligne le chercheur à juste titre. Pour Pascal Grosjean, il faudra enfin en appeler à la société : « Il faut que la population, à 80 % urbaine, prenne conscience de la provenance des produits qu’elle consomme et il faut aussi que ceux qui les produisent ne soient pas dans la précarité. Car le pastoralisme apporte un bénéfice social à l’ensemble des habitants du territoire national et même au-delà. »
20 % des élevages français
S’il est un système de production agricole qui transcende les âges, le pastoralisme est de ceux-là. Il naît avec la domestication des animaux et continue aujourd’hui, des milliers d’années plus tard, à occuper 200 millions d’éleveurs et leur famille dans le monde, sous des formes diverses. En apportant, selon les pays, une contribution importante à la richesse créée par l’économie. Sous nos latitudes, le pastoralisme s’est adapté au temps présent et s’est replié dans des zones où aucune culture n’est raisonnablement envisageable : les marais et la montagne. Territoires qu’il a façonnés et où il conserve un rôle majeur. Selon les chiffres de l’Association française de pastoralisme, cette activité fait encore vivre 60 000 exploitations françaises et représente presque 20 % des élevages en activité. Dans certaines zones de piémont en France, c’est la condition sine qua non de l’activité d’élevage ; le pastoralisme offre des ressources « gratuites » pendant la période estivale qui permettent aux éleveurs de valoriser leurs maigres terres pour engranger des fourrages pour l’hiver. Presque tous les herbivores sont concernés, des ovins aux caprins en passant par les bovins.
Dans l’Hexagone, l’ensemble de ces exploitations représente 5,4 millions d’ha, dont environ 1,5 million sont constitués d’estives, d’alpages et de parcours de montagne… à comparer aux 55 millions d’hectares de la France métropolitaine. Ces élevages sont principalement situés en zones de montagne mais aussi sur les marais côtiers. On compte environ 1 000 groupements pastoraux, rassemblant plus de 5 500 éleveurs. Et 350 associations foncières pastorales rassemblent 33 000 propriétaires. (Source : Association française de pastoralisme.)
Une solution pour demain
Dans l’ouvrage qu’il a coordonné sur les cinquante ans de la loi pastorale1, Pascal Grosjean invite à dessiner un futur où le pastoralisme aurait la place qu’il mérite : « Le pastoralisme est une solution appropriée, parce que réfléchie, construite sur une longue tradition, subtile, adaptable et protéiforme, pour la valorisation de larges espaces de nos montagnes et de nos régions méditerranéennes, à la recherche d’une répartition équilibrée des ressources, des activités et des hommes dans l’espace, et dès lors il s’inscrit dans un projet déclinant un dessein territorial, organisant un partage de l’habitat dynamique et rassembleur, suscitant une mosaïque de paysages à travers une gouvernance avec et depuis le territoire faite de dialogue, de coopération et de confiance… »
Lire aussi
- 50 ans d’application de la loi pastorale française, coordonné par Pascal Grosjean, éditions Cardère, 264 pages.