Publié le 5 février 2025 |
0Par ici la (bonne ?) soupe !
Cette semaine Sesame sert la soupe. Et pas n’importe laquelle, celle qui fut inventée au milieu du XVIIIe par un chimiste sacrément brillant dont le nom trouve encore sa place dans nos cuisines modernes. À table ! C’est le fil du mercredi 5 février 2025.
La propension à manger de la soupe est probablement plus forte en hiver qu’au milieu de l’été et il y a bien longtemps qu’elle accompagne nos repas dans le monde entier. Pourquoi ? Parce que c’est simple à préparer et qu’on n’a pas besoin de surveiller. Et il a fallu que l’industrie s’en mêle évidemment, pour nous faire gagner du temps. Plongeons dans la soupière où bouillonne aussi l’histoire des sciences ! Parce que la première soupe « industrielle » digne de ce nom était en fait un médicament mis au point par un chimiste brillant, Justus Von Liebig (et oui) dont les travaux ont eu un impact majeur sur le développement de l’agriculture moderne. Son credo, c’est que la chimie (il est chimiste) est la base de tout… “Alles ist Chemie” écrit-il et son grand-œuvre un livre publié en 1840 « Die Chemie in ihrer Anwendung auf Agricultur und Physiologie », traduit en France sous le titre « La Chimie agricole ». Dans ce traité, Justus von Liebig s’échine à faire comprendre que l’observation des règles de la chimie pouvait faire progresser l’agriculture, sans entrer en conflit avec les méthodes traditionnelles.
Une vraie rupture
Comme l’explique très clairement Jean-Louis Dumas, agronome, von Liebig est le premier qui a compris l’intérêt de rompre le circuit fermé de l’agriculture par des apports d’engrais extérieurs au cycle. « Liebig a rompu le circuit fermé dans lequel évoluaient les matières minérales entre la terre, les plantes, les animaux, le fumier et la terre. » Un système parvenu à son apogée au XVIIIe et qui ne permettait plus de faire progresser les rendements. « Liebig a permis à l’usine-plante d’utiliser des matières minérales d’origine industrielle et l’a libérée d’une servitude naturelle. C’est une dimension nouvelle dans le phénomène agricole » s’enthousiasme-t-il. Liebig comprend, pour faire simple, que si la plante prélève dans le sol de l’ammoniac, de la potasse et de l’acide phosphorique, alors on peut apporter ces éléments de l’extérieur pour compenser et maintenir le potentiel du sol… Il comprend aussi que l’appauvrissement des sols est la cause des baisses de fertilité si on ne l’enrichit pas. Il liste même les éléments que les plantes consomment, potasse, chaux, soufre, magnésium, calcium et fer, sans toutefois percevoir le rôle des bactéries (et c’est bien normal, vue l’époque)…
Chloroforme
C’est à partir de là que l’on s’est intéressé aux amendements et qu’on a pris conscience que le guano du Pérou, les ossements ou encore le noir d’animaux n’étaient pas des ressources pérennes. Dès lors se sont développées de petites industries utilisant des craies phosphatées ou tirant des produits azotés de la houille. Sachez aussi que von Liebig a découvert le chloroforme ainsi que le procédé qui permet de déposer une fine couche d’argent sur du verre pour fabriquer des miroirs, ou encore qu’il a classifié trois grandes classes d’aliments, hydrates de carbone, graisse et albuminoïdes… Bref, une somme dans l’histoire moderne.
Sus au typhus
Mais revenons à la soupe. En 1853, James Muspratt, un de ses amis, confie à Liebig une de ses filles pour un séjour linguistique. Pendant ce séjour, la jeune fille contracte un typhus abdominal. Elle ne peut plus s’alimenter et son état se dégrade rapidement. Justus réfléchit et se dit que la seule solution est de préparer des extraits de viande pour nourrir la jeune femme. Une solution qu’il avait en tête depuis plusieurs années visiblement parce qu’il cherchait une solution pour remédier aux disettes et malnutrition qui émaillent le siècle. Par ses travaux, il en était arrivé à la conclusion que l’apport nutritionnel de la viande était différent de celui des aliments d’origine végétale, à cause des protéines découvertes en 1838 mais encore mal connues. Il a aussi remarqué que la viande transfère une partie de ses caractéristiques à l’eau chaude en faisant fondre la gélatine, la créatine, les phosphates et d’autres trucs qui ne sont pas encore découverts. Sa conclusion ? Les éléments nutritifs de la viande sont transférés à l’eau… On est en 1844, il décrit la recette. La viande doit être hachée et cuite 30 minutes dans 8 à 10 volumes d’eau… Une fois éliminée la matière grasse, le bouillon est ensuite concentré au bain-marie. Et notre jeune fille malade ? On y revient. C’est avec son idée et son bouillon que von Liebig la sauve…
De médoc à aliment
Il sent alors « qu’il a un truc » et décide d’aller plus loin. Mais de la cuisine à l’industrialisation, il y a un gouffre, ou plutôt un océan. Des extraits de viande existent déjà sur le marché, composés surtout avec des produits destinés à l’équarrissage (os, gélatine…) et de faible valeur nutritive par rapport à la méthode notre chimiste, qui réclame beaucoup de viande… Le rapport est de 30 pour 1. Or la viande, l’Europe n’en a pas beaucoup, le bétail est assez rare. Justus von Liebig s’allie alors avec l’industriel Georges Christian Giebert pour créer la Liebig’s extract of meat company dans les années 1860, avec la construction d’une usine en Uruguay. En Amérique du Sud parce que le bétail y est nombreux, exploité alors principalement pour sa peau mais pas pour la viande… En 1865 l’entreprise est cotée en Bourse et de son usine sortent très vite 500 tonnes d’extraits de viande par an. Un peu plus tard elle mettra aussi au point le premier « corned beef » et la marque Oxo part à la conquête du monde en 1899… Puis l’extrait de viande de Liebig, il meurt en 1873, change de statut. De médicament – les progrès de la médecine ont largement réduit le champ de ses bienfaits -, il devient ingrédient de cuisine.
La porte est alors grande ouverte. Michaël Johannes Maggi met au point le premier potage minute à base de lentilles et de pois en 1883 et le bouillon concentré en 1889. Le premier bouillon cube voit le jour en 1898, la première soupe lyophilisée est mise au point par Arsène d’Arsonvel et Frédéric Bordas en 1906, le bouillon Kub en 1907, le Viandox par le pasteur Jules Viandox, produit qui sera commercialisé à partir des années 1920 par Liebig, en 1949 les premiers potages déshydratés, bouillon de poule aux nouilles par Knorr… La soupe aussi avait changé d’ère !
(cette chronique fut publiée une première fois en janvier 2023 sur le compte twitter de la revue Sesame).