De l'eau au moulin

Published on 10 septembre 2019 |

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Nourrir les abeilles : avec des espèces locales, c’est possible ! (2/2)

Par Vincent Albouy, entomologiste et naturaliste, Office pour les insectes et leur environnement (OPIE)

Nourrir nos abeilles en acclimatant des arbres chinois… il fallait y penser (voir l’article de Yves Darricau, ici). N’est-ce pas osé ? Sesame a interrogé Vincent Albouy (OPIE), entomologiste et naturaliste. Son point de vue est différent : oui, il faut penser à nourrir les abeilles, mais de préférence notre abeille locale, avec la flore locale adaptée. Et les plantations d’arbres, qui demandent du temps, ne sont peut être pas le meilleur choix.

Oui, le dérèglement climatique va avoir un impact important sur les abeilles mellifères comme sur la flore, qui s’ajoutera à celui de l’agriculture intensive actuelle. La pénurie de nectar à certains moments de l’année est donc une réalité qui risque de perdurer.

Les disettes estivales sont une réalité, mais seulement partielle. Dans certaines régions, les bruyères font le lien entre les floraisons printanières qui se terminent avec le châtaignier et la floraison automnale du lierre. C’est dans les régions de grande culture, ou la flore adventice mellifère est aujourd’hui presque totalement détruite par les herbicides ou le travail du sol, qu’elle est la plus problématique.

Les hivers de plus en plus doux commencent à être une réalité. Mais la flore locale réagit elle aussi, parfois positivement, et les sorties des abeilles mellifères ne sont pas forcément vaines. Durant l’hiver 2015-2016, particulièrement doux, les ajoncs étaient en fleurs dès fin novembre en Charente-Maritime au lieu de février-mars. Le 26 décembre j’ai observé des butineuses chargées de pollen, indiquant un élevage de couvain toujours en cours.

Donc une piste importante pour aider les abeilles à surmonter les conséquences du dérèglement climatique serait d’abord d’étudier la flore locale et de privilégier les espèces qui réagissent positivement, comme l’ajonc.

Si nous devions planter de nouvelles espèces pour aider les abeilles mellifères à affronter ces changements, il faudrait les prendre dans la flore méditerranéenne ouest-européenne, qui assure un continuum de peuplement, plutôt que d’aller les chercher en Extrême-Orient et de risquer d’importer des organismes nuisibles potentiellement invasifs. Par exemple l’arbousier qui fleurit en automne pourra se révéler un bon complément du lierre.

Il existe peu de plantes mellifères à floraison estivale dans la flore méditerranéenne. C’est une adaptation à la sévère sécheresse qui sévit habituellement en cette saison. L’écotype méditerranéen de l’abeille noire, indigène en France1, était parfaitement adapté à cette situation : ces abeilles diminuaient fortement l’élevage du couvain l’été pour économiser les ressources et le reprenaient vigoureusement dès l’arrivée des pluies d’automne favorisant de nouvelles floraisons. Une apiculture naturelle, extensive, peut donc se baser sur un tel écotype pour économiser la plantation d’espèces exogènes à floraison estivale – d’ailleurs, ces espèces produiront-elles quand même du nectar dans des conditions très sèches ? Ce n’est pas sûr, puisque l’adaptation des plantes locales à ces conditions a justement été de ne pas fleurir à cette période.

L’introduction de nouvelles espèces pouvant se révéler à la longue invasives, comme le buddleia introduit à la fin du XIXe siècle qui n’a révélé son caractère invasif qu’à partir du milieu du XXe siècle, est un danger réel qu’il faut prendre en compte. Il risque d’y avoir conflit, à un moment donné, entre les intérêts de l’apiculture et ceux de la protection de la nature. Par exemple, lors de la négociation autour de la liste européenne des espèces devant être considérées comme invasives, avec lutte obligatoire, les Hongrois, qui cultivent de vastes étendues de robinier faux-acacia à la fois pour le bois et la production d’un miel de qualité, se sont opposés à ce que cette espèce soit inscrite sur cette liste à cause des avantages économiques qu’ils en retirent. De même, le service rendu par les renouées d’Extrême-Orient invasives, à floraison estivale très abondante et mellifère, est bien faible comparé aux problèmes qu’elles posent dans certains milieux semi-naturels. Donc pour moi, il y a beaucoup plus d’inconvénients que d’avantages à envisager l’introduction et la plantation massive de ces arbres d’Extrême-Orient à floraison décalée.

Par contre, dans un cadre restreint strictement apicole et pour une production intensive de miel, si l’on souhaite une récolte maximum en nourrissant abondamment les abeilles tout au long de la belle saison grâce à des espèces à floraison décalée bouchant les trous, l’initiative peut se comprendre. Des apiculteurs qui possèdent des terres pourront envisager de les cultiver pour le nectar, comme on cultive aujourd’hui certaines parcelles en phacélie. L’implantation d’arbres, avec une floraison s’étalant en trois dimensions, est d’ailleurs une utilisation beaucoup plus rationnelle de l’espace que la culture d’une plante herbacée, s’étalant sur deux dimensions seulement. Le rendement en nectar au mètre carré est bien plus important dans le premier cas, et la culture pérenne économise le travail du sol et l’achat des semences nécessaires chaque année.

Mais reste une grande inconnue : à la vitesse où va le changement climatique, la plantation d’espèces et de cultivars qui semblent aujourd’hui intéressants au vu des prévisions ne sera-t-elle pas un échec en 2050 ? Une plantation d’arbres est un investissement sur le temps long. La culture de plantes herbacées, qui peuvent être adaptées ou changées chaque année, supprime les risques d’erreur de prévision.

  1. un écotype est une variété d’une espèce génétiquement adaptée à un milieu particulier qu’elle occupe naturellement, mais conservant ses adaptations héréditaires lorsqu’elle se développe dans un milieu différent

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2 Responses to Nourrir les abeilles : avec des espèces locales, c’est possible ! (2/2)

  1. Darricau yves says:

    OUI, l’alimentation en pollen est très importante pour les abeilles qui nécessitent apports constants et variés pour bien nourrir leurs larves et constituer leurs réserves corporelles en vitellogénine : les chercheurs disent que l’idéal serait une offre de trois pollens différents en continu, ou plus, pour éviter les carences (nous, c’est cinq fruits et légumes par jour)et qu’un paysage agricole semi-naturel est le plus approprié pour ce faire: imaginons donc, et créons, des paysages incluant des champs de cultures à rotations complexes,des haies arborées et des délaissés ensauvagés… incluant aussi des arbres (dont des chinois) à floraisons estivales et des arbustes à floraisons hivernales et précoces…

  2. petitprez says:

    Si les abeilles sont mal barrées, c’est à cause de la malnutrition.
    voir les travaux de Di Pasquale et des autres comme Tasei. En cause le spectre d’acides aminés du pollen.
    Certaines plantes comme le tournesol sont carencés (MET, TRP), l’impact touche longévité et immunité.
    ce n’est donc pas tant les pesticides que le désert alimentaire qui est en cause.
    Oui une trame verte avec des IAE de toute urgence !!
    voir livre de Vincent Tardieua “l’étrange silence des abeilles”.
    bonne lecture

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