Normandie : quand les herbivores produisent de la biodiversité
En Haute-Normandie, à 10 km au sud du pont de Tancarville, les Courtils de Bouquelon constituent une réserve naturelle privée créée à partir de 1978. Incluse dans le périmètre du Parc Naturel Régional des Boucles de la Seine Normande (PNRBSN), elle est reconnue Espace Naturel Sensible du département de l’Eure et arbore le label européen « Territoire de Faune Sauvage ». Elle est aussi labellisée « zone humide d’importance internationale », via le site Ramsar1 du Marais Vernier et de la vallée de la Risle. Bref, dans ce territoire, on s’attache à préserver et développer la biodiversité. Et ce, grâce à un concept écologique plutôt récent, « l’herbivorie », moteur du fonctionnement des écosystèmes terrestres naturels. Genèse et explications.
Photographie d’illustration de l’article : vache Highland dans le PNRBSN © Thierry Lecomte
Par Thierry Lecomte, docteur en biologie des organismes et des populations, ingénieur en chef honoraire chargé de la biodiversité au PNRBSN et président du Conseil Scientifique Régional du Patrimoine Naturel de Normandie.
Un marais, de grands travaux
Cette réserve naturelle est un exemple remarquable de nature anthropisée
Le Marais Vernier (4500 ha), à 2,3 m d’altitude sur la rive gauche de l’estuaire de la Seine, est un ancien méandre du fleuve où s’est formée, il y a environ 6 000 ans, une vaste tourbière de 1800 ha. On y distingue plusieurs entités, dont les parcelles étroites et allongées (elles peuvent atteindre 1,2 km de long) de la réserve naturelle des Courtils, situées dans la commune de Bouquelon.
Paradoxalement, cette réserve naturelle est un exemple remarquable de nature anthropisée. En 1599, Henri IV promulgua un édit pour assécher les marais de France, puis Louis XIII fit « poldériser » (Ndlr : asséchement de marais littoraux pour en faire des terres cultivables) la zone en 1617, à grand renfort de travailleurs hollandais. Une digue et un réseau de fossés furent construits pour faciliter la mise en culture des terrains tourbeux, améliorer les herbages et accueillir du cheptel, mais la zone ne fut jamais très productive.
Trois seigneurs se partageaient alors le site – notamment ses droits de chasse et de pêche – avec les paysans, ce qui n’allait pas sans tensions. C’est à cette époque que se formèrent les « courtils », ces parcelles délimitées comme des jardins dédiés à l’autoconsommation.
Quand une ferme-modèle coule
En 1945, le plan Marshall débarque. La tourbe est un peu vite assimilée au Tchernoziom2 par les experts du ministère de l’Agriculture, et la zone à une potentielle « Ukraine Normande »3. Mais après labourage et drainage, le sol, déjà proche de l’eau, s’affaisse de 30 à 70 cm du fait de la minéralisation de la matière organique constitutive de la tourbe. Conséquence : l’eau submerge la terre qui devient infertile. C’est une catastrophe économique, mais également écologique.
On tente alors de sauver la ferme-modèle pré-existante en ensemençant le terrain tourbeux avec du ray-grass et du trèfle incarnat. On fait aussi venir des vaches Holstein. Mais au bout de quelques années de drainage, il n’y a plus rien à faire contre l’inondabilité croissante du sol et ces semences sont naturellement supplantées par des plantes peu appétentes pour les ruminants (joncs, carex, etc.) mais adaptées aux conditions hydriques.
La tourbière, une zone humide d’exception
La pierre angulaire du Marais Vernier (…) est la Grand’Mare
En 1970, une prise de conscience environnementaliste favorise une meilleure compréhension de la zone humide, de sa préservation et de son aménagement. Et en 1973, le ministère de l’Environnement y acquiert une centaine d’hectares pour y constituer une réserve naturelle dont la gestion sera confiée au Parc Naturel Régional (PNR). J‘en ai été le conservateur en tant qu’ingénieur chargé de la biodiversité de 1973 à 2010.
La clé de voûte hydraulique du Marais Vernier, et de toute la zone humide, est la Grand’Mare, vaste étang sis sur la commune de Sainte-Opportune-la-Mare. Les travaux de drainage puis l’abandon qui a fait suite à la déprise agricole l’ont dégradé, aboutissant au boisement par l’aulne glutineux, le saule cendré, ou encore le bouleau pubescent. Ces milieux enfrichés présentent une perte de biodiversité : de nombreuses plantes rares, protégées, patrimoniales comme les Drosera, diverses Orchidées, la grande Douve, le Mouron délicat, ont tendance à disparaître.
Quelques parcelles de la réserve naturelle supportaient encore un élevage traditionnel de mai à octobre, avec fauche et parfois sans engrais. Beaucoup étaient en voie d’abandon. Il aurait fallu inverser la tendance et faire revenir l’agriculture. Mais comment faire ? La raffinerie de Port-Jérôme attirait la main d’œuvre locale, l’exode rural était déjà bien installé et la population d’éleveurs locaux était vieillissante.
La notion de climax à l’épreuve
La seconde solution, c’était d’agir sur la gestion écologique du milieu. Pour ce faire, il faut comprendre que par la seule dynamique de la végétation, un milieu évolue dans le temps, de plantes basses vers des plantes plus hautes. Et il a longtemps été admis que la nature, avant l’élevage, était constituée d’un manteau forestier continu.
L’écologie, une science récente
Définie en 1866, l’écologie implique la mise en place de transversalités entre les spécialités des sciences de la terre. Si on la compare à la médecine, il s’agit d’une discipline très récente, mais son objet est tout aussi complexe.
Roger Dajoz, enseignant-chercheur, dans son livre « Précis d’écologie » (1983), écrivait « L’écologie est la science qui étudie les conditions d’existence des êtres vivants et les interactions de toutes sortes qui existent entre ces êtres vivants et le milieu dans lequel ils vivent. » Vaste programme !
Il y écrivait aussi : « En Amérique du Nord, au XIXe siècle, les bisons arrêtaient le développement de la végétation arborescente par leur piétinement et, par le pâturage, ils provoquaient la formation de zones herbeuses favorables à certaines espèces de Mammifères, d’Oiseaux et d’Insectes… donc par sa seule présence, une espèce herbivore peut modifier la flore, qui en fonction de sa composition favorise le développement de telle ou telle faune« .
C’est ici qu’intervient la notion de climax : en écologie, c’est un état théorique final et stable issu d’un équilibre dynamique entre sol, climat et végétation mais qui, dans la grande majorité des définitions, exclut la faune et son impact potentiel. Il se trouve en réalité que les plantes des milieux ouverts et leurs faunes associées existent depuis des centaines de milliers d’années. Mais comment s’est maintenu ou se maintient un milieu ouvert ? Grâce aux grands herbivores sauvages présents sur la planète au moins depuis l’ère secondaire avec ses dinosaures, puis grâce aux grands mammifères herbivores de l’ère tertiaire. Au quaternaire, c’est encore la dynamique de l’« herbivorie » qui s’oppose à la dynamique de la végétation, les milieux naturels, avant l’action de l’homme, comprenant beaucoup plus de clairières.
La destruction d’origine anthropique de la plupart des grands mammifères a alors provoqué une fermeture progressive de l’espace par la forêt. Elle a été ré-ouverte ensuite par l’émergence de l’élevage à partir d’herbivores sauvages domestiqués.
Bovins Highlands et chevaux de Camargue
Les grands herbivores constituent (….) une clé de voûte des milieux
Dans nos thèses conjointes4, soutenues en 1986 devant un double jury, Christine Le Neveu (botaniste et phytosociologue) et moi (zoologiste) avons démontré que les grands herbivores constituent une guilde5, clé de voûte des milieux ouverts. Bisons, tarpans (un cheval sauvage), aurochs, élans, buffles d’eau, cerfs, etc. constituaient encore cette guilde de grands herbivores (100kg à 1t) après l’extinction des méga-herbivores (éléphants, rhinocéros) qui eux pesaient plus d’1 tonne.
Nous en avons fait la démonstration sur le domaine du ministère de l’Environnement, avec des animaux domestiques mais rustiques pour ce qui est des conditions nutritionnelles, résistants au parasitisme et aux intempéries : bovins Highlands introduits en 1979 et chevaux de Camargue en 1981. Là, l’hivernage ne se faisait pas sur les pentes, mais en milieu humide, alors que dans le Marais sévit la douve du foie6 et que les roseaux, joncs et laîches sont très peu nourrissants. La plupart des spécialistes de l’élevage (éleveurs, agronomes, vétérinaires, zootechniciens) nous avaient prédit l’échec… Mais « une conviction ne se prouve pas, elle s’éprouve » (Bergson). Nous avons étudié l’impact de chaque espèce pendant une décennie, avant de les réunir en un seul cheptel, à l’image de ce qui existe encore dans certains écosystèmes, comme les savanes africaines où les buffles, zèbres et d’autres herbivores se côtoient à longueur d’année.
Pourquoi avoir introduit des vaches Highlands ? Nous voulions des races rustiques de l’Europe de l’Ouest. Bien sûr nous avons testé la Bretonne Pie Noire, qui présente la même rusticité alimentaire. Mais elle résiste moins bien au parasitisme et les vêlages sont moins bien saisonnés. Il est remarquable que, de manière générale, les races anciennes les plus rustiques ont été repoussées par d’autres populations plus récentes vers des isolats en zone de montagne, littorale ou insulaire, comme ce fut le cas pour les vaches Highlands ou les chevaux de Camargue.
L’amnésie écologique
Tous les écosystèmes terrestres de la planète accueillent ou accueillaient des herbivores
Notre vision du passé des milieux naturels est terriblement restreinte. Dans le meilleur des cas, elle s’arrête à seulement quelques siècles alors que l’action de l’Homme sur les espaces naturels a débuté avec la chasse il y a des centaines de milliers d’années. C’est « l’amnésie écologique » qui ne prend alors comme repère que la période historique récente. A de rares exceptions près, tous les écosystèmes terrestres de la planète accueillent ou accueillaient des herbivores, de l’Oryx des espaces désertiques au bœuf musqué des toundras.
A partir de 1978, Christine Le Neveu et moi-même avons pu acquérir des courtils pour constituer une réserve naturelle privée : d’abord 4 hectares de marais, dépendants d’une petite ferme traditionnelle, puis 1 hectare de coteau… jusqu’à 70 hectares aujourd’hui.
Nous avons introduit également le mouton Shetland parce qu’il supporte très bien l’humidité et les tanins de l’aulne glutineux, lesquels inhibent les enzymes de la digestion des bovins et des chevaux. Puis, il y a seulement 3 ans, le buffle d’eau a complété la guilde.
Un « labo à ciel ouvert »
Notre objectif premier est de produire de la biodiversité
Hors statut agricole, nous avons développé ainsi notre « labo à ciel ouvert ». Notre objectif premier n’est pas de produire du lait ou de la viande mais de la biodiversité. Ainsi, ces animaux introduits ne reçoivent pas de traitements antiparasitaires – nocifs pour la faune qui dégrade les fèces. La prophylaxie est assurée par des prises de sang annuelles. Quant à l’agent de la maladie du varron (la larve des mouches du genre Hypoderma), c’est une espèce partie prenante de la biodiversité. J’ai donc refusé d’appliquer les arrêtés préfectoraux de dévarronage en 1990, ayant avec moi le décret de création de la réserve naturelle nationale qui m’en préserve. Dans ces conditions, pourtant difficiles, les bovins Highlands peuvent atteindre une vingtaine d’années.
Néanmoins, la gestion devient de plus en plus agricole. Du fait des anciens travaux de drainage, le Marais est de plus en plus inondable. Et le changement climatique implique un affourragement hivernal sur les parcelles émergées dédiées à cet usage. Il a fallu clôturer pour éviter que les herbivores sauvages gagnent ces sites hors de l’eau devant la progression d’une inondation.
Une partie des animaux en surpopulation sont emmenés vers d’autres sites pour y contrer des logiques d’enfrichement – souvent des espaces protégés, au « bénéfice » de l’Association Courtils de Bouquelon (loi de 1901) gestionnaire de la réserve naturelle qui accueille divers publics (étudiants, naturalistes, gestionnaires d’espaces naturels, élus, représentants d’administrations…).
De la bouse à la cigogne
L’herbivore est un « outil de gestion multifonction de la Nature »
On ne peut limiter l’herbivorie à la seule consommation de végétaux, d’une part parce que les herbivores ingèrent aussi des petits animaux étroitement liés aux végétaux comme les pontes et larves d’insectes, mais surtout parce que, pour filer une métaphore relative au matériel agricole, l’herbivore, « outil de gestion multifonction de la Nature », est à la fois :
- Un « broyeur » dont l’impact sur la végétation dépend de ses préférences alimentaires en fonction des saisons, de l’écosystème, de ses besoins en énergie, en oligo-éléments, mais aussi de sa stature, de sa dentition, etc. ;
- Un « digesteur » qui dépend de l’efficacité de la dentition, de la nature du bol alimentaire, de la longueur et de la nature du tube digestif, de la nature du microbiote hébergé, etc. ;
- Un « rouleau » qui dépend de la structure du sabot, du poids exercé au cm2 et de l’éthologie propre à chaque espèce, de la nature du sol au fil des saisons ;
- Un « épandeur » avec des restitutions quotidiennes (urines, fèces, larmes), saisonnières (placentas, mues de printemps), ou finales (avec les cadavres).
C’est la synergie entre ces quatre fonctions, propre à chaque espèce, qui induit les différentes cascades alimentaires et « effets dominos ».
Sans herbivores, la compétition interspécifique entre les végétaux favorise les ligneux dans la plupart des cas. Les plantes de structures basses voire très basses ont plutôt l’avantage dès que les herbivores interviennent, si leur densité permet la production primaire comestible. Cela favorise une richesse spécifique végétale entraînant à son tour une richesse entomologique, en particulier pour les espèces inféodées à une plante. Une pression relativement extensive favorise des floraisons étalées dans le temps et diversifiées au bénéfice des espèces vernales, estivales, automnales d’insectes floricoles (Apidés, Syrphidés, Lépidoptères…) et d’espèces spécialisées. L’ouverture du milieu est favorable aussi à de nombreux oiseaux et à d’autres plantes dépendant de la lumière.
La biomasse lombricienne, par exemple, est fortement augmentée par l’herbivorie, avec des espèces différentes selon que le pâturage est assuré par des bovins ou des ovins. Ces lombriciens nourrissent peu ou prou environ 200 espèces de vertébrés en Europe et jouent par ailleurs un rôle important dans la transformation de la matière organique brute et la gestion de la banque de graines du sol, ce qui conditionne aussi les successions végétales. Au Marais Vernier, la cigogne blanche profite ainsi des milieux maintenus ouverts et de la densité élevée de lombrics nécessaire aux jeunes cigogneaux.
Les fèces, quant à elles, sont le support d’une diversité de champignons dont les espèces (plusieurs centaines en France) varient aussi en fonction de l’herbivore source, équin, bovin, ovin… Diptères et coléoptères les exploitent également : des dizaines de familles, des centaines d’espèces sont pour la plupart essentiels dans la dégradation des excréments des animaux d’élevage. D’autres, seulement coprophiles, se nourrissent des premières. Certains insectes sont coprophages à l’état larvaire mais floricoles à l’état adulte, ce qui complexifie les relations au sein de l’écosytème. Une grande part de ces insectes coléoptères nourrissent ensuite des oiseaux (huppes, pies-grièches) et sont parfois indispensables pour certaines espèces de chauve-souris (Rhinolophes).
Les cadavres constituent aussi une source de biodiversité conséquente pour les oiseaux nécrophages (Pygargue à queue blanche, Milan royal)7, pour des mammifères et des oiseaux charognards occasionnels ou dépendants. Là encore des dizaines d’espèces de diptères et de coléoptères, quelques lépidoptères sont souvent spécialisés sur telle ou telle partie du cadavre : cuir, poils, gras, chair, moelle osseuse… Etalée dans le temps, l’action de ces divers groupes est encore complétée par celle de champignons spécialisés, par exemple sur la corne.
L’action des herbivores ne s’arrête pas à ces aspects de biodiversité. Ils assurent des fonctions écologiques comme l’activation de la vie microbienne du sol et le stockage du carbone qui en résulte, le transport de formes de vie végétale et animale via leur tube digestif, leurs sabots ou leur pelage, la création de mosaïques dont les divers éléments sont parfois indispensables à des animaux pour boucler leur cycle vital. C’est aussi sans doute l’un des meilleurs moyens de parer aux incendies d’espaces naturels car le tassement de la litière la rend plus humide, les brindilles sèches cassées par le passage des animaux rejoignent plus vite la litière, etc.
Les herbivores, surtout lorsqu’ils sont structurés en une guilde multi-spécifique, font donc vivre l’écosystème à son plus haut niveau de biodiversité et répondent bien à la définition d’espèces « clé de voûte ».
Herbivorie et changement climatique
L’herbivorie comme outil principal de gestion ou de restauration des écosystèmes terrestres trouve cependant assez vite ses limites.
Tout d’abord, la grande majorité des espèces sauvages qui peuplaient encore notre pays il y a quelques milliers d’années ont disparu soit de notre Hexagone soit définitivement. On a donc recours à des animaux domestiques, souvent de races très rustiques, écoadaptées, descendant de certaines de ces espèces sauvages. Il y a alors tout un corpus de réglementations à respecter (prophylaxie, équarrissage) qui constitue une gêne certaine pour que l’herbivore joue pleinement son rôle de la naissance à la mort.
Autre difficulté, et non des moindres : les paysages sont fragmentés par les infrastructures, les cultures, l’urbanisation, etc., ce qui implique de tenir les grands herbivores à l’intérieur de clôtures et les empêche de se déplacer d’un espace à un autre comme l’auraient naturellement fait leurs ancêtres sauvages8.
Enfin, le changement climatique, en exacerbant certains facteurs biotiques, entraîne de plus en plus de difficultés pour la gestion à finalité écologique de territoires.
Ainsi, au Marais Vernier, les herbivores introduits dès la fin des années 70 et qui passaient l’hiver dehors sans aide alimentaire ne le peuvent plus : il est de plus en plus fréquemment inondé, ce qui contraint les animaux à quitter un espace devenu inhospitalier et les clôtures les empêchent de gagner des sites non inondés. Un affouragement hivernal s’impose alors pour des animaux cantonnés sur des surfaces réduites. A contrario, les sécheresses estivales aggravent les conséquences du drainage datant du Plan Marshall : la tourbe s’assèche, se minéralise et, ce faisant, perd en altimétrie et devient ainsi encore plus inondable…
L’herbivorie doit être réfléchie en fonction de ces diverses contraintes
L’herbivorie en tant qu’outil principal de gestion ou de restauration des écosystèmes terrestres se doit donc d’être réfléchie en fonction de ces diverses contraintes. Ajoutons-y la faiblesse des superficies allouées à ces restaurations – il s’agit même le plus souvent d’un mono-terroir alors que des herbivores devraient avoir accès à des milieux plus diversifiés. Il faut donc bien placer le curseur entre la gestion agricole des animaux et la « gestion naturelle », chaque cas étant particulier dans le temps et l’espace.
Degrés de naturalité variables
A la suite des expérimentations du Marais Vernier, de très nombreux responsables d’espaces protégés se sont investis dans la gestion par l’herbivorie avec des degrés de naturalité très variables – tel l’écopâturage dans des espaces verts urbains. Certaines de ces tentatives ont été des échecs, non imputables aux herbivores mais à un projet mal étudié ou mal conduit. En effet ce mode de gestion exige des compétences croisées dans divers domaines de l’écologie, de la zootechnie, etc. L’herbivorie est donc un outil intéressant, mais tout dépend en vérité de la main qui le tient.
Heureusement, plus nombreuses sont les expérimentations de renaturation satisfaisantes dès lors qu’on laisse une certaine liberté aux herbivores pour exprimer tout leur potentiel d’espèces clés de voûte. Encore faut-il se libérer de l’amnésie écologique et ne pas considérer que la « libre évolution » (ou non intervention)9 est naturelle. Elle n’est qu’une évolution spontanée qui « sanctifie » en quelque sorte l’éradication par l’Homme des guildes d’herbivores sauvages. Inversement, le ré-ensauvagement (rewilding) met en avant la nécessité de restaurer d’abord la complétude de la grande faune, en particulier les herbivores, dans les limites, hélas souvent étroites, du possible.
Une question ? courtils.de.bouquelon@gmail.com
Lire aussi
- https://rsis.ramsar.org/fr/ris/2247
- Terre noire très fertile composée de lœss et d’humus, que l’on trouve dans les régions de climat continental assez sec, en Ukraine notamment.
- Voir le film du Ministère de l’Agriculture : « L’Agriculture Française vient de conquérir un nouveau et magnifique domaine », Station zoologique agricole de Rouen.
- Voir T. Lecomte, C. Le Neveu, 1986. Le Marais Vernier : contribution à l’étude et à la gestion d’une zone humide, Thèses de doctorat en biologie des organismes et des populations, Université de Rouen, 630 p.
- Une guilde est, en écologie, un ensemble d’espèces appartenant à un même groupe taxonomique ou fonctionnel qui exploitent une ressource commune de la même manière en même temps, donc partagent la même niche écologique.
- Fasciola hepatica, un ver plat parasite infectant le foie et les voies biliaires des ovins, bovins, et occasionnellement de l’homme.
- Les oiseaux représentent seulement 0,55% de la biodiversité spécifique décrite à ce jour.
- Voir Gomez M, Seiliez J.P., 2003. La race bovine Betizu du Pays Basque, in Revue trimestrielle de la Sepanso, n°122, p. 24 : https://www.sepanso.org/wp-content/uploads/2021/02/son_122-complet.pdf. Voir aussi Lecomte T., 2015. La répartition actuelle des Ongulés Ouest-européens, une répartition « contre nature ». L’exemple de l’Elan, Alces Alces. Revue scientifique Bourgogne Nature, 21-22, pp. 137-145.
- Voir T. Lecomte, 2021. La libre évolution, une démarche contre-nature ? Zones Humides Info, n°101.
