Publié le 2 mai 2022 |
0Non, je ne me calmerai pas !
À l’origine de cette chronique, il y avait cet « amusant » parallèle entre la colère exprimée par les anti-vax ou anti-passe sanitaire et l’étymologie même du mot, tiré du latin « cholera », maladie que l’on pensait due à un échauffement de la bile (« kholê », en grec). Vous avez saisi ? Les bilieux étant prompts à s’emporter, la colère en vint à prendre son sens actuel à partir du XVIIe siècle, remplaçant progressivement notre bonne vieille ire et notre élégant courroux.
Par Valérie Péan,
Bon, mais une fois cela dit, difficile de remplir toute une page, en glosant sur la théorie antique des humeurs puis l’exposé détaillé des symptômes diarrhéiques et autres vomissements dus en fait à la bactérie « Vibrio cholerae ». Et de laisser tomber l’idée, avec un brin d’irritation… Jusqu’à la découverte d’un essai salutaire publié pile-poil en février dernier : « Le Visage de nos colères », signé de la philosophe Sophie Galabru1. Son propos ? Réhabiliter cet affect dont Homère faisait « la source du courage et la dignité du guerrier », avant qu’elle ne soit restreinte et canalisée par Socrate, dévaluée par les stoïciens, avilie par les chrétiens qui l’associent au péché d’orgueil. Et depuis lors de confondre cette émotion qu’est la colère, pour mieux la condamner, avec la haine (une passion de la destruction), le caprice (l’expression immature d’une frustration) et l’hystérie (une névrose).
Du même coup, sont ainsi visées l’exaspération des masses, la réaction vitale des enfants et la furie des femmes. Tous ces dominés qui n’ont pas droit à la colère car cette dernière fait peur. Elle menace le corps social, rompt l’ordre établi, choque la raison et la bienséance par de triviaux débordements du corps et l’outrance du sensible. Mais alors, une fois détaillée la grande entreprise de répression de cette émotion, d’hier à aujourd’hui, tant par l’éducation que par une foule de disqualifications morales, sociales et politique, de quoi finalement la colère est-elle le nom ?
Eh bien, c’est là que le livre est singulièrement vertueux, rendant enfin justice à cette « énergie du refus et [de] la production d’alternatives ». Celle-là même qui nous rend « puissants dans l’impuissance de notre blessure ». Finis les « Calme-toi chérie », les « Que diable, un peu de résilience ! » ou les « Mais tu as craqué ou quoi ? ». Non seulement c’est une défense légitime née « du sentiment que nous sommes méprisés, menacés, voire attaqués », mais cette rage, extériorisée au bon moment – ne dit-on pas être « hors de soi » ? – pointe l’inacceptable, les limites que vous n’acceptez pas de franchir, évite rancœur et refoulement, désamorce les menaces ressenties. C’est une preuve d’espoir et d’estime de soi, mieux qu’un antidépresseur. Elle « est reliée au sens de la vie digne, juste, équitable ».
Ressort créatif, preuve d’une énergie inaltérée, moyen de s’affirmer parmi les autres et non contre ou au-dessus d’eux, oui, cette émotion peut être éminemment féconde, explique Sophie Galabru, si tant est qu’on ait le mode d’emploi d’une juste et saine colère. À condition toutefois que celle-ci soit entendue. Niée ou vilipendée – songeons aux manifestations populaires comme celle des Gilets jaunes – elle devient ressentiment haineux ou agressivité sans but. Et là, il y a vraiment de quoi se faire de la bile.