Les échos & le fil agriculture urbaine

Published on 9 octobre 2024 |

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Moreau & Daverne, influenceurs oubliés

L’agriculture urbaine renvoie souvent au jardins maraîchers parisiens du XIXe siècle. Et tout part d’un livre. On en a feuilleté les (nombreuses) pages pour vous. C’est le fil du mercredi 9 octobre 2024.

On s’excite beaucoup, au moins sur les réseaux sociaux, autour de la question de l’agriculture urbaine, surtout celle que l’on met en culture en plein Paris au prix d’investissements souvent coûteux qui, au regard de l’économie agricole « traditionnelle » peuvent paraître disproportionnés. On saura toutefois dans quelques saisons s’il est raisonnable d’atteindre la rentabilité pour ces installations, mais il serait dommage de réduire l’agriculture urbaine à ces jardins suspendus tant les modèles sont divers.

Ils ont en plus tous en commun une source, un livre issu d’un concours lancé par la Société royale d’agriculture (aujourd’hui Académie d’agriculture) qui dresse le portrait des techniques des jardins maraîchers parisiens au XVIIIe siècle. Alors, si l’on connaît les murs de Montreuil contre lesquels les arbres fruitiers pouvaient profiter du soleil et de la chaleur de la réverbération des pierres, l’histoire des jardins maraîchers est moins populaire. Heureusement, on a internet pour satisfaire notre curiosité.

226 pages

En la matière, c’est un ouvrage de 1845, « La culture maraîchère de Paris » qui va nous renseigner sur ces fameuses pratiques. Ouvrage coécrit par deux jardiniers maraîchers J.G Moreau et J. J. Daverne et couronné, excusez du peu, de la grande médaille d’or de 1000 francs par la société royale et centrale d’agriculture. Le livre est costaud, 226 pages et  décrit de manière méticuleuse, point par point, tout ce qu’il convient de savoir sur les outils, les techniques, les plantes, le calendrier… Bref, c’est un abécédaire à multiples entrées pour tout connaître, qui s’ouvre par quelques précautions utiles à rappeler, notamment que la culture maraîchère de Paris ne s’est alors « jamais appris ni perfectionnée que par la pratique », personne n’ayant écrit sur le sujet auparavant, « que la culture maraîchère à Paris ne laisse jamais aucun loisir à celui qui la pratique s’il veut en vivre honorablement »  et, « quand l’idée lui vient, de transmettre ses connaissances aux autres par le moyen de la presse, sa famille, ses cultures  lui montrent assez qu’il n’a pas de temps suffisant à sacrifier à cet objet. »

Dans un rapide historique, qui ne va pas au-delà des souvenirs dans le sens où ils expliquent ne pas avoir mené de recherches historiques, on y apprend que les jardiniers maraîchers ont toujours été repoussés par l’extension de la ville et que chaque déplacement oblige à quitter un terrain « amélioré de longue main », pour aller travailler « un nouveau sol souvent rebelle à leur culture » qu’il coûtait cher en temps et en argent de rendre fertile. Les deux jardiniers expliquent ensuite qu’à la fin du XVIIIe siècle, les méthodes de culture étaient encore rudimentaires, quelques cloches, peu de primeurs. Et de préciser qu’on doit à un dénommé Fournier le déploiement de l’usage du châssis qui allait révolutionner la pratique en intensifiant la production. C’est lui également qui introduira le melon cantaloup (un Charentais) dans la capitale. Il faut ensuite maîtriser les cultures sous châssis, on dit aussi forçage. C’est le cas de l’asperge blanche en 1792, la verte en 1800, le chou-fleur en 1811, les salades romaines vers 1912, le haricot en 1814, la carotte en 1826 quand le premier système de chauffage, un thermosiphon, est utilisé dans les châssis par un certain M. Gontier.

9 000 personnes

Intéressant également le passage par les statistiques, établies approximativement selon les auteurs. Ils ont ainsi recensé 1 378 hectares en culture autour de Paris, divisés en 1800 « marais » ou « jardin » le nom qu’ils prendront rapidement. On dirait exploitation aujourd’hui. Les plus grands de ces jardins font un hectare, les plus petits un demi-hectare et sont mis en valeur par 1 800 jardiniers-maraîchers, qu’ils soient propriétaires ou locataires. Question force de travail, les auteurs s’entendent pour estimer qu’il faut, pour un hectare de primeurs et de pleine terre, pas moins de 5 personnes, « le maître et la maîtresse, une fille à gage, un ou deux garçons à gage, selon qu’il y a des enfants ou non, et un ou deux hommes à la journée. » Au total, ce sont près de 9 000 personnes qui étaient employées dans ces jardins au milieu du XVIIIe siècle. Et puis il y a les chevaux, 1700, occupés à des norias permanentes, pour aller porter la production au marché, ramener le fumier, convoyer l’eau… Le prix du foncier, lui, était déjà élevé, comptez jusqu’à 30 000 francs l’hectare (autour de 76 000 euros aujourd’hui) pour de bonnes terres encloses et à proximité d’une rue pavée. Les jardins comptaient 360 000 châssis et 2,16 millions de cloches. Et il fallait 47 outils différents… Seul regret, les auteurs n’abordent pas les questions de productivité et de rentabilité : « sans doute tous ces détails seraient nécessaires à une bonne statistique ; mais pour les obtenir il faudrait d’abord que la dépense et le profit fussent toujours invariables, ce qui n’a pas lieu ; puis fouiller dans les secrets de nos confrères, ce que nous ne nous permettrons jamais.» Dommage, mais vous avez la version originale du livre ici sur Gallica et une version plus maniable ici.

Bref, ce livre est une somme et si ses auteurs sont restés méconnus du grand public, il est la source d’une grande partie des discours qui sous-tendent l’agriculture urbaine aujourd’hui. Il aurait notamment inspiré l’américain Eliot Coleman un des « inventeurs » des cultures maraîchères bio-intensives, lequel a  inspiré à son tour le québécois Jean-Martin Fortier, qui inspire lui-même aujourd’hui tout de ce que le mouvement de l’agriculture urbaine compte de pratiquants. L’urbanisation aura raison des jardins maraîchers, puis le tournant de la Politique agricole commune, de la recherche de productivité notamment par la spécialisation, finira de couper le lien étroit, intime même osons le mot, qui existait entre l’agriculture et la ville, l’une se servant de l’autre et inversement. Vous pouvez lire à ce sujet la remarquable synthèse de Monique Poulot. Et les échelles ont changé. En 1850, quand J.G Moreau et J. J. Daverne écrivent leur traité, ils n’imaginaient probablement pas qu’on en parlerait encore près de deux siècles plus tard. Ni que Paris, qui comptait alors 1,2 million d’habitants deviendrait une vaste zone à 11 millions d’habitants quasi sans agriculture.

Pas sûr non plus qu’ils ne se grattent pas la tête s’ils venaient à débouler de nos jours sur un toit terrasse parisien et qu’on leur explique que ce qui est fait là est dans la droite ligne de leurs travaux !

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