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Quel heurt est-il ?

Publié le 25 avril 2022 |

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[Microbiote] Vers une nouvelle définition de l’individu biologique

Par Lucie Gillot

Il n’y a pas que les microbiologistes qui se passionnent pour le microbiote, certains philosophes aussi. Directeur de recherche en philosophie des sciences, au sein d’ImmunoConcEpt, une unité du CNRS dédiée à l’étude du système immunitaire et ses pathologies, Thomas Pradeu a fait du microbiote l’un de ses principaux sujets de recherche, en questionnant notamment son rôle dans la définition de l’individu biologique. A contre-courant des idées dominantes, ses travaux proposent une autre définition des êtres vivants, laquelle rompt avec l’idée qu’un corps humain rejette systématiquement ce qui lui est étranger. Focalisant tout au contraire l’attention sur la manière dont nous incluons des éléments extérieurs à nous – à l’instar des milliards de micro-organismes qui composent le microbiote – ces réflexions offrent de nouvelles perspectives dans la prise en charge de certaines pathologies. Un entretien passionnant à lire en complément du dossier [Microbiote] Soigner les relations.

Quels paradigmes viennent bousculer les recherches sur le microbiote ?

Thomas Pradeu : Deux angles vont se compléter. Le premier concerne l’association entre micro-organismes et pathogénicité. Dès le XIXe siècle et même avant, on trouve mention du fait que tous les micro-organismes ne sont pas pathogènes. Ce que vient bousculer le microbiote, c’est la proportion entre pathogènes et non pathogènes. Alors qu’auparavant on considérait comme rare le fait qu’un microbe soit inoffensif, les études en métagénomique ont montré que le corps humain hébergeait un nombre considérable de micro-organismes n’ayant pas d’effets néfastes. Mieux, ceux-ci sont impliqués dans des fonctions physiologiques de l’hôte, de la digestion au fonctionnement du système immunitaire.
Le second point a trait à notre conception de ce qu’est un individu biologique. Au XXe siècle, philosophie et biologie posent comme principe le fait que celui-ci est le produit d’une autoconstruction. S’appuyant notamment sur les sciences génétique et immunologique, cette conception veut ainsi que tout être vivant, autoproduit, va se défendre contre les éléments extérieurs à lui, assimilés à du « non-soi ». Autrement dit, le système immunitaire va réagir à l’introduction d’une bactérie ou d’une entité perçues comme exogènes et la détruire. C’est également ce que nous ont enseigné les premières transplantations : sans apport d’immunosuppresseurs, qui réduisent la réponse du système immunitaire, les greffes sont rejetées par l’organisme receveur. Cette conception, dominante au début du XXe siècle va être battue en brèche au début du XXIe siècle au fur et à mesure des connaissances acquises sur le microbiote, et de la prise de conscience que la multitude de micro-organismes qui peuplent notre intestin et nos muqueuses ne suscitent pas le rejet du système immunitaire.

Quelles conclusions en avez-vous tiré ?

D’un point de vue plus philosophique, cela m’a amené à mieux expliciter la définition de l’individu. Dans les années 70, certains scientifiques avaient déjà jeté les bases d’un tel questionnement. Dès ce moment-là, certains comprennent que les êtres vivants sont bien plus que le produit de leurs gènes. L‘environnement a une influence sur l’expression de ces derniers, ce qui explique que deux organismes génétiquement identiques présentent des différences physiques. C’est ce que l’on a appelé la plasticité phénotypique.
Quand, à la charnière des années 2000, on découvre l’existence du microbiote, cela change radicalement la conception que l’on se faisait de ce qu’est un individu biologique. Car on ne parle plus de quelques différences génétiques entre deux individus mais bien de celle des milliards d’entités qui composent leurs microbiotes. La question change ainsi totalement d’échelle1 !
L’autre dimension fortement modifiée, c’est l’endogènicité, cette idée que vous êtes le produit de quelque chose qui vient de l’intérieur. Dans ce cadre, la référence, c’est le programme génétique, entendu au sens de la génétique du développement – toutes les étapes qui permettent de passer d’une cellule œuf à un organisme entier. Le microbiote introduit une autre conception, celle de l’intégration constante d’éléments étrangers qui finissent par devenir vos constituants. Dans le cas de l’intestin, tous ces organismes ingérés après la naissance – bactéries, champignons, parasites, virus – vont devenir des parties constituant votre organisme.
In fine, cela pose la question de savoir si on doit considérer le microbiote comme faisant partie – ou non – de l’individu. Certains pensent qu’il est extérieur à nous. Pour ma part, je souscris à une vision qui l’intègre pleinement.

Si vous deviez donner une définition de l’être humain ou de ce qui ferait l’entité humaine, quelle serait-elle ?

Permettez-moi de reformuler la question ainsi : qu’est-ce qu’un individu biologique ? D’un point de vue philosophique, la question consiste en effet à définir ce qu’est un individu dans le monde du vivant, que ce dernier soit un être humain, une éponge ou une plante. Cette précision est d’importance car trop souvent, la notion d’individualité biologique est uniquement abordée sous l’angle de l’être humain.
Cette notion repose sur deux aspects. Le premier, relativement consensuel, pose l’individu comme une entité bien délimitée dans l’espace et dans le temps : elle est identifiable à travers ses différents états. Par exemple, il est possible d’identifier une grenouille, ou de reconnaître qu’elle est issue d’un têtard. Le deuxième aspect, plus mouvant, porte sur les critères permettant de délimiter l’individu. Certains poseront le génome comme l’un de ceux-ci. Pour ma part – et cette conception est bien sûr discutable-, je considère que l’un des grands mécanismes d’individuation, c’est l’action du système immunitaire. Un individu biologique se caractérise ainsi comme une concentration locale d’interactions biochimiques sous le contrôle d’un système immunitaire.
Cette proposition ne tombe pas des nues. Dans mon travail, j’ai tenté de montrer que, contrairement à ce que l’on pensait, tous les êtres vivants sont équipés d’un système immunitaire, lequel fonctionne comme une organisation qui délimite l’individu, qui inclut ou, au contraire, exclut telle ou telle entité. Or ce dernier tolère le microbiote, alors même que l’on pourrait considérer celui-ci comme étant étranger. Cette approche rompt avec la théorie classique du « soi/non-soi » qui veut que le système immunitaire rejette tout ce qui lui est étranger. De mon point de vue, la science immunologique a confondu la question des frontières de l’individu avec celle de l’origine des éléments considérés. Cette question des frontières reste bien sûr une question majeure à laquelle le système immunitaire apporte des réponses. Reste qu’il ne le fait pas sur la base de l’origine de l’entité considérée, mais selon ses propres critères d’inclusion/exclusion.

Vous évoquez des dissensus à propos de cette conception de l’individualité. Quels sont-ils ?

Il existe d’autres approches. La grande conception véhiculée pendant longtemps s’appuie sur la théorie de l’évolution. Une grande partie des chercheurs en biologie et philosophie ont suggéré que la meilleure façon de penser un individu biologique était de l’appréhender comme une unité de sélection, à savoir l’entité sur laquelle s’exerce la sélection naturelle. Par exemple, dans le cas d’une fourmilière, ce qui va être sélectionné ce n’est pas la fourmi, stérile, mais la fourmilière – la reine étant la seule reproductrice. Alors que, intuitivement, nous pourrions considérer la fourmi comme un individu biologique, cette conception basée sur la théorie darwinienne en pose une autre définition.
Plus récemment, le philosophe Philippe Huneman s’est penché sur la dimension écologique de l’individuation – qu’est-ce qu’un individu du point de vue écologique ?  Il y a donc différentes façons d’appréhender cette question. Ce qui importe n’est pas tant de savoir qui a raison que de tenter d’articuler toutes ces approches, identifier les convergences comme les divergences pour avoir la réponse la plus précise possible.

Quelles conséquences cela peut-il avoir dans la pratique de la médecine ? Notamment en ce qui concerne l’approche que vous proposez.

Focaliser l’attention sur le système immunitaire n’a rien d’anodin, ce dernier étant intimement lié aux maladies. Or les dernières recherches, dont nos travaux, montrent que l’immunité d’un individu relève d’une co-construction entre le système immunitaire et les micro-organismes qui composent le microbiote. Cela signifie que ces derniers représentent l’une des principales défenses immunitaires : dans nos travaux, nous avons proposé de décrire ce phénomène sous le nom de « co-immunité ». Voilà pourquoi l’approche de bien des pathologies – des maladies auto-immunes au cancer – pourrait être révolutionnée par la question de savoir quelle place accorder au microbiote.
Deux grands axes de recherches émergent. Le premier consiste à saisir le fonctionnement de cette co-construction entre l’hôte et son microbiote. Cela signifie que, pour chaque pathologie, il conviendrait d’objectiver ces relations, pour saisir l’effet du microbiote. Avec toutefois cette précaution : il est hors de question de prétendre que celui-ci est en toute circonstance notre ami. En quelques années, nous sommes passés d’une vision du méchant microbe à celle de gentils micro-organismes avec lesquels nous vivrions en paix. C’est en réalité bien plus compliqué. Beaucoup de micro-organismes vivent en nous : certains nous nuisent, d’autres sont utiles et, enfin, certains changent de catégorie selon le contexte. Par exemple, certains virus nous protègent activement de bactéries pathogènes mais peuvent devenir eux-mêmes néfastes chez les individus immunodéprimés. D’où l’importance de ce premier chantier : saisir le fonctionnement de cette co-immunité.
Le second axe de recherche sur lequel je travaille plus spécifiquement est le cancer. Des choses passionnantes ont été publiées sur l’influence du microbiote vis-à-vis de cette pathologie. Schématiquement, ce dernier peut favoriser ou défavoriser le développement des cancers, influencer également la réponse de l’organisme aux chimiothérapies ou immunothérapies. Tout ceci est d’une extrême complexité – cela dépend du type de cancer, de la localisation de la tumeur… Mais toutes montrent la forte interdépendance entre système immunitaire et microbiote. Par ailleurs, certaines découvertes ont totalement bousculé la représentation que l’on avait de cette pathologie. Les équipes de Rob Knight à San Diego et de Ravid Straussman au Weizmann Institute of Science ont ainsi montré en 2020 que des micro-organismes étaient présents dans les tumeurs, au niveau du lit tumoral ou des cellules immunitaires adjacentes. Jusqu’alors, la vision dominante était – à tort – que les tumeurs étaient stériles !
Je ne crois pas au remède miracle. Et même si pour le moment il faut rester prudent, je pense que d’ici une dizaine d’années, le microbiote intestinal fera partie des éléments analysés pour diagnostiquer ou optimiser le traitement du cancer.


  1. On estime ainsi qu’il y a 200 fois plus de gènes bactériens dans le microbiote d’un individu que dans toutes nos cellules réunies. Source « Microbiote : comment renforcer notre immunité ? » Science et Avenir, avril 2021, N°190.

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