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Croiser le faire Le bateau de Franck Romagosa est en vente depuis trois ans, sans trouver preneur

Publié le 16 septembre 2025 |

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[Marins-pêcheurs] À quand la nouvelle vague ?

Avec ses 6 220 navires et 12 400 marins, la pêche maritime française se situait, en 2022, à la deuxième place de l’Union européenne en termes de quantités capturées. Pourtant, le secteur connait un déséquilibre démographique sans précédent : les marins vieillissent et peinent à appâter les jeunes générations. Comme en agriculture, la problématique s’inscrit dans une crise systémique, qui menace un secteur d’activité au chiffre d’affaires de 1,2 milliard d’euros en 2020. Sur le littoral, des initiatives émergent pour sortir la tête de l’eau. Portrait d’une profession en quête de renouvellement.

Une enquête coordonnée par Romane Gentil, avec Lucie Gillot et Christophe Tréhet, pour le 18ème numéro de la revue Sesame (parution en décembre 2025).

Légende photo d’illustration du dossier : Le bateau de Franck Romagosa, à Saint-Cyprien, est en vente depuis trois ans sans trouver preneur © Romane Gentil

Ce matin de fin août, un ciel bas pèse sur le port de Saint-Cyprien, dans les Pyrénées Orientales. Sur le quai flotte une odeur de poisson et d’iode. Derrière son étal, Franck Romagosa aligne des rougets encore luisants. Un SUV ralentit devant lui et klaxonne. « Alors, toujours là ? » lance le conducteur. Franck lève la tête. « Eh oui, toujours là. J’ai l’habitude que les clients me demandent ça. » A 59 ans, le marin est à la retraite depuis trois ans. Mais son bateau, le Petit Damien, n’a pas encore trouvé preneur. Alors il repart en mer six mois par an, pour valider la licence du navire. « C’est un très bon modèle, je viens de changer le moteur, et je le vends en dessous du prix du marché », insiste-t-il, en pointant l’embarcation rouge de 8,7 mètres. Dans le port, ils sont quatre dans cette même attente. « Aucun jeune ne veut reprendre l’activité », soupire le pêcheur au filet maillant1.

« La pêche française connaît une crise récurrente du renouvellement des générations, et tous les types de pêche sont touchés. » Hélène Desfontaines

Tout le long du littoral français, le constat est le même : « La pêche française connaît une crise récurrente du renouvellement des générations, et tous les types de pêche sont touchés. », pose Hélène Desfontaines, maîtresse de conférences en sociologie à l’UCO d’Angers et spécialiste des marins-pêcheurs. « La question est semblable à celle de l’agriculture, compare Gilles Lazuech, maître de conférences en sociologie à Nantes Université et spécialiste de la pêche. Les pêcheurs vieillissent, et on ne trouve pas assez de jeunes pour les remplacer. » En 2024, 46% des pêcheurs avaient plus de 45 ans, d’après le Comité National des Pêches Maritimes et des Élevages Marins (CNPMEM). Si bien qu’en Occitanie par exemple, pas moins de 40% des pêcheurs souhaitent vendre leur bateau dans les 5 à 10 prochaines années. Or du côté de la relève, le compte n’y est pas. « Chaque année, la profession cherche à recruter 2 000 marins tous métiers confondus, pointe Julie Maillet, juriste au CNPMEM, et tous les ans, on comble à peine la moitié. » Le métier fait d’ailleurs partie de la liste des professions en tension dans plusieurs régions maritimes françaises.

« S’il n’y a pas de remplacement, c’est une activité qui est vouée à mourir », s’alarme Emmanuel Bassinet, secrétaire général du Comité Régional des Pêches et des Élevages Marins (CRPMEM) d’Occitanie. Il insiste également sur les menaces en cascade : « on considère que pour un emploi en mer, on a trois emplois à terre ». Et si la pêche française ne peut plus renouveler ses troupes, elle devra laisser la place à d’autres. « Tous les gens qui viennent nous acheter du poisson vont devoir aller dans les supermarchés à la place. Ils ne sauront pas ce qu’ils achètent. Nous, on sait que ce sera de la pêche industrielle importée. », s’inquiète Franck Romagosa. Ou pire, au regard de Franck Lucido, pêcheur au filet maillant à Port-Vendres, au sud de Saint-Cyprien : « Ça sera du poisson d’élevage ». En 2020, la pêche maritime française représentait 1,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires et elle employait 12 400 marins dans une soixantaine de ports, d’après le ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. Avec 520 000 tonnes pêchées par plus de 6 200 navires, la France (départements et régions d’Outre-mer compris) a atteint, en 2022, la deuxième place de l’Union européenne en termes de quantités de produits de la mer pêchés (Agreste). Ce qui n’est pas sans affecter les écosystèmes marins : en 2023, seuls 58 % des volumes débarqués dans l’hexagone proviennent de populations exploitées durablement (Ifremer).

Équipage incomplet

Sur le port, midi approche. Franck s’active à nettoyer son stand. Comme lui, de nombreux professionnels peinent à transmettre leur activité à la fin de leur carrière. En petite pêche (voir encadré an bas de page), on exerce souvent seul sur son bateau, ce qui ne favorise pas la formation d’un potentiel repreneur. Pour ce père de trois enfants, impossible de se projeter dans sa vie de retraité. Charles Braine, pêcheur à la ligne et au casier dans le Finistère, l’explique : « Comme notre retraite n’est pas énorme, la vente du bateau représente souvent un complément très important ».

« (…) après l’achat du chalutier, on ne trouvait pas de matelots. » Franck Romagosa

Autre conséquence : sur les embarcations à plus gros équipages, les patrons trouvent difficilement de la main-d’œuvre. Or, pour pouvoir quitter le port, un navire doit être au complet, sans quoi il lui faut recourir à une dérogation. En 2018, l’administration maritime a ainsi délivré 1 730 autorisations, dont plus du tiers pour de la pêche au large. Quand la demande est refusée, les bateaux restent à quai parfois plusieurs semaines, entrainant des difficultés économiques pour tous les membres. Quentin Devarieux, patron d’un chalutier à coquilles Saint Jacques et d’un fileyeur-caseyeur2 à Fécamp (Seine-Maritime), a fait face à cette difficulté. « Ça a été très compliqué après l’achat du chalutier, on ne trouvait pas de matelots. Alors j’ai été contraint d’embaucher des gens en galère, mais ça n’a pas fonctionné ». Le patron de 25 ans a mis plusieurs années à former une équipe fidèle, qu’il compte renouveler cette année. « Beaucoup d’équipages sont instables, peu arrivent à pérenniser leurs effectifs », confirme Hélène Desfontaines. Depuis plusieurs années, les patrons se tournent vers la main-d’œuvre étrangère. En 2019, plus d’un tiers des nouveaux entrants dans le milieu venait de l’étranger, Espagne, Portugal et Sénégal en tête. Dans la tempête, certains types de pêche plus rémunérateurs et attractifs s’en sortent mieux que les autres. C’est le cas des thoniers en Méditerranée. « Ça ne les empêche pas de manquer d’un mécano ou d’un capitaine de temps en temps, mais ils attirent davantage les jeunes. », illustre Bertrand Wendling, directeur général de l’Organisation de Producteurs (OP) Sathoan en Méditerranée.

Hameçonner les jeunes

Cherchons à comprendre. D’un côté, on l’a dit, les pêcheurs vieillissent. De l’autre, les douze lycées maritimes français (1 621 élèves en 2022) ont du mal à compenser les départs à la retraite. « Depuis toujours, j’ai des petites classes de dix à quinze élèves chaque année, explique le directeur du lycée maritime de Sète, Sylvain Pelegrin. Sauf qu’elles accueillent aujourd’hui les fils de pêcheurs. Ils ne passaient pas par l’école dans le passé et s’additionnaient donc aux nouveaux diplômés à l’entrée dans le métier. Ce n’est plus le cas. » D’autant que, si les classes sont pleines, le directeur de l’unique lycée de la façade méditerranéenne (hors Corse) l’admet : ça ne se bouscule pas non plus au portillon. « Je ne pourrais pas ouvrir une deuxième classe de bac pro pêche. Il n’y a pas assez d’effectifs. »

« On était dix-sept dans ma classe et aujourd’hui on n’est que quatre à travailler dans la pêche » Romain Romagosa

Afin d’attirer les nouveaux élèves, l’administration a entamé en 2015 une réforme de la formation maritime instaurant notamment des passerelles entre la navigation de pêche et la navigation commerciale. Problème, certains jeunes décident alors, diplôme en poche, de se tourner vers la flotte commerciale, jugée moins contraignante. Romain Romagosa, le neveu de Franck, a obtenu son bac pro au lycée de Sète il y a quelques années. « On était dix-sept dans ma classe et aujourd’hui on n’est que quatre à travailler dans la pêche », calcule-t-il. Une voie d’eau dans les effectifs des nouveaux entrants, constatée par Christophe Lacheray, enseignant au lycée maritime de Fécamp : « Les jeunes sont happés par les services portuaires ou d’autres acteurs du secteur maritime parce qu’ils sont réputés bosseurs et débrouillards. » Pour les marins, la méfiance est de mise concernant une passerelle quiaurait l’effet opposé à la promesse initiale. Sylvain Pelegrin affirme quant à lui que la majorité des élèves entrant en bac pro option pêche au lycée de la Mer de Sète dit vouloir se diriger vers la petite pêche après le diplôme. Oui mais voilà : une fois qu’ils ont bel et bien embarqué à bord d’un bateau de pêche, peu de jeunes y restent. D’après l’Opérateur de compétences pour la Coopération agricole, l’Agriculture, la Pêche, l’Industrie Agroalimentaire et les Territoires (Ocapiat), sur les 783 marins entrés dans le métier en 2009, la moitié est sortie dans les trois ans suivants. Et sur cette moitié, tous ne pêchent pas à temps plein : en pêche côtière et au large, 80 % des marins ont une durée d’embarquement annuelle inférieure à six mois. « Certains partent après la bonne saison. Ils gagnent un très bon salaire grâce à la rémunération à la part3 puis reviennent l’année suivante », analyse Hélène Desfontaines. Ces pratiques ont toujours existé,sauf qu’elles deviennent problématiques compte tenu des effectifs. »

Contre vents et marées

À Port-Vendres, Franck Lucido est fier de constater que « sur la dizaine de petits pêcheurs, cinq ont moins de 35 ans. » Toutefois, le marin de 46 ans ne sait pas lui non plus ce qu’il adviendra de son bateau (le Lé-Flo II) quand il partira : « Mes deux fils m’accompagnent de temps en temps pour se faire un peu d’argent, mais ils ne reprendront pas l’activité. Ils ne veulent pas se réveiller le matin, admet-t-il, en préparant des queues de lottes. Bien sûr, ça fait quelque chose, parce que je suis la cinquième génération ! Mais je ne vais pas les forcer, les mentalités ont changé. » Et ce, malgré les avantages du secteur : « C’est un des rares milieux où l’ascension sociale fonctionne toujours : de matelot vous pouvez gravir les échelons et devenir patron de pêche en quelques années. », rappelle Julie Maillet, du CNPMEM. Et le métier reste plutôt bien rémunéré : la paie varie d’un mois à l’autre de 1 600 à 3 800 euros, même pour un matelot débutant. « Toutefois ça ne suffit pas, admet la juriste. C’est certes un beau métier, mais réputé exigeant. » Une pénibilité qui justifie un départ à la retraite à 55 ans. Dans un article publié en 2016 dans Travail et Emploi, les sociologues Marie Charvet, Fabienne Laurioux et Gilles Lazuech résument : « Le port de charges lourdes, l’exposition au froid, à l’humidité et au bruit, l’intensité des rythmes de travail, etc. caractérisent l’activité du marin-pêcheur. Pendant les marées4, le temps de repos est réduit, ce qui peut engendrer des troubles du sommeil. Les horaires sont atypiques et irréguliers […] et les journées de travail sont longues, dépassant parfois treize heures […] ».

La pêche est aussi l’une des activités professionnelles les plus dangereuses. Rien qu’en 2023, le Bureau d’enquête sur les événements de la mer (BEAmer) relevait dix morts et 406 accidents en France. « Mon père a failli mourir en mer, son bateau s’est retourné. Et j’ai perdu un ami il y a deux ans. », énumère Romain Romagosa. Ces événements créent des traumatismes et des syndromes dépressifs dans certains équipages, qui peuvent même parfois mener à des addictions, rendant les sorties encore plus périlleuses.

« Ils ont parfois été mal accueillis à bord, à la dure. » Etudiants du lycée maritime

Stéphanie Brulé-Josso, psychologue et docteure en ethnologie maritime, co-pilote depuis deux ans le projet Pechkeur5 dans le Finistère. Financé par la région Bretagne, il vise à « travailler sur le vécu des marins pêcheurs par rapport au travail et à son organisation à bord ». Le tout, en s’appuyant sur des témoignages de patrons de pêche et d’élèves du lycée de la mer du Guilvinec, réunis au sein d’espaces de discussion collectifs. À travers les échanges, la question du renouvellement est rapidement devenue centrale. « Les patrons se plaignent de l’intensification du travail du fait du manque de bras, de l’impossibilité de prendre des congés, mais ils pointent aussi une forme de perte de sens : ils se demandent pourquoi les jeunes ne veulent plus faire leur métier. » De leur côté, les étudiants du lycée maritime relèvent des problèmes vécus pendant leurs stages en mer. « Ils ont parfois été mal accueillis à bord, à la dure. Il y a aussi le danger qu’ils ressentent, à l’opposé de leurs cours, qui tournent beaucoup autour de la sécurité. » Des éléments que confirme Hélène Desfontaines : « Dans la pêche, on trouve encore des formes de violence verbale et physique, du bizutage, etc. Même si globalement, les relations de travail s’améliorent ». À travers des initiatives comme Pechkeur, le secteur travaille à l’amélioration de son accueil à bord, dans un enjeu de fidélisation.

Une activité en rade

« On s’est vite rendus compte qu’une bonne partie du problème (relevait) d’une crise systémique, dont il est le symptôme. » Stéphanie Brulé-Josso

Au cours du projet, Stéphanie Brulé-Josso a dû cependant élargir la focale : « On s’est vite rendus compte qu’une bonne partie du problème de la relève ne dépendait ni des pêcheurs, ni des élèves, mais plutôt d’une crise systémique, dont il est le symptôme. » Pour le comprendre, petit flashback. Comme l’agriculture, la pêche française connaît une période d’euphorie dans la deuxième partie du XXe siècle. Les navires se multiplient et se modernisent grâce aux aides publiques, et permettent de ramener toujours plus de poissons dans les filets. Avec une telle efficacité que les captures excèdent les stocks disponibles (on parle de « surpêche »), mettant en danger les capacités de reproduction des écosystèmes. En réaction, arrivent dès les années 1990 les premiers Plans de Sortie de Flotte (PSF) : les États membres de la communauté européenne sont contraints de détruire une partie de leur flottille et les pêcheurs reçoivent des subventions pour cesser leur activité volontairement. Depuis, plusieurs PSF se sont succédés, en parallèle des plans de gestion qui réduisent le nombre de jours en mer autorisés afin de reconstituer les stocks. Avec entre 170 et 180 jours de sortie en mer autorisés, les chalutiers sont aujourd’hui proches de leur seuil de rentabilité.

Si elle a bien permis d’améliorer la santé de la ressource, la diminution des quantités pêchées n’a pas été sans conséquence pour les filières : les criées6, habituées à des volumes importants, deviennent trop nombreuses pour la nouvelle donne. Résultat, nombre d’entre elles ferment ou fusionnent. La mécanique est enclenchée : année après année, le nombre de pêcheurs diminue. Entre 2015 et 2021, les effectifs globaux ont baissé de plus de 16 %. Stéphanie Brulé-Josso constate les conséquences de ce qu’elle appelle le « tournant gestionnaire » : « C’est un détricotage global du secteur, les pêcheurs ont l’impression que personne ne les défend, ils font face à de plus en plus de normes qu’ils jugent déconnectées du travail réel et qui leur semblent impossibles à respecter. » En prime, la surpêche est toujours d’actualité (19 % des volumes débarqués en 2023 d’après l’Ifremer) et, combinée au réchauffement des milieux marins, elle rend les pêcheries à venir incertaines. En réaction, l’image du métier ne cesse de se dégrader. « Avant, les pêcheurs avaient l’impression d’être vus comme des seigneurs, expose la psychologue. Aujourd’hui, ils ont peur qu’on les accuse d’être des prédateurs, surtout ceux qui font du chalut. Un marin a dit un jour : “ bientôt ça sera comme chez les agriculteurs, on se suicidera. »

Sans attendre l’issue fatidique, la filière se mobilise, à coup de campagnes de communication. « On a financé un kit pédagogique à destination des collèges, pour cibler les futurs étudiants en bac pro, et on essaye de promouvoir la reconversion. », raconte Julie Maillet, du CNPMEM. En Occitanie, le CRPMEM a quant à lui opté pour un escape game et un jeu de réalité virtuelle. Pour quels résultats ? « Il est trop tôt pour le savoir, admet Hélène Desfontaines. Mais regagner en légitimité et en attractivité dépend aussi d’autres facteurs. »

Un parcours houleux

Mettons-nous dans la peau d’un jeune qui sort de formation. S’il a pour projet de devenir patron de pêche et qu’il n’a pas d’aide financière (notamment familiale), il devra amasser les économies nécessaires pour l’achat d’un navire. Pour cela, beaucoup travaillent comme matelot, souvent sur des chalutiers. Avec les difficultés que l’on connaît, et donc les risques d’abandon. Puis vient le moment d’aller voir la banque, pour contracter un prêt. « Là aussi il peut y avoir des désillusions, pointe Charles Braine, pêcheur breton. Parce que les bateaux peuvent atteindre des prix très élevés. Grosso modo le prix doit correspondre au chiffre d’affaire annuel du navire. Sauf que dans la réalité, s’y ajoutent des spéculations sur les embarcations que tout le monde veut. » Il faudra donc réunir plusieurs dizaines voire plusieurs centaines de milliers d’euros, en fonction du bateau.

« Là mon bateau vaut 90 000 €, tu lui mets un quota, il monte à 160 000€ ! » Franck Lucido

Détail important : le prix dépend de l’âge du navire et de ses atouts techniques, mais également les droits de pêche qui lui sont rattachés ou pas. Ils autorisent la capture de certaines espèces réglementées, dans une zone délimitée, et pour un type de pêche précis (ex : licence de pêche du bar aux métiers du filets dans le golfe de Gascogne). En France, on distingue deux catégories : les « licences » délivrées par les comités pour les espèces non soumises à une gestion quantitative des prélèvements au niveau européen (comme le bar), et les « autorisations » délivrées par les préfectures pour les espèces qui y sont soumises (comme la sole). Certaines autorisations doivent également être complétées par l’obtention d’un ou plusieurs quotas de pêche concernant l’espèce en question, répartis quant à eux par les OP. C’est le cas du thon rouge : pour le pêcher, un navire devra posséder une autorisation, et sa quantité de capture autorisée dépendra du quota qui lui a été alloué. Comment sont répartis ces droits à pêcher ? Le plus souvent sur l’antériorité : à l’instauration d’un droit, plus un bateau a pêché l’espèce par le passé, plus il a de chance d’obtenir des droits pour la pêcher à l’avenir. Un aspect déterminant au moment de la transmission : « Un bateau qui n’a pas de droits est difficilement vendable. Au contraire, un bateau qui en a se vend très vite, mais il faut avoir les moyens de se le procurer. C’est discriminant. », résume Charles Braine. « Là mon bateau vaut 90 000 €, tu lui mets un quota, il monte à 160 000€ ! », s’exclame Franck Lucido.

L’écueil des quotas

Pour Gwen Pennarun, pêcheur du Finistère, c’est l’éléphant au milieu de la pièce. « On aura beau remettre la faute sur tout le monde, on n’y arrivera pas, s’agace-t-il. Parce que le problème, c’est la répartition des quotas. » D’autant que, pour obtenir un droit à pêcher, il faut s’armer de patience : comptez environ trois à quatre ans pour les licences les plus prisées, et même six à sept ans pour celle du bar. Le patron de pêche de Fécamp, Quentin Devarieux, en a fait les frais : « Déjà, les banques ont du mal à prêter, alors comme jeune patron on est obligé de prendre des vieux bateaux qui coûtent moins cher. Mon chalutier est le plus vieux de la côte, il avait 53 ans quand je l’ai acquis pour 300 000 € ! » raconte-t-il. Et Christophe Lacheray, enseignant au lycée Fécamp, de compléter. « Une fois que tu as le bateau, il te faut les licences pour tel type d’équipement ou tel type d’espèce, et parfois demander des quotas de pêche. »

À Saint-Cyprien, Franck Romagosa aurait rêvé décrocher ce qu’il appelle « le graal » : l’Autorisation Européennes de Pêche (AEP) thon rouge. « Avec ça, mon bateau serait vendu depuis longtemps ! Au moment de sa mise en place dans les années 2010, je n’en ai pas reçu. Depuis, j’ai fait la demande chaque année pour obtenir ne serait-ce que 500 kg par an. Je suis même monté au Parlement européen pour défendre les petits bateaux dans l’attribution, raconte le marin, dépité. Si je l’avais eu, j’aurais pu payer le salaire d’un matelot à bord à qui j’aurais revendu le bateau. Avoir un quota, ça pérennise un navire. » Sur le port, aucun petit bateau n’a obtenu d’AEP. « On assiste à ce qui semble s’apparenter à une patrimonialisation du métier, analyse Hélène Desfontaines. L’accès aux armements devient de plus en plus compliqué. »

Mer de Liens

À Sainte-Marine, petit port de la Cornouaille au sud de Quimper, il est vingt heures et le petit ligneur7 du nom de Dam Dei (allons-y, en breton) arrive pleine balle. À peine le temps de le voir passer que Tom Rosset, capitaine d’une vingtaine d’années, accoste. À terre, Gwen Pennarun l’aide à amarrer le bateau, le temps de décharger les fruits d’une journée ensoleillée. Dans les caisses, pas de daurades, mais quelques bars et des raies. Depuis l’année dernière, le marin de soixante-deux ans assure le « parrainage » de son bateau. Une démarche initiée sans préméditation. « Tom était en apprentissage avec moi il y a quelques années, raconte-t-il. Après son diplôme il est parti travailler sur un chalutier. Ça s’est très mal passé. À cette époque, je pensais déjà à la retraite : j’avais vendu mon gros bateau et acheté un plus petit. Je lui ai proposé de le remettre en état, de partir à la pêche ensemble et de lui vendre quand il serait prêt. » Immédiatement, Tom Rosset accepte et devient salarié rémunéré à la part. « Ça fait deux ans que je pars seul dessus, rapporte le jeune marin. Mais Gwen m’accompagne encore l’hiver parce que c’est plus compliqué. » L’intéressé complète : « On peut avoir de beaux discours, mais le plus important c’est l’humain. » Tout en admettant : « Ça demande de l’investissement, tout le monde n’a pas l’énergie de faire ça au moment de la retraite. »

On le comprend : le problème du renouvellement des générations affecte tous les métiers et tous les types de pêche. Et ce, qu’ils soient plus ou moins respectueux de la ressource et des écosystèmes marins. Alors, comment répondre aux deux enjeux à la fois ? Pour Charles Braine, co-fondateur de l’association Pleine Mer, qui œuvre pour une transition vers une pêche durable en faveur de l’environnement, c’est évident : il faut favoriser la transmission de certains types de pêche plutôt que d’autres. En l’occurrence, les activités les plus respectueuses de l’environnement. « Plus ça va, moins il y a de bateaux, ceux qui peuvent se permettre de racheter deviennent rentiers et accumulent les quotas. Je caricature, admet-il. Mais pour le thon rouge c’est ça : 84 % du quota français est pêché en trois jours par seize bateaux de 35 mètres qui pêchent de manière hyper intensive en Méditerranée. On ne peut pas parler de durabilité. » En 2022, il a lancé le projet Mer de Liens, qui s’inspire de sa cousine agraire Terre de Liens. « Nous souhaitons faire exactement pareil : racheter des bateaux pour installer des jeunes engagés dans une démarche durable, tout en empêchant les industriels d’accaparer les quotas et de spéculer sur la ressource. »

« En favorisant la transmission dans la petite pêche, on œuvre pour la préservation de la ressource (…) » Gwenn Pennarun

« En favorisant la transmission dans la petite pêche, on œuvre pour la préservation de la ressource, renchérit Gwenn Pennarun. Parce que, par nature c’est la pêche la moins nocive pour l’environnement.  Tout en nuançant : bien sûr, on n’est pas parfait. Et je ne vise pas les chalutiers, parce qu’ils peuvent s’améliorer. Le problème, ce sont les gros pélagiques étrangers qui pêchent pour faire de la farine ou du surimi. ». Gwen partira donc à la retraite sereinement, certain que son activité perdurera. Le Dam Dei devrait continuer de résister parmi les derniers navires de pêche amarrés à Sainte-Marine. De son côté, Charles Braine vient de déposer les statuts de Mer de Lien. Déjà, de nombreux professionnels accueillent l’initiative avec enthousiasme. Les premiers parrainages devraient commencer cette année.

86% de navires font moins de 12 mètres

En France, les bateaux de pêche diffèrent beaucoup d’une activité à l’autre. La réglementation définit quatre catégories :

La pêche artisanale et la pêche industrielle n’ont pas de définition donnée. La première englobe plutôt la petite pêche et la pêche côtière, tandis que la seconde concerne surtout la grande pêche et la pêche au large. (source : Ocapiat)

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  1. Le filet maillant est une bande de mailles rectangulaire placée verticalement dans l’eau à l’aide de flotteurs et de lests. Elle reste ainsi plusieurs heures avant que le pêcheur le remonte. C’est une pêche dite “dormante” : elle ne nécessite aucune action directe du marin sur les pêcheries.
  2. Embarcations permettant de pêcher au filet et au casier.
  3. Mode de rémunération le plus commun dans le secteur. Chaque membre de l’équipage touche mensuellement une part fixe des produits de la vente d’un navire, dépendamment de sa fonction à bord et déduite des frais communs.
  4. Désigne la période pendant laquelle un bateau part pêcher en mer.
  5. « Le projet Pechkeur, porté par la société Glaz et cofinancé par la Région Bretagne, est une recherche-action sur le vécu des marins-pêcheurs. Il vise à mieux comprendre leur quotidien pour améliorer leurs conditions de travail et renforcer l’attractivité du métier, notamment auprès des jeunes. En associant professionnels, chercheurs et lycéens maritimes, Pechkeur prépare un plan d’actions concret pour l’avenir de la filière. » Source : https://www.glaz-ocean.fr/about-3
  6. Principal mode de vente du poisson frais en France, qui met face à face l’offre des pêcheurs et la demande du marché dans un lieu portuaire spécifique, directement après le débarquement du poisson.
  7. Navire utilisant des engins de pêche à la ligne, très sélective.

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