Publié le 23 mai 2022 |
0[L’envers du vivant] Être ce roseau qui ploie mais qui ne rompt pas…
Effondrement de la biodiversité, réchauffement climatique, course effrénée à la performance dans un monde à bout de souffle… Comment ne pas aller tout droit dans le mur ? Dans son dernier ouvrage « La Troisième Voie du vivant » (Odile Jacob, février 2022), le biologiste Olivier Hamant nous invite à nous inspirer de la robustesse du vivant pour bâtir un nouveau contrat social viable et réconcilié avec la nature. Attention, prévient-il, il ne peut s’agir d’une simple bio-inspiration superficielle mais bien d’un changement assez radical de modèle afin d’éviter la catastrophe annoncée. Pour Sesame, le chercheur a accepté de dresser le portrait chinois de cette nouvelle voie. Alors, si vous étiez…
Un enjeu.
Il est double : d’abord se poser la question « Comment habiter la terre ? » et, ensuite, y répondre. Il y a du chemin…
Un modèle.
Le vivant, car il s’est construit sur des fluctuations et il est toujours là aujourd’hui. Depuis plus de quatre milliards d’années, il a pu subsister malgré des conditions parfois très hostiles. Il y a 700 millions d’années, par exemple, la planète était une boule de neige, largement couverte d’eau congelée. Plus récemment, elle a connu des ères glaciaires et elle subit aujourd’hui un effondrement de la biodiversité induit par les humains. De tout temps, les êtres vivants ont survécu à des amplitudes énormes de température, des tempêtes, des sécheresses… Nous disposons donc là d’une librairie de solutions pour affronter et traverser les fluctuations.
Une inspiration.
Le jazz, parce qu’il répond assez bien à la contrainte du monde à venir, un monde mouvant avec beaucoup d’imprévus. Comment va-t-on faire pour établir un contrat social dans un environnement qui va fluctuer d’un point de vue écologique, social et géopolitique ? Le jazzman ou la jazzwoman parvient à jouer avec des variations permanentes, des inattendus, de l’incertitude. Mieux, il ou elle en joue pour en faire quelque chose de beau et d’engageant.
Un objet.
Le kintsugi. Cet art japonais permet de réparer des objets brisés avec de l’or et d’obtenir ainsi des pièces magnifiées, gardant la mémoire de leurs vulnérabilités passées. Le kintsugi symbolise donc la capacité à se transformer, non pas en se consolidant en permanence mais en se (re)construisant sur ses fragilités.
Un mot.
La robustesse, que je définis comme le maintien de la stabilité du système malgré les fluctuations. C’est ce mot qui va déterminer le progrès au XXIe siècle, confronté à de fortes instabilités. Dans un monde turbulent, nous devrons basculer de la performance (une voie étroite et rigide) vers la robustesse (une voie large construisant l’adaptabilité). Ne soyons pas naïfs. Avec les guerres, les lobbies, les politiques court-termistes, nos biais cognitifs… cela prendra du temps. Une chose à ne pas oublier : ce monde-là inclura nécessairement la robustesse sociale, reposant sur le partage et la coopération entre les citoyens. Pour moi, la robustesse est le bon compas, celui qui doit nous guider.
Une définition.
La performance. La performance est la somme de l’efficacité (atteindre son objectif) et de l’efficience (avec le moins de moyens possibles). Généralement vue comme quelque chose de très positif, elle est pourtant très réductionniste par construction et elle devient contreproductive aujourd’hui : elle cause un burn-out des humains et des écosystèmes. La performance, c’est l’absence de « jeu » (dans les rouages pour qu’ils restent adaptables) et trop de « je » (l’absence de vue systémique et à long terme). Elle s’oppose à la robustesse qui, elle, ménage des marges de manœuvre et mobilise le groupe pour assurer la survie des individus.
Un paradoxe.
Celui de Jevons. Dans le cadre de la sobriété énergétique, il semble acquis que les gains d’efficience sont nécessairement positifs, ce sont par exemple des frigos qui consomment moins d’électricité, des avions moins de kérosène. Mais les unités (frigo, avion) consommant moins, elles deviennent plus attractives et se multiplient sur le marché. La consommation globale de ressources augmente (c’est l’effet rebond). Ce paradoxe, établi au XIXe siècle pour le charbon, se décline pour toutes les énergies. Il faut donc avoir conscience qu’il ne suffit pas de faire des gains d’efficience pour résoudre les problèmes. Encore une fois, la performance peut être contreproductive.
Une qualité.
La diversité. Pour contrer le paradoxe de Jevons, la première qualité à encourager afin de répondre aux enjeux environnementaux est la diversité des pratiques et des savoirs (mobilisée au sein de collectifs). Et il s’agit de nouveau d’un facteur de robustesse construit sur une valeur plutôt jugée comme contreperformante (la redondance).
Un réenchantement.
Le risque. Bruno David, président du Muséum national d’histoire naturelle, rappelle que nous ne savons plus vivre avec le risque, l’aléa étant perçu comme une défaillance. Or le risque n’est pas forcément un problème. Typiquement, dans le jazz, la moindre rugosité ou erreur devient une opportunité. Il faut donc inventer un modèle de société qui nous permette de réenchanter le risque.
Un signal faible.
Les élèves ingénieurs qui refusent leur diplôme. Ils se sont battus pour intégrer une école et étudier durement pendant trois à cinq ans et ils réalisent qu’on leur a surtout inculqué les valeurs de compétition et de performance, alors que le monde qui arrive mobilisera plutôt la coopération et la robustesse. Quasiment des valeurs opposées ! Ce signal faible suffit à montrer que l’on est en train de changer de monde.
Une révolution.
La bascule de la compétition vers la coopération, en cours chez les jeunes notamment. Un exemple concret : dans les années 1960/80, pour être libre, un jeune devait avoir une voiture. Aujourd’hui, la voiture individuelle est au contraire perçue comme un enfermement pour nombre d’entre eux. En revanche, un véhicule partagé simplifie la vie – moins de contraintes de parking, de coûts d’assurance, de garagiste… Cet exemple illustre d’ailleurs aussi la nouvelle place des communs à l’avenir. Il ne s’agit pas d’écologie punitive. Bien au contraire, c’est de l’écologie qui libère.
Un basculement.
Le temps et la matière. Jusqu’à présent, on voulait gagner du temps en utilisant de la matière, typiquement brûler du pétrole pour aller plus vite. Aujourd’hui, on ralentit, afin de préserver la matière. Par exemple, la bioéconomie qui intègre les cycles de la terre demande plus de temps, pour des résultats plus hétérogènes – moins performants, dira-t-on – mais plus durables sur le temps long.
Un paysage.
L’agroécologie, avec la présence humble de l’humain. Ce dernier n’est plus là pour simplement exploiter les écosystèmes et augmenter la production. La démarche est inverse : comment la production peut-elle nourrir les écosystèmes ?
Une citation.
« La perplexité est le début de la connaissance », du poète libanais Khalil Gibran. Dans sa pratique, le chercheur a besoin du doute pour trouver : être dans un nuage de confusion est essentiel pour produire des connaissances robustes. Dit autrement, trouver trop vite est rarement gage de solidité scientifique. Actuellement, les humains sont dans ce nuage de confusion, car le monde est devenu très incertain, turbulent. Or les solutions proposées actuellement s’inscrivent le plus souvent dans le dogme de la performance. Que ce soit dans le champ du développement durable (par exemple les gains d’efficience, une augmentation de performance) ou dans une décroissance mal comprise, le fameux « retour à la bougie » (une réduction de la performance). Ces solutions ne mobilisent pas ou sont contreproductives. Elles ne sont plus adaptées dans un monde fluctuant. Voilà pourquoi la troisième voie du vivant permet de sortir de cet enfermement dans la performance et d’ouvrir un autre axe, celui de la robustesse : comprendre que les fluctuations priment sur tout le reste. Cette remise en cause peut questionner mais cette étape est essentielle pour apprendre à habiter la terre autrement.
Un espoir.
La jeunesse. Sans être trop naïf, la nouvelle génération voit de plus en plus l’environnement comme l’enjeu existentiel du siècle là où, quand j’étais étudiant, nous étions dans la compétition et peu sensibles à cette préoccupation. Beaucoup de jeunes en ont fait une priorité, et cela se traduit dans leurs comportements très engagés en termes de coopération, de communs, de partage. C’est un espoir et c’est aussi le message que je livre à mes étudiants : vous avez la légitimité pour prendre en main cet enjeu car vous n’êtes en rien responsables des dégradations passées. Vous aurez le pouvoir de mettre en place ce nouveau monde par la coopération.
Un héros.
Gaston Lagaffe, c’est une belle égérie de la troisième voie du vivant. C’est un des premiers grands écolos de la BD, un grand tenant de la paix avec les humains et les non humains. Pas de sport de compétition chez lui, mais du yoga et une créativité débordante, doublée d’une lenteur qui permet de penser autrement le monde.
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