LE GASSIRE WAGASHI : UNE INDICATION GEOGRAPHIQUE EN DEVENIR
Depuis 2023 un consortium1 a initié la mise en place d’une indication géographique (IG) pour le fromage Gassirè Wagashi au Bénin. Au-delà de la valeur patrimoniale et économique de ce produit, et de l’engouement pour les IG en Afrique, sa construction et sa consolidation posent un certain nombre de défis.
Par Maria BOUHADDANE, UMR Innovation, Cirad | Floriane THOUILLOT, Gret | Laurenda TODOME, Aced (Centre africain pour le développement équitable) | et Raïssa AFFO, Aced (Centre africain pour le développement équitable)
Photo d’illustration : © ANOPER
UN FROMAGE A HAUTE VALEUR PATRIMONIALE ET CULTURELLE

Le Gassirè Wagashi est un fromage frais traditionnel produit à base de lait frais de vaches de races locales, en particulier de la race Borgou. Sa spécificité réside dans l’usage à chaud d’un coagulant végétal extrait de la tige ou des feuilles du pommier de Sodome (Calotropis procera). Le produit obtenu est une pâte tendre, homogène, peu alvéolée, de forme arrondie à ovale. Sa coloration est blanche ou rouge après trempage dans une décoction de tiges de sorgho. Le goût est généralement doux, avec une dominante lactée.
Une transmission de mère à fille ou de belle-mère à belle-fille
La fabrication du Gassirè Wagashi est artisanale et profondément enracinée dans la culture peulh du Bénin, avec souvent une transmission de mère à fille ou de belle-mère à belle-fille. Sa production est la principale source de revenu des femmes peulhes, à qui revient traditionnellement le lait des troupeaux. Le fromage a donc une dimension sociale importante, puisqu’il constitue une ressource économique essentielle dans les ménages pastoraux et agro-pastoraux et qu’il est le support d’un savoir-faire perpétué de génération en génération.

L’association des deux termes Gassirè et Wagashi traduit à la fois l’ancrage culturel peulh et la circulation intercommunautaire du produit, inscrite dans une histoire de cohabitation et d’échanges alimentaires anciens. Gassirè signifie fromage en peulh, c’est le nom privilégié par cette communauté. L’appellation la plus répandue dans les circuits de commercialisation et auprès des consommateurs, Wagashi, provient de waa qui signifie lait en dendi, et de gassi, mot désignant dans la même langue le caillé produit par la coagulation.
Le Gassirè Wagashi occupe une place de choix dans la gastronomie locale et se consomme frais, frit ou souvent intégré à des plats en sauce. Si des variantes de ce fromage existent dans plusieurs pays frontaliers (Togo, Niger, Nigeria, Burkina Faso), les récits historiques situent l’origine du Gassirè Wagashi dans la partie septentrionale du Bénin (départements du Borgou et Alibori). Ce territoire constitue le berceau reconnu de ce produit, dont la diffusion témoigne des dynamiques pastorales, commerciales et culturelles de l’Afrique de l’Ouest.
UN DOUBLE ENJEU DE PROTECTION ET DE VALORISATION
Protéger le nom face aux risques d’usurpations, affirmer sa spécificité et valoriser le savoir-faire
La démarche engagée pour la reconnaissance en IG du Gassirè Wagashi poursuit un triple objectif. Le premier est de protéger le nom face aux risques d’usurpations. Des produits à base de lait en poudre importé ou de substituts, type lait de soja, sont source de confusion et de tromperie pour le consommateur. Il s’agit d’affirmer la spécificité fondée sur le lait d’une race de vache locale. Le deuxième objectif est de valoriser un savoir-faire notamment avec l’utilisation de coagulant végétal et des bonnes pratiques associées. Le troisième est de structurer, en parallèle, une filière capable de maîtriser la qualité, d’accéder à des marchés formels et de mieux rémunérer les acteurs.
Le périmètre géographique pressenti pour l’IG Gassirè Wagashi s’étend sur six départements du nord et du centre du Bénin (Alibori, Atacora, Borgou, Donga, Zou et Collines), un choix qui reflète à la fois l’ancrage historique du produit, la diffusion des pratiques de transformation et l’expansion du bassin laitier que la transhumance a façonné, tout en tenant compte des réalités économiques actuelles de l’approvisionnement.
Pour porter le fonctionnement de la future IG, une association dédiée a été constituée en groupement de défense et de gestion : l’ADIGGAWA. Les éleveurs et les transformatrices y sont représentés. Cette association devra déployer, à l’échelle de l’aire géographique de l’IG, une gouvernance décentralisée en s’appuyant sur des relais locaux. Elle devra également développer une stratégie de mobilisation de ressources qui permette de financer ses nombreuses activités.
Pour constituer le dossier d’enregistrement de l’IG auprès de l’OAPI2, le cahier des charges et le plan de contrôle doivent être finalisés. Pour cela, les travaux en cours articulent plusieurs chantiers interdépendants : caractérisation technologique et sensorielle du fromage, preuve du lien au terroir, délimitation et cartographie de l’aire de production, augmentation de la durée de conservation du fromage et solutions de conditionnement.
Cette démarche de reconnaissance du Gassirè Wagashi s’inscrit dans un contexte d’engouement confirmé pour les IG dans les pays africains, où la richesse des terroirs et des savoir-faire traditionnels offre un potentiel considérable de produits avec une qualité spécifique liée à l’origine. Au Bénin, trois produits bénéficient déjà d’une reconnaissance en IG, à savoir l’ananas pain de sucre du Plateau d’Allada, le gari3 sohoui de Savalou, et l’huile d’arachide d’Agonlin. Une vingtaine de produits en tout sont reconnus (ou en voie de l’être) au sein des États membres de l’OAPI.
ENTRE CONTRAINTES STRUCTURELLES, ENJEUX CLIMATIQUES ET ENJEUX POLITIQUES
L’émergence de l’IG Gassirè Wagashi intervient dans un contexte contraint, où se conjuguent vulnérabilités structurelles, pression croissante sur les ressources et recomposition des politiques pastorales.
En amont de la filière, la politique de sédentarisation engagée avec le Code pastoral (2019) redéfinit les équilibres. Elle renforce l’encadrement de la transhumance en interdisant sa dimension transfrontalière et promeut les cultures fourragères dans le but de réduire les conflits d’usage et de stabiliser les systèmes d’élevage. Toutefois, son adoption sur le terrain est inégale et la plupart des éleveurs dépendent encore des parcours, des résidus de récolte (notamment en saison sèche) et de points d’eau incertains. Les épisodes de sécheresse étant récurrents, cette situation génère une raréfaction structurelle du fourrage et de l’eau, qui affecte la régularité d’approvisionnement en lait et peut altérer ses paramètres physico-chimiques. S’y ajoutent des risques liés à la qualité des intrants : les fourrages sont susceptibles de contenir des résidus de pesticides ou d’engrais, et les eaux d’abreuvement sont exposées à des contaminations chimiques ou biologiques. Ces modifications au sein des systèmes d’élevage influencent la qualité du lait et du fromage.

Le maillon de la transformation, quant à lui, est artisanal et très fragmenté. Il existe peu d’unités de transformation semi-industrielles fonctionnelles. Les opérations sont majoritairement réalisées de manière individuelle au sein des campements peulhs, avec des équipements rudimentaires, et les transformatrices sont largement dispersées sur le territoire. Cette configuration rend l’accompagnement technique et le suivi des pratiques particulièrement coûteux – c’est un véritable défi pour rendre opérationnel un dispositif de contrôle de la qualité adapté à l’IG. Enfin, le produit est vendu entier, sans emballage, et sa durée de conservation n’est que de quelques jours. Les commerçantes prolongent quelque peu cette durée par des chauffages successifs du fromage dans de l’eau salée. Des recherches sur les options de conservation et de conditionnement adéquates sont nécessaires pour faciliter la commercialisation du fromage sur des segments de marchés plus rémunérateurs (supermarchés, boutiques spécialisées, etc.).
LA CONSOLIDATION DE L’IG : DEFIS ET PERSPECTIVES
L’IG peut constituer un levier puissant de structuration
L’IG ne saurait, à elle seule, répondre aux défis structurels, climatiques ou fonciers auxquels la filière Gassirè Wagashi est confrontée. Néanmoins, si elle est portée collectivement, inscrite dans la durée et adossée à des exigences réalistes et accessibles, elle peut constituer un levier puissant de structuration, d’amélioration de la qualité et de valorisation d’un produit emblématique du patrimoine alimentaire béninois.
À l’instar d’autres IG émergentes dans les pays du Sud, et plus particulièrement sur le continent africain, le développement de cette IG et sa pérennité dépendront d’une gouvernance stable, d’une organisation collective durable, et d’une montée en exigence progressive en matière de qualité. Les difficultés fréquemment rencontrées, notamment les coûts et la logistique du contrôle, le poids de l’informalité, l’instabilité des instances de gouvernance, la faible reconnaissance sur les marchés et les risques d’exclusion des petits opérateurs, appellent des réponses pragmatiques et adaptées au contexte local. Celles-ci passent notamment par un accompagnement à l’application du cahier des charges et à la mise en œuvre d’un dispositif de contrôle adapté aux contraintes locales et économiquement soutenable, ainsi que par le renforcement des capacités de l’ADIGGAWA, tant pour ses fonctions de contrôle et de gestion que pour la promotion de l’IG. Les retours d’expérience d’autres IG africaines soulignent également un facteur clé de succès : la nécessité d’un appui dans la durée, condition indispensable pour stabiliser les structures, ancrer une culture du contrôle partagé et faire émerger, à terme, une véritable reconnaissance économique de l’IG sur les marchés.
Lire aussi
- Ce consortium regroupe l’ACED (Centre africain pour le développement équitable), le GRET (une organisation de solidarité et de coopération internationale) et le Cirad (Centre de coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement, avec le soutien financier de l’Agence Française de Développement à travers le fonds Facilité IG.
- L’Organisation Africaine de la Propriété Intellectuelle, qui couvre 17 pays de l’Afrique de l’Ouest et Centrale : Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Centrafrique, Comores, Congo, Côte d’Ivoire, Gabon, Guinée, Guinée Bissau, Guinée Equatoriale, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal, Tchad, Togo.
- Farine prégélatinisée de grains fins à grossiers issue de la fermentation du manioc.
