Publié le 12 septembre 2023 |
2L’animal-marchandise : un processus de dé-civilisation
Par Anne Judas
Sophie Riley enseigne le droit à l’Université de technologie de Sydney (Australie). Ses recherches portent sur le droit de l’environnement, le droit de l’animal et l’éthique. Experte internationalement reconnue dans ces domaines, elle a publié The Commodification of Farm Animals [La marchandisation des animaux d’élevage] (Springer, 2022)1. L’ouvrage, que Sesame résume ci-dessous, retrace l’histoire des réglementations sanitaires qui ont façonné le commerce international, en examinant, au passage, le rôle des experts vétérinaires au niveau mondial. En substance, S. Riley interroge le paradigme même de « bien-être animal » dans les systèmes de production : ses fondements sont-ils si éthiques ?
En 1964, dans Animal Machines : The New Factory Farming Industry, Ruth Harrison jetait une lumière crue sur le sort réservé aux animaux dans les élevages industriels. Depuis, cette production n’a cessé de s’intensifier.
La voie de la marchandisation
Dans « l’animal-marchandise », S. Riley examine les réglementations expressément prises contre la cruauté et les principes du bien-être des animaux sous un angle historique. Elle les replace dans le cadre de réseaux économiques et commerciaux qui ont façonné un type de développement qu’elle nomme la « voie de la marchandisation ». Celle-ci transforme les animaux en biens sur le marché, fait des utilisations humaines la priorité et manque singulièrement d’engagement éthique.
Cette voie a connu plusieurs étapes : la croissance des marchés, l’ombre paradoxale que les Lumières ont jetée sur les animaux, le fait que la profession vétérinaire se soit focalisée sur les animaux d’élevage en tant que biens commerciaux, tout comme le droit international, avec le développement des « traités de quarantaine ».
Une recherche historique
S. Riley analyse d’abord l’histoire de ce développement déshumanisant qui a commencé au seizième siècle. La commercialisation des animaux, en particulier les animaux d’élevage, augmente parallèlement à la croissance des échanges d’autres produits. Progressivement les vétérinaires délaissent leurs responsabilités envers les animaux pour servir l’industrie et le commerce mondiaux. Dès lors, la lutte contre les maladies infectieuses animales prend de l’ampleur, le risque de propagation pouvant nuire à cette croissance, à la production et au commerce. La période des Lumières, dans son rationalisme, renforce également la perception que l’on se fait des différences entre les humains et les autres animaux, déjà présente dans le christianisme. Ainsi les animaux ne sont plus des sujets de préoccupation morale.
Vue sous l’angle du commerce (international) la santé animale est une question, non de bien-être, mais de protection d’un territoire contre une cargaison qui serait porteuse de maladies (chap. 5).
S. Riley va même plus loin : alors qu’au XXe siècle le concept de bien-être animal commence à faire référence en matière de législations et de politiques publiques, les animaux d’élevage se trouvent réduits à une vision étroite du bien-être qui met avant tout l’accent sur leur qualité marchande et la rentabilité du secteur.
L’invention du bien-être animal
Au chapitre 6, l’autrice décrit comment l’expression « bien-être des animaux » apparaît et se diffuse dans le langage courant : vers 1965, le rapport Brambell2, qui se penche sur le sort des animaux d’élevage au Royaume-Uni, popularise le terme. Peu à peu, la terminologie intègre le cadre commercial, de sorte que ce que ressentent les animaux ne compte que si cela peut entrer dans ce cadre.
Lois bâillon
En parallèle, on cache la production animale au reste de la société, qui tend à la trouver aussi « dégoûtante » que « gênante ». Au tournant des années 2000, nous dit la professeure de droit, des « lois-baillons » se généralisent par ailleurs pour empêcher ou criminaliser l’action des lanceurs d’alerte3, en interdisant par exemple les prises de vue et vidéos dans les élevages et abattoirs. La production animale est alors tenue au secret. S’appuyant sur la philosophie de Norbert Elias, S. Riley y voit peut-être l’ultime étape de transition des animaux au statut de simples marchandises.
Un processus de dé-civilisation
Pour Elias, la civilisation occidentale est devenue moins violente par l’effet d’une répugnance de plus en plus marquée envers la violence – et l’on peut étendre cette réflexion à la condition des animaux d’élevage. Mais dans sa pensée, le processus de civilisation est soumis à des forces dé-civilisatrices qui le façonnent et l’influencent aussi, y compris dans ses aspects légaux et politiques.
Si l’on suit l’analyse d’Elias, selon Riley, le pouvoir politique exercé par le secteur des produits animaux apparaît de façon évidente dans la captation des processus de régulation et l’introduction de lois « baillons » en agriculture, qui limitent à la fois les capacités des régulateurs et les possibilités d’informer le public. Ces événements ont donné un ascendant substantiel aux forces du marché, qui continuera d’exercer des pressions dé-civilisatrices si elles ne sont pas contrebalancées.
Pour S. Riley, occulter la maltraitance des animaux dans les systèmes de production influence de fait la société, en particulier les consommateurs. Or, en parallèle, cela ne l’empêche pas de condamner le secret que peut entretenir un gouvernement sur la cruauté envers les animaux, humains ou non, comme en témoigne l’histoire du XXeme siècle. Des changements sont donc possibles.
Dé-marchandiser ?
Selon l’autrice, les législations anticruauté comme celles touchant au bien-être des animaux, qui limitent la façon dont les humains utilisent les animaux, sont utilitaristes et donc biaisées en faveur de l’humain et de ses intérêts. La société a depuis longtemps accepté le fait que les animaux et leurs produits soient des biens que l’on s’échange, des propriétés et cela ne peut changer que si les Etats corrigent les déséquilibres dans le secteur. Il y aurait alors trois voies pour sortir de « l’animal-marchandise » : la fourniture de ressources appropriées aux élevages ; la production de tissus cellulaires en laboratoire qui remplacerait les productions animales ; le rejet de la consommation de produits animaux en faveur de régimes végétariens.
LIRE AUSSI :
- https://link.springer.com/book/10.1007/978-3-030-85870-4
- Après la publication de l’ouvrage de Ruth Harrison Animal Machines : The New Factory Farming Industry en 1964 [Les Animaux Machines : la nouvelle agriculture industrielle], le gouvernement britannique diligenta une commission d’enquête. Le rapport de la commission, dit rapport Brambell (1965) est à la base du principe des 5 libertés et de l’évaluation moderne du bien-être animal. Voir : https://docplayer.net/1260087-Technical-committee-to-enquire-into-the-welfare-of-animals-kept-under.html
- Le terme de « Ag-gag laws » [lois-bâillons en agriculture] désigne des lois qui ont pour but d’empêcher, de retarder ou de criminaliser le fait de réunir et/ ou de publier des témoignages, images, vidéos, sur les installations agricoles, élevages, abattoirs, etc. Elles se multiplient aux États-Unis et dans d’autres pays. Pour une analyse juridique, voir par exemple Daniel L. Sternberg (2015) : https://www.animallaw.info/article/why-cant-i-know-how-sausage-made-how-ag-gag-statutes-threaten-animal-welfare-groups-and#id-14
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Bonjour,
merci pour ce résumé qui présente bien les évolutions ou les stagnations sur cette question complexe où éthique et économie ne sont pas en phase….
j’ ai apprécié, et découvert, cette notion de loi-baîllon qui le semble être une notion qui s’ applique plus largement, dans le champ de la question environnementale….
peut-être qu’un article de synthèse sur ces lois baîllon au niveau environnemental cette fois serait le bienvenu dans vos colonnes?
très cordialement,