Sciences et société, alimentation, mondes agricoles et environnement


Quel heurt est-il ?

Publié le 25 octobre 2022 |

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« L’alimentation est bien plus qu’un ventre à remplir »

Par Laura Martin-Meyer

Magali Ramel est docteure en droit public et modératrice du groupe de concertation du Conseil national de l’alimentation « Prévenir et lutter contre la précarité alimentaire »1. Depuis 2012, elle travaille sur le droit à l’alimentation, un droit de l’homme protégeant celui de chaque individu à se nourrir dans la dignité. Non reconnu en France, il offrirait pourtant de formidables perspectives en matière de lutte contre la précarité alimentaire. Éclairages.

Face à l’absence d’une véritable politique structurelle s’attaquant à la précarité alimentaire, pourquoi privilégier une approche par le droit ?

C’est justement le point de départ de mes travaux : sur quels fondements aurions-nous besoin du droit à l’alimentation ? En matière de précarité alimentaire, nous avons déjà d’importantes politiques en France. Je m’explique : dans le volet insécurité alimentaire de ses travaux sur le droit à l’alimentation, l’agence onusienne pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) recommande la mise en place d’un système de protection sociale ainsi que d’une fourniture d’aide alimentaire en cas d’urgence. Ces mesures, nous les mettons déjà en œuvre. Par ailleurs, si on considère que l’alimentation est un besoin vital et qu’elle conditionne la santé des populations, alors on pense surtout l’approvisionnement et l’accompagnement des mangeurs vers les meilleurs choix nutritionnels. Dans cette conception, l’agronomie et la médecine peuvent éclairer et orienter les politiques alimentaires. Dans un cas comme dans l’autre, on voit mal l’apport du droit à l’alimentation. C’est que l’enjeu est ailleurs, car l’alimentation est bien plus qu’un ventre à remplir. En la matière, les sociologues parlent même de « fait social total », car elle est le siège de puissants enjeux identitaires, sociaux et culturels. Or ils sont souvent niés dans le contexte de la précarité alimentaire et, dans les témoignages des personnes concernées, cette négation est source d’atteinte à la dignité, de discrimination, de préjugés… De plus, parler de fait social total, c’est reconnaître que derrière la prise d’un repas individuel, il y a toute une organisation sociale qui le rend possible, allant du foncier agricole jusqu’à la gestion des restes et des excréments. En clair, c’est la société dans son ensemble qui est convoquée par le fait alimentaire. Raisonner ainsi, c’est entrer dans le champ du droit : une multitude d’enjeux sociaux et symboliques sont à reconnaître et à protéger et cela  cela ouvre l’analyse aux enjeux publics de l’alimentation. Le droit à l’alimentation, ce n’est donc pas seulement celui d’être à l’abri de la faim – ce qui est certes son socle fondamental – mais plus encore celui d’un accès digne à une alimentation disponible et adéquate, égale pour tous et sans discrimination.

Vous dites dans votre thèse qu’il est « étonnant de constater le peu de considération dont fait l’objet ce droit dans les pays dits développés, alors que ces derniers ne font pas exception aux problèmes de faim et de malnutrition ». Pourquoi, selon vous, un tel désintérêt ?

En effet, le droit à l’alimentation est ignoré en France. Les dispositifs existants se fondent surtout sur une approche caritative : le droit organise et institutionnalise l’aide alimentaire mais ne garantit ni ne protège l’accès digne de tous à l’alimentation. Là n’est pas tout. Depuis le Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui, que le secours alimentaire soit du ressort de l’Église, de l’État ou des associations avec l’essor de la philanthropie, un invariant demeure : on pense les solutions « pour » les pauvres, aux deux sens du terme : elles leur sont dédiées, et elles sont pensées à leur place. Bien que depuis les années 1980, il y ait une juridicisation de l’action contre la pauvreté sous l’angle des droits humains, pour l’alimentation, c’est l’approche de l’assistance caritative qui demeure. Et dans la liste des droits fondamentaux protégés par la loi de 1998 relative à la lutte contre les exclusions, l’alimentation est oubliée ! Paradoxalement, c’est dans ces mêmes années que s’institutionnalise peu à peu une filière d’aide alimentaire reposant sur l’écoulement des surplus vers les plus pauvres. D’ailleurs, jusqu’à très récemment, l’aide alimentaire était inscrite dans le code rural… Il faut attendre 2018 pour que la précarité alimentaire rejoigne le chapitre des luttes contre la pauvreté et l’exclusion, au sein du code de l’action sociale et des familles. Quant à l’échelle européenne, les principes directeurs de la Politique agricole commune se résument à des aspects sanitaires et au libre-échange des denrées, tandis que les politiques sociales déclinent ces mêmes logiques d’assistance et de réponse à l’urgence alimentaire. Ce qui n’empêche pas la France et l’Union européenne de figurer parmi les grands défenseurs du droit à l’alimentation sur la scène internationale… Logique, puisque nous pensons d’abord la faim dans le monde : chacun a en tête l’image d’Africains au ventre gonflé ou très amaigris, et peu d’entre nous ont conscience des problèmes d’accès sous nos propres latitudes. En parallèle, il y a une réticence de la part des ministères concernés à se positionner sur le droit à l’alimentation. Sans doute parce que sa reconnaissance engage la responsabilité de l’État, plutôt que d’en appeler à la responsabilité individuelle ou à la solidarité associative.

Imaginons malgré tout qu’un tel droit soit reconnu en France, de manière autonome et contraignante. Qu’est-ce que cela changerait ?

Cela donnerait un horizon radicalement différent pour penser les enjeux : garantir un tel droit, c’est protéger contre toutes les logiques de pouvoir, d’inégalités et de discriminations qui se tissent autour de l’objet alimentation. L’idée n’est plus tant d’inspecter le contenu des assiettes des citoyens, pour en vérifier la qualité, que de s’attacher à la façon dont ces derniers la définissent d’après leurs propres représentations et attentes. Concrètement, cela viendrait réinterroger nombre de pratiques aujourd’hui à l’œuvre en France. Car, même au sein de dispositifs qui se présentent comme des alternatives à l’aide alimentaire classique, on peut trouver des logiques descendantes et paternalistes. Si on se place sur le terrain des droits de l’homme, en particulier le respect de la vie privée et de l’égalité, des choses préoccupantes sont relatées. C’est par exemple le cas des contrôles de tickets de caisse dans certaines épiceries sociales, pour s’assurer que les bénéficiaires adoptent une alimentation équilibrée. Le présupposé, c’est que si les pauvres souffrent de maladies cardiovasculaires ou autres, c’est parce qu’ils ne sauraient pas correctement se nourrir. Or, ni vous ni moi n’avons jamais eu à justifier de ce que nous mettons dans notre panier de courses. Reconnaître un droit à l’alimentation, c’est donc corriger ce type d’actions encore porteuses de préjugés tenaces et ne répondant pas aux attentes des individus. Un autre élément important tient à la place et à la voix de ces derniers au sein des enceintes de discussion ou de gouvernance sur les sujets les concernant : cessons de réfléchir uniquement avec les bénévoles de l’aide alimentaire ou les travailleurs sociaux mais incluons également les personnes en situation de précarité. L’objectif ? Qu’elles soient véritablement reconnues comme des sujets de droit et non plus comme des bénéficiaires d’actions.

Une reconnaissance du droit à l’alimentation pourrait-elle également avoir des incidences du côté de l’offre alimentaire ?

La réponse est oui ! Il y a par exemple de fortes injonctions qui pèsent sur les personnes précaires afin qu’elles adoptent des comportements alimentaires durables. Mais cela est impossible au regard de ce qui leur est accessible et proposé dans les enseignes de hard discount ou de grande distribution. En clair, si on estime que cette offre ne répond pas aux exigences de qualité requises d’un point de vue sanitaire ou environnemental, alors attaquons-nous à ceux qui organisent cette mise en marché, au lieu de culpabiliser les personnes qui fréquentent ces lieux, souvent faute de mieux. Reconnaître et protéger l’accès digne de tous à une alimentation suffisante et de qualité, c’est venir réinterroger l’ensemble des maillons des systèmes alimentaires au regard de ces exigences.


  1. Le groupe a rendu son avis le 19 octobre 2022, quelques semaines après la réalisation de cet entretien : https://cna-alimentation.fr/download/avis-n91-10-2022-resume-prevenir-et-lutter-contre-la-precarite-alimentaire/

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