Sciences et société, alimentation, mondes agricoles et environnement


De l'eau au moulin

Publié le 18 décembre 2017 |

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La transition à tout prix

Par Sylvain Doublet. 1


Le scénario Afterres2050 décrit et quantifie un avenir souhaitable et crédible pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Dans cet exercice prospectif qui ne fait aucun pari technologique, cinq leviers majeurs à actionner simultanément permettent d’atteindre les objectifs fixés : changer notre assiette (diviser par deux viande et produits laitiers), diviser au moins par deux le cheptel bovin, généraliser l’agroécologie (50% de production biologique et 50% de production intégrée), repenser nos échanges alimentaires avec le monde (moins de céréales fourragères exportées en Europe et davantage d’exportation pour l’alimentation humaine vers le Moyen-Orient), protéger les terres fertiles (diviser au moins par deux le rythme d’artificialisation des terres agricoles).  Explications.

Une photo de la France en 2050, pour quoi faire ?

Les sociologues parlent de « verrouillage sociotechnique » pour décrire des secteurs d’activités qui évoluent peu et dans lesquels tous les acteurs sont liés les uns aux autres par des normes, règles et autres accords commerciaux. Dans ces systèmes, chaque « innovation » renforce ce qui préexiste et, au bout d’un certain temps, un « verrouillage » se met en place. Deux conclusions s’imposent : dans ces systèmes, il n’y a pas d’un côté les « bons » et de l’autre les « méchants » ; si le système doit être changé, la révolution ne viendra pas de l’intérieur. Le système agroalimentaire en France est un système verrouillé.

A la question de savoir comment déverrouiller ces systèmes cadenassés, les sociologues répondent en trois points : 1) montrer les limites sociales, économiques, environnementales du système actuel ; 2) protéger ceux qui prennent le risque de faire différemment ; 3) montrer qu’un autre avenir (un autre système) est souhaitable, crédible et qu’il répond aux nouvelles attentes de la société. Evidemment, Afterres2050 répond notamment à ce dernier point.

Quid des nécessaires transitions ?

Si Afterres2050 devient la cible à atteindre, il est alors urgent d’engager les transitions qu’il nécessite, à savoir passer de 5% d’agriculture biologique à 50%, modifier nos comportements alimentaires et protéger un million d’hectares de terres fertiles de l’artificialisation…

Mais avant de nous lancer dans la transition, que savons-nous du « progrès » et de l’inertie des systèmes multi-acteurs en agriculture ? La notion de progrès peut se résumer en deux grandes idées : l’amélioration des espèces animales ou végétales vs l’amélioration des systèmes de cultures et d’élevages. Ceux qui soutiennent la première idée pensent qu’en travaillant à l’échelle de l’espèce (du génome), l’agriculture fera face à tous les enjeux. Pour les partisans de la seconde, en travaillant à l’échelle des systèmes (rotations, complémentarités, symbiose…), l’agriculture possède tous les atouts nécessaires à sa mutation. Afterres2050 adhère à cette dernière idée, qui reste très minoritaire dans le monde de la recherche agricole.

De leur côté, les systèmes multi-acteurs affichent une grande inertie et une grande capacité à autojustifier leur raison d’être et leur utilité. Pour les mettre en mouvement et plus encore pour les rénover, il est impératif que plusieurs acteurs majeurs de l’amont et de l’aval voient la nécessité d’évoluer en même temps. Autre point, l’autojustification permanente laisse croire aux acteurs du système que toute autre alternative n’est pas crédible et est perçue comme une « agression » qui remet en cause des années de pratiques.

Comment avancer ?

En amont…

Protéger les « innovants » est une nécessité absolue. Ce sont eux qui inventent le monde de demain et qui prennent le risque de faire différemment, sans aide technique ni référent, tout en s’isolant socialement pour oser dire que sortir du système devient une nécessité. C’est à l’État de jouer ce rôle protecteur. Les contrats de conversion à l’agriculture biologique, qui sont une forme de protection, doivent être maintenus et élargis à d’autres formes d’agriculture.

Travailler en groupe est indispensable, pour mutualiser les essais et s’enrichir les uns des autres, tant sur les réussites que les échecs. L’accompagnement des groupes structurés d’agriculteurs par la recherche et le développement agricole est un accélérateur de la transition. On parle ici de recherche participative et de développement au plus près des besoins des agriculteurs, le tout à une échelle très locale. Les structures impliquées dans ce développement devraient embaucher massivement des agronomes pour accompagner ces groupes et délivrer du conseil agronomique, basé sur une approche agroécologique. Aujourd’hui, des agriculteurs sont prêts à payer pour ces services à condition qu’ils répondent à leurs besoins.

En aval…

Créer de nouveaux marchés pour les productions issues des systèmes innovants est également indispensable. Au-delà des comportements individuels des consommateurs, la restauration collective est le plus puissant des leviers. Les cuisines centrales des agglomérations sont des accélérateurs de la transition. Elles ont à la fois la capacité d’acheter des volumes importants et de les distribuer. Evidemment, ce n’est pas si simple : reste à changer les normes, les équipements, la logistique, les relations avec les producteurs locaux. Mais, là encore, de tels acteurs ont les moyens de financer leurs transitions, s’ils le désirent.

Faire sauter les normes de l’aval pour retrouver des marges de manœuvre agronomiques sur les territoires. Dans les filières agroalimentaires, nombreux sont les exemples de normes (taux de protéines, taux d’impureté…) qui contraignent les producteurs à restreindre leurs pratiques afin de rester dans les « clous » et avoir un prix rémunérateur. Avec cette conséquence : dans les filières longues, il est quasiment impossible de faire différemment sans s’exclure des cahiers des charges imposés. Or l’agroécologie se fonde sur l’idée que chaque territoire doit développer ses propres façons de faire pour pourvoir s’adapter et être durable. Aujourd’hui, ces deux logiques (verticales et horizontales) s’affrontent et les normes restent souvent les verrous qui empêchent leur réconciliation.   

Les acteurs clés de la transition

Les agriculteurs, bien sûr, mais pas seulement… La recherche, l’enseignement et le développement agricoles doivent changer de paradigme et progresser dans l’accompagnement de systèmes agricoles innovants pour un territoire donné ; les coopératives agricoles, capables de stocker et de mettre en marché des volumes de production important, doivent investir dans des outils (ex. trieur optique pour les légumineuses graines) ; et, en aval, les consommateurs et les collectivités doivent s’emparer du concept clé de « gouvernance alimentaire territoriale ». Décidons de ce que nous voulons manger et dans quel environnement nous voulons vivre, nombre de dynamiques positives en découleront.

Les moyens pour une transition réussie

L’agriculture proposée par un scénario tel que Afterres2050 est centrée sur l’humain et gourmande en matière grise. Par chance, la France possède encore beaucoup d’agriculteurs (même si leur nombre décroît chaque année), la meilleure recherche agronomique du monde et une batterie d’ingénieurs agronomes, plus de 1 000 diplômés par an.

De l’argent… Beaucoup est dépensé, mais encore faut-il tout prendre en compte. La Pac, déjà, avec ses huit à neuf milliards d’euros d’argent public investis chaque année. Ensuite, les consommateurs et les collectivités dépensent quelques milliards de plus pour leur alimentation. Enfin, plusieurs dizaines de milliards servent à « réparer » les dommages sur la santé, l’environnement et l’emploi du système dominant. La vraie difficulté réside dans le fait que, durant quelques années, il est nécessaire de financer les deux systèmes, le finissant – dont il faut réparer les dégâts et limiter la casse sociale – et le nouveau qu’il faut faire décoller.

Le rôle de l’Etat et des collectivités est évidemment central pour montrer le chemin et rendre légitime de nouvelles approches agronomiques et alimentaires. De récentes initiatives vont dans le bon sens : le soutien très marqué à l’agroécologie (et les GIEE2), la révision du PNNS3 (qui propose une baisse de la consommation de lait et de viande tout en augmentant les protéines végétales), le lancement des PAT4 et plus largement du Grenelle de l’alimentation.

Reste la question de l’urgence de la transition. Avancer c’est bien mais, si ce n’est pas au bon rythme, l’effet est proche de zéro. Aujourd’hui, une prise de conscience sur la nécessité de la transition est acquise, mais le travail reste à faire sur l’urgence de cette mutation.

  1. agronome, association Solagro
  2. Groupement d’intérêt économique et environnemental
  3. Plan National Nutrition Santé
  4. Projets Alimentaires Territoriaux

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