Publié le 19 novembre 2019 |
0La personnalité juridique des animaux (1/3)
Par Florence Burgat, directrice de recherche INRA, UMR 8547 CNRS-ENS
Depuis 2015 le Code civil (art. 515-14) dispose que « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens. » Au colloque Droits et personnalité juridique de l’animal organisé par la Fondation Droit Animal, Ethique et Sciences (voir ici) Florence Burgat s’est élevée en philosophe, avec force, contre cette contradiction que par ailleurs, tous les juristes présents ont soulignée.
La raison se rebelle en constatant que le droit positif bafoue le principe de non-contradiction, énoncé par Aristote, selon lequel il est impossible de poser ensemble A et non A dans la même proposition.
Définir les animaux comme des choses, ou des biens, et les traiter comme tels est le fruit d’une décision, et non d’une quelconque ignorance de ce que sont les animaux. Définir les animaux par leur sensibilité, afin de les distinguer des biens ou des choses, et continuer de les soumettre à leur régime, est une contradiction qui énonce le mal qu’elle fait — et l’entérine.
Ainsi que l’ont noté plusieurs juristes ou philosophes du droit, la scène du droit n’a pas grand-chose à voir avec la scène de la nature. Le droit est la création d’un champ autonome, qui rompt notamment avec les exigences philosophiques. Il produit et se nourrit de fictions, il est « l’espace du “comme si“ »1. Par exemple, faisons comme si les animaux étaient des choses. Mais la fiction juridique n’est pas rhétorique. Elle se mue en réalité ; ce qu’énonce le droit positif est performatif : l’énonciation entraîne ipso facto l’action.
Soucieuse du fondement des décisions prises par le législateur, la raison s’interroge sur la toute-puissance du droit qui fait plier le réel et contraint certaines de ses parties à entrer dans des catégories qui les brisent. Le cas des animaux est à cet égard exemplaire : soumis au régime des choses, ils deviennent dans le monde réel des choses et plus précisément des biens consomptibles, c’est-à-dire dont l’usage implique la destruction. Loin d’avoir émancipé les animaux de certains usages violents ou létaux, les progrès scientifiques et techniques ont au contraire intensifié, diversifié et décuplé ces usages. La lecture de la législation portant sur les animaux pousse au constat troublant que nous préférons les animaux morts plutôt que vivants. En effet, les réglementations encadrent et légalisent la mise à mort de millions d’entre eux dans les abattoirs, les laboratoires, dans les campagnes, les forêts ou les eaux. Pourquoi tenons-nous tant à notre droit de tuer les animaux ? Qu’est-ce qui se joue dans cette répétition indéfinie et qui s’amplifie ?
Nonobstant, le législateur définit les animaux comme des « êtres vivants doués de sensibilité ». Il affirme ainsi qu’ils sont les sujets d’une vie de conscience. La directive de 2010 sur l’expérimentation rappelle que les animaux ressentent « la douleur, la souffrance et l’angoisse », qu’ils ont « une valeur intrinsèque qui doit être respectée »2.
Selon une solide tradition philosophique, la sensibilité constitue le critère nécessaire et suffisant à la reconnaissance de droits forts. La sensibilité oblige ; elle est ce que la philosophie nomme un « critère moralement pertinent ». « Il semble, écrit Rousseau, que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible, qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre »3.
Pourtant, la perspective d’inclure les animaux dans le cercle des personnes suscite souvent une réticence, probablement parce que le langage courant assimile personne et être humain. Mais l’histoire de la notion de personne nous apprend que les entités qu’elle désigne sont aussi multiples que diverses. Certaines définitions de la personne sont de nature psychologique (sentiment d’une identité qui persiste au fil des expériences) ; la théologie chrétienne parle de Dieu en trois personnes ; pour le christianisme comme pour l’humanisme métaphysique, l’être humain et lui seul jouit de « l’éminente dignité de la personne » ; pour les kantiens, en revanche, l’être humain et la personne ne coïncident pas. Selon l’un d’eux, Hugo Tristram Engelhardt, les êtres humains qui ne sont pas encore ou plus des personnes, qui ne sont pas ou plus des agents moraux, des individus autonomes, conscients d’être les auteurs de leurs actes, sont, certes (je cite) des « membres de l’espèce humaine. Mais ils n’ont pas, en eux-mêmes et par eux-mêmes, de statut au sein de la communauté morale »4. Ainsi est-ce sur la base de « l’utilité sociale » que l’on traitera ces individus « comme s’ils étaient des personnes »5.
Se dessine alors une définition prescriptive de la personne. On décrit un individu, mais on le déclare être une personne. Le droit décide de lui attribuer une valeur morale qui impose de le traiter comme une fin et jamais simplement comme un moyen.
Le droit romain classait les esclaves parmi les biens, tout en sachant qu’ils étaient en vérité des hommes identiques à ceux qui étaient rangés parmi les personnes. La qualité de « personne », qu’elle soit offerte ou refusée, n’a, on le voit, pas grand-chose à faire des critères de validation : le législateur peut déclarer qu’un homme est un bien ou qu’un embryon est une personne. L’octroi de la qualité de personne ne répond pas d’abord à un ensemble de critères positifs, descriptifs.
Mais le souci philosophique du fondement conduit à ancrer la prescription de droits fondamentaux dans la sensibilité. Des individus aux qualités et attributs profondément différents peuvent être des « personnes » dès lors que ce que l’on prend en compte, c’est le mal qui peut leur être fait : douleur, souffrance, angoisse.
Ces dernières années, des tribunaux ont accordé à certains animaux, dont les dauphins, qui ne ressemblent pourtant pas aux humains, le statut de « personnes non-humaines » et de « sujets de droits ». Ce que nous savons des animaux ne nous y invite-t-il pas ? Des éthologues, au vu du caractère fondamentalement individué des animaux utilisent la notion de « personne animale ».
Que l’on se tourne vers la démarche fondatrice propre au droit naturel — fonder le droit sur la nature des choses, ou, vers celle, inverse, propre au positivisme juridique — le droit n’est rien d’autre que ce que l’on décide, la tâche du défenseur des droits des animaux est doublement justifiée. Car, d’un côté, le droit positif reconnaît explicitement les critères qui fondent les droits (sensibilité, douleur, souffrance, angoisse) de l’autre, il édicte des règles qui piétinent radicalement les intérêts des animaux, des règles qui sont en totale contradiction avec les définitions de l’animal qu’il a par ailleurs posées.
Être sensible, ressentir la douleur, la souffrance et l’angoisse et, dans le même temps, être implacablement soumis aux pires des traitements, voilà qui ne saurait être trop longtemps toléré. Ranger les animaux du côté des personnes introduirait dans le droit une lisibilité autre que celle dictée par la puissance de l’argent et des lobbys, d’une part, mais aussi, par le sentiment que nous sommes dans notre bon droit en instituant leur mise à mort, d’autre part — comme si aucune autre relation que celle qui se termine dans le sang n’était envisageable entre eux et nous.
- Bernard Edelman, Quand les juristes inventent le réel. La fabulation juridique, Paris, Hermann, « Le bel aujourd’hui », 2007, p. 196.
- Respectivement, § 6 et 12
- Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, tome III, La Pléiade, Paris, 1964 [1755], p. 126
- Hugo Tristram Engelhart, Les Fondements de la bioéthique [1986], traduit de l’américain par Jean-Yves Goffi, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Médecine & Sciences humaines », 2005, p. 192
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Ibid., p. 208.