Engrais, élevage, légumineuses : les enjeux d’une indépendance azotée pour l’agriculture européenne
Le système agricole européen est structurellement dépendant d’importations d’engrais azotés de synthèse (ou de matières nécessaires à leur fabrication) et de protéines végétales pour l’alimentation animale. Une situation qui le dans une situation de fragilité vis-vis de plusieurs pays et de dépendance aux énergies fossiles. Le contexte actuel (augmentation des importations d’engrais russes, autonomie stratégique de l’UE) invite à penser son indépendance azotée. En actionnant quels leviers et à quel prix ?
Par Etienne Schultz et Guy Richard, INRAE – Direction de l’expertise scientifique collective, de la prospective et des études –, pour le 18ème numéro de la revue Sesame (… parution en décembre 2025).
70% des apports dans le système agri-alimentaire européen sont perdus dans l’environnement
La dépendance européenne aux engrais et aux protéines végétales renvoie tous deux à un enjeu majeur, l’azote, fortement présent dans les protéines végétales et déterminant pour la productivité des cultures Or les flux d’azote tiennent bien davantage de la cascade que du cycle, avec des pertes et des impacts à tous les niveaux1 : environ 70% des apports dans le système agri-alimentaire européen sont perdus dans l’environnement2, entraînant des impacts négatifs majeurs en termes de biodiversité, d’émissions de gaz à effet de serre, de qualité de l’eau et de l’air, menaçant la santé humaine et celle des écosystèmes. L’azote utilisé en agriculture est donc à l’intersection d’enjeux géopolitiques, énergétiques, environnementaux, économiques et de santé publique.
Peut-on réduire ces dépendances ainsi que les pertes dans l’environnement et les impacts négatifs associés ? Il n’est pas rare d’entendre évoquer l’élevage, via ses effluents, comme levier de substitution de la fertilité minérale. Qu’en est-il vraiment ? Quels enseignements tirer de la place de l’élevage en agriculture biologique qui exclut les engrais de synthèse ? Et finalement, quels leviers pour augmenter l’autonomie azotée de l’agriculture européenne ?
Rappelons d’abord qu’iI y a seulement quatre sources d’entrée d’azote dans le système agricole européen (terres cultivées et prairies permanentes) selon les données issues de Billen et al. (2024) : les engrais minéraux de synthèse (environ 55 % des entrées), la fixation symbiotique grâce aux légumineuses (environ 18 %), les dépôts atmosphériques (environ 13 %) et les importations d’alimentation animale (environ 13 %). Les effluents d’élevage contribuent certes à la fertilisation (environ 25 % des apports d’azote sur les terres cultivées) mais cet azote n’a pas été créé par les animaux d’élevage, il provient exclusivement de leur alimentation : fourrages issus des prairies (via les légumineuses fourragères), céréales ou légumineuses à graines, et donc indirectement des entrées listées au-dessus. Les engrais organiques comme les effluents d’élevage ne sont ainsi pas une alternative à la fertilisation de synthèse ou aux importations de protéines végétales mais plutôt leur produit.
Au premier rang, les légumineuses
(…) le développement des légumineuses constitue la seule source d’azote soutenable.
Atténuer les dépendances implique de réduire ou supprimer deux des quatre sources : engrais azotés de synthèse et aliments riches en azote pour les animaux d’élevage, qui représentent ensemble quasiment 70 % des entrées d’azote. Pour les compenser, on ne peut pas jouer sur les dépôts atmosphériques dont l’augmentation traduirait une pollution plus forte. Dès lors, l’augmentation de la fixation symbiotique et donc le développement des légumineuses constitue la seule source d’azote soutenable. Ces légumineuses à graines ou fourragères sont implantées dans des prairies dans les terres cultivées, en cultures principales, intermédiaires ou associées. Plus de la moitié des entrées d’azote via la fixation symbiotique est liée aux légumineuses fourragères en Europe. Elles jouent donc un rôle prépondérant par rapport aux légumineuses à graines pour deux raisons de nature différente : elles sont souvent pluriannuelles3 et fixent davantage d’azote en moyenne et elles occupent aujourd’hui une superficie bien plus importante. Les légumineuses fourragères peuvent soit alimenter des animaux d’élevage ou des méthaniseurs, les effluents d’élevage ou le digestat étant utilisé pour fertiliser les parcelles de cultures, soit être détruites sur place (cultures intermédiaires) ou fauchées et apportées sur des parcelles de culture (transfert d’engrais vert) où elles se décomposeront. La gestion de l’azote fixé par les légumineuses (et, dans le cas des prairies, son transfert vers les terres cultivées) constitue ainsi un enjeu central pour un système agricole qui s’appuierait nécessairement sur la fixation symbiotique.
L’élevage, un rôle de second ordre…
Environ trois quarts de l’azote mobilisé dans le système agricole est utilisé pour l’élevage.
L’élevage peut y jouer un rôle. C’est le cas en agriculture biologique en France où un peu plus de la moitié des apports d’azote aux terres cultivées se fait sous formes d’effluents d’élevage4. Mais les autres voies citées au-dessus existent aussi pour valoriser cet azote. L’élevage pose deux autres défis. Premièrement, la circulation de l’azote dans les systèmes d’élevage est à l’origine de pertes importantes : le passage par les productions animales non seulement « ajoute une étape » (par rapport à l’utilisation directe en alimentation humaine ou au retour au sol) et augmente donc les risques de perte, mais il rend surtout l’azote plus mobile et réactif, ce qui accroît le phénomène. Deuxièmement, aux niveaux actuels de cheptels et de production animale, l’élevage crée des besoins en azote très importants pour l’alimentation animale. Environ trois quarts de l’azote mobilisé dans le système agricole est utilisé pour l’élevage, alors que le double impératif d’indépendance et de réduction des pertes1 impose justement une réduction de ces apports. Dans la mesure où il impose une augmentation des entrées et des pertes, l’élevage apparaît ainsi aujourd’hui bien plus, dans son organisation actuelle comme un facteur de déséquilibre et de dépendance que comme un facteur de fertilité des agrosystèmes. Ce constat s’inscrit dans un contexte où la consommation de protéines animales est plus élevée que nécessaire5, avec des conséquences établies en termes de santé publique (notamment en lien avec la consommation de viande rouge, produits transformés et charcuterie)6.
Sachant qu’une réduction significative des apports d’azote7 se traduirait par une baisse des rendements et donc des volumes de production (à surface égale), il y aurait alors moins de produits à répartir entre alimentation humaine, alimentation animale, exportations et usages non-alimentaires. Cependant des marges de manœuvre existent car les exportations (un peu plus de 20 % de l’azote des productions végétales) et, surtout, l’alimentation animale (55-60 %) représentent des postes très importants, supérieurs à l’alimentation humaine domestique (autour de 15 %). Autrement dit, ce sont bien les volumes actuels d’exportations et de productions animales qui, poussant à de hauts rendements, nécessitent des apports d’azote élevés ; lesquels à partir d’un certain seuil, sont mal absorbés par la plante et se perdent dans l’environnement. Ainsi, diminuer les entrées d’azote tout en satisfaisant les besoins alimentaires des Européens impose des changements importants dans l’allocation des productions végétales et donc dans les systèmes d’élevage et les exportations.
Des scénarios prospectifs permettent de se projeter dans un système agricole qui se passerait d’engrais minéraux et d’importations de protéines végétales. Par exemple, ceux de Billen et al. (2024) qui envisagent une Europe sans fertilisants et pesticides de synthèse, avec une diversification des rotations, une reconnexion des cultures et de l’élevage et des régimes alimentaires moins riches en protéines animales. Ceux du projet CLINOrg (dans le cadre du métaprogramme INRAE Metabio)8 explorent, eux, un développement de l’agriculture biologique selon différentes modalités. Ces scénarios montrent tous que les effluents d’élevage jouent un rôle parfois non négligeable mais toujours de second ordre par rapport aux légumineuses dans les apports d’azote aux terres cultivées. L’un des scénarios CLINOrg envisage même une agriculture biologique sans élevage et sans effluent d’élevage. L’élevage n’est ainsi pas la seule voie de valorisation de l’azote fixé par les légumineuses, y compris fourragères.
Mais ces prospectives exploratoires dessinent également les contours d’un élevage qui serait compatible avec une indépendance en azote et qui jouerait un rôle dans la disponibilité pour les cultures de l’azote fixé par les légumineuses. Il serait très différent d’aujourd’hui : une diminution des cheptels, a minima de 25%, une plus grande proportion de ruminants, une densité adaptée aux ressources locales, une alimentation basée sur les légumineuses fourragères. Par ailleurs, les défis diffèrent selon qu’ils concernent les ruminants et les monogastriques (porcs, volailles…). Ces derniers, au-delà de la valorisation de co-produits, jouent un rôle réduit dans l’autonomie azotée et la gestion de la fertilité. Du fait de leur alimentation basée sur les céréales, ils pâtiraient aussi fortement d’une réorientation des productions végétales. Les nourrir exclusivement de co-produits, résidus ou surplus, tel qu’imaginé dans les scénarios d’agroécologie ? Cela impliquerait une contraction très forte de la production et du cheptel.
Concernant les ruminants, qui consomment aujourd’hui en France un peu plus de la moitié des tourteaux de soja et un tiers des céréales utilisées en alimentation animale9, des changements tout aussi profonds sont scénarisés : extensification, transformation des rations, redistribution territoriale et peut-être développement des petits ruminants (ovins, caprins) au détriment des bovins.
D’un enjeu agronomique à des choix politiques et sociaux
Il y a des arbitrages à opérer qui renvoient à des choix politiques et sociétaux.
D’un côté, certains impératifs géopolitiques et le respect des limites environnementales convergent vers la nécessité d’une baisse des apports d’azote. De l’autre, les exportations et surtout les productions animales exigent le maintien, voire l’augmentation des niveaux actuels. Il y a là des arbitrages à opérer qui renvoient à des choix politiques et sociétaux : quels objectifs donne-t-on à notre agriculture, en termes de volumes de production, d’impacts environnementaux, d’échanges internationaux ? Comment arbitre-t-on entre les différents intérêts géopolitiques et économiques qui sous-tendent l’un et l’autre choix ?
Des marges de manœuvre existent, telle la réallocation de la biomasse déjà évoquée. Ainsi, à alimentation humaine constante, une plus grande proportion pourrait être allouée aux exportations en diminuant les volumes voués à l’alimentation animale. Dans ce cas, une baisse des apports d’azote pourrait avoir un impact limité sur les exportations de productions végétales en jouant sur la quantité d’azote allouée aux systèmes d’élevage. On pourrait aussi rajouter dans l’équation les usages non-alimentaires de la biomasse, ressource très convoitée pour la décarbonation.
L’Europe importe aujourd’hui plus qu’elle n’exporte en azote.
L’Europe importe aujourd’hui plus qu’elle n’exporte en azote, protéines et même calories. Des scénarios agroécologiques (Billen, TYFA, Agriculture européenne sans pesticides) impliquant des changements de régime alimentaire, montrent qu’il est possible de réduire voire de supprimer les apports d’azote sous forme d’engrais de synthèse et d’aliments pour le bétail, permettant à l’Europe de redevenir exportatrice nette, malgré des volumes d’exportations parfois réduits10. Notons que dans le cas de la France, une partie importante des exportations de céréales sert à l’alimentation animale, souvent de pays européens, et contribuent donc aux pollutions azotées dans certaines régions d’élevage intensif.
Si ce type de position donne la priorité à l’autonomie azotée avec en contrepartie des volumes de productions animales et d’exportations moins importants, d’autres, au contraire, défendent des volumes de production animale et d’exportations importants associés de fait à des importations d’azote et des impacts environnementaux et sanitaires négatifs.
Le contexte actuel pourrait conduire à une convergence d’enjeux géopolitiques, de soutenabilité environnementale et de santé publique, via la première option. Cela implique néanmoins de changer les termes d’un débat sur l’azote en agriculture aujourd’hui caractérisé par deux angles morts majeurs : un flou sur les entrées d’azote réelles dans le système agricole, et une absence de questionnement sur les besoins en azote du système agricole en lien avec les volumes de production animale et d’exportations. Cela oblige par ailleurs à ne pas occulter les enjeux économiques et sociaux. Car une baisse des volumes de production, un développement des légumineuses et une réorganisation majeure des flux agricoles et alimentaires nécessitent des investissements majeurs en termes d’organisation de filières et des territoires, de nouvelles stratégies des différents opérateurs et une nouvelle organisation du système agri-alimentaire.
Lire aussi
- Peyraud et al. (2012)
- Les données à l’échelle européenne sur l’azote de ce texte sont issues de Billen et al. (2024)
- Barbieri et al. (2023), Voisin & Gastral (2015)
- Vergely et al. (2024)
- Vieux (2022), Darmon et al. (2025), Fouillet et al. (2023)
- Voir par exemple Willett et al. (2019)
- Billen et al. (2024), Leip et al. (2022), Duru et Thérond (2023)
- Borghino (2025)
- Fiche 3, Maele
- Billen et al. mais aussi dans deux des trois scénarios d’Agriculture Européenne sans Pesticides Chimiques ou dans le scénario TYFA.
