Sciences et société, alimentation, mondes agricoles et environnement


De l'eau au moulin

Publié le 21 octobre 2022 |

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Dans les îles, l’impensé des infrastructures agricoles

Par Naïla Bedrani, doctorante en sociologie, et Hélène Bailleul, maîtresse de conférences en aménagement et urbanisme (UMR Espaces et Sociétés-ESO, Université Rennes 2) ; Jean-François Inserguet, maître de conférences en droit de l’urbanisme, Institut du droit public et de la science politique, Université Rennes 2

La recherche action SOFIANE porte sur les dynamiques des activités agricoles des îles de l’Ouest français (16 îles disposant du statut communal ou intercommunal) et leurs possibles futurs. Soutenu par la Fondation de France, les Régions Bretagne et Pays de la Loire, ce projet rassemble des chercheurs du CNRS (unités ESO et ARENES) et l’association Réseau Agricole des Îles Atlantiques (RAIA)1.

Les îles de l’Ouest français sont des territoires très dépendants du continent pour leur approvisionnement alimentaire. Yeu, Belle-Île-en-Mer, ou Bréhat dépendent à 95% de ces importations. Dans ce contexte, des collectivités, des citoyens et des professionnels tentent d’accroître l’autonomie de ces territoires par le maintien ou le redéploiement d’une agriculture insulaire. Les activités agricoles sont aussi de plus en plus plébiscitées pour leurs externalités positives : elles contribuent au maintien d’une dynamique socio-économique à l’année, à l’entretien des paysages et d’une biodiversité souvent remarquable, ou encore, à diversifier l’offre touristique.

Pourtant, sur le terrain, les agriculteurs et les collectivités locales insulaires sont confrontés à de nombreuses difficultés. L’une d’entre elles concerne le renouvellement et l’installation des infrastructures agricoles, en lien avec le droit de l’urbanisme. Bien que toutes les îles possèdent des caractéristiques différentes entre elles – en termes de superficie, de population, de dynamique économique, de trajectoire agricole, d’organisation administrative ou de politiques menées – les activités agricoles qui s’y déroulent se heurtent à des verrous réglementaires similaires.

Quel rôle jouent les documents d’urbanisme dans les difficultés rencontrées pour maintenir une production agricole locale ? Quelles solutions à ces blocages peuvent être repérées parmi les initiatives en cours dans les différentes îles ? 

Les infrastructures agricoles, de quoi parle-t-on ? 

Bien qu’une grande partie de la production agricole se déroule en extérieur, sur le foncier de l’exploitation, les infrastructures (hangar, stabulation, tunnel, chambre froide, atelier de transformation, salle de vente, vestiaires, etc.) sont indispensables à l’exercice du métier d’agriculteur. Trois fonctions leur sont généralement reconnues : la production dite primaire ; les activités dans le prolongement de l’acte de production (la transformation par exemple) ; le logement de fonction.

Le maintien et le développement des activités agricoles nécessitent le renouvellement régulier de ces infrastructures, ce qui implique de déposer des demandes d’autorisation d’urbanisme. Certaines de ces infrastructures, bien que réversibles et mobiles (tunnels, construction modulaire, habitat léger, etc.), sont aussi soumises à autorisation. De plus, une diminution, voire une disparition, du parc immobilier à vocation agricole est constatée dans les îles. Cette situation est causée par des changements de destination du bâti agricole (autorisés ou non), la rétention à but spéculatif ou encore la perte de fonctionnalité en lien avec la configuration du voisinage ou du bâti lui-même.

Lieu de vente directe et hangar agricole dans le prolongement, enclavés dans un hameau (Belle-Île-en-Mer, 2022) Crédit photo : Mary Anne Bassoleil.

Alors que le contexte socio-économique des îles raréfie les infrastructures agricoles, leurs évolutions, tout comme la construction de nouvelles installations, sont très souvent entravées par l’application et l’interprétation du droit de l’urbanisme littoral.

Protections paysagères et environnementales et insularité : des effets “collatéraux” pour les activités agricoles

Les îles font l’objet d’un empilement de dispositifs à vocation de protection environnementale et paysagère : leur richesse biologique et patrimoniale est fragile. L’emprise spatiale de ces dispositifs est très importante, sans commune mesure avec la tendance observée à l’échelle du littoral continental des régions Bretagne, Pays de la Loire et Nouvelle-Aquitaine (Figure 1). Rappelons que la plupart de ces dispositifs, pris un à un, n’ont pas vocation à exclure l’usage agricole de leur périmètre.

Figure 1.

Les îles sont aussi des territoires intégralement concernés par la loi Littoral et pour définir les périmètres à urbanisation restreinte ou interdite, cette loi s’appuie sur les dispositifs ci-dessus. Dans les îles, cela aboutit donc au classement de larges superficies en « espaces proches du rivage », « espaces remarquables » ou « espaces naturels et agricoles inconstructibles » dans les documents d’urbanisme locaux. Cela tend à limiter drastiquement, voire à interdire, l’urbanisation même si celle-ci a une finalité agricole. Ces territoires insulaires ne disposent pas non plus d’arrière-pays non concerné par la loi Littoral où pourraient s’implanter les infrastructures agricoles. Il est donc de plus en plus souvent impossible d’installer ou de renouveler les infrastructures agricoles dans les îles (Figure 2). 

Figure 2.

De plus, l’enjeu de la constructibilité agricole est peu pris en compte lors de l’élaboration des documents d’urbanisme locaux, ce qui accroît les difficultés.

Les enjeux agricoles dans les documents d’urbanisme locaux

La multiplicité des intervenants (collectivités, bureaux d’étude, personnes publiques associées, population locale, etc.), des instances et des sujets à traiter dans les processus d’élaboration des SCoT et PLU favorisent l’invisibilité des enjeux agricoles. Supplantée par les enjeux de constructibilité à vocation économique (secondaire et tertiaire) ou résidentielle, la constructibilité à vocation agricole est peu débattue et se limite souvent à protéger le foncier agricole de l’urbanisation.

De plus, la délégation aux organismes professionnels du diagnostic et de la concertation portant sur les enjeux agricoles aboutit à un cloisonnement du sujet, ce qui le marginalise lors de l’élaboration des documents d’urbanisme.

L’absence de prospective territoriale agri-alimentaire, au-delà du recensement des projets à moyen terme des exploitants en place, y contribue également. Quand ils sont évoqués dans les PADD, les enjeux agricoles peinent à trouver une traduction concrète dans les règlements et zonages. La récente loi ELAN (2018), en modifiant la loi littoral, a autorisé la construction d’infrastructures nécessaires aux activités agricoles, en zone A « simple » des PLU. A l’exception de Belle-Île-en-Mer qui dispose d’une zone A relativement vaste, cette nouveauté ne change pas la situation des autres îles : il y a des îles sans aucune zone A « simple » alors qu’il y a bien des exploitations agricoles.

Enfin, considérant que l’inconstructibilité n’interdit pas l’usage agricole de la terre, les urbanistes de l’Etat, des bureaux d’étude et des collectivités ont tendance à promouvoir et privilégier l’inconstructibilité totale des espaces non urbanisés, en occultant le lien fonctionnel entre infrastructures agricoles et parcellaire exploité. 

La loi Littoral laissant une place importante à l’interprétation locale pour tenir compte des particularités territoriales, les rapports de force et le poids symbolique des acteurs et des activités agricoles au niveau local influencent fortement la traduction de ce texte dans les documents d’urbanisme. Dans les faits, certains PLU des communes insulaires ayant connu une forte déprise agricole sont plus restrictifs que la loi Littoral vis-à-vis des infrastructures agricoles (Poirot, 2021 ; Ollivier, 2021). D’autres PLU, tels que ceux des îles ayant conservé un tissu agricole dynamique au cours du XXe siècle, intègrent mieux ces enjeux d’infrastructures et mobilisent les possibilités d’adaptation au contexte local.

Entre action locale de développement et outils de planification

Deux types de configurations locales favorisent la prise en compte de la constructibilité agricole dans les documents d’urbanisme des îles.

A Batz, Ré et Noirmoutier, les agriculteurs sont nombreux et organisés en filières structurées, principalement dans le cadre coopératif. Leur poids historique et économique en fait des acteurs incontournables de la vie sociopolitique locale et contribue bien souvent au rayonnement de l’île à travers des produits phares exportés : vins, eaux-de-vie et pommes de terre primeur confortées par des SIQO ou des marques privées qui mettent en avant l’origine géographique (Bedrani, 2019).

La deuxième configuration favorable est l’existence d’un projet politique local de développement agricole et alimentaire porté par la collectivité qui en attend de potentielles aménités dans une perspective de développement territorial (circuits courts, emploi, paysage, tourisme, etc.) Dans les îles d’Oléron et d’Yeu, deux outils ont été mobilisés depuis près d’une décennie : la charte de développement agricole adossée à un programme d’action puis le Projet Alimentaire de Territoire (PAT). Pour faire vivre ces stratégies agri-alimentaires, des instances de concertation et des moyens humains sont mobilisés sur le long terme.

Ces outils contribuent à une démarche prospective et à un décloisonnement des politiques publiques locales. Cela facilite la traduction opérationnelle de ces stratégies dans les documents de planification dont elles dépendent pour leur volet infrastructurel. Le défi de la co-construction avec la profession agricole, dans toute sa diversité et dans la durée, y trouve aussi meilleure réponse.

Perspectives

Dans ces îles intégralement concernées par la loi Littoral, l’enjeu de la constructibilité agricole peut devenir insoluble, entre exigüité du territoire, pénurie d’infrastructures et impossibilité d’en construire de nouvelles. Seulement deux agriculteurs, l’un à Batz, l’autre à Noirmoutier, exploitent du foncier insulaire et ont leur siège d’exploitation sur le continent proche. Aucun des deux ne se voient durer dans cette configuration complexe pour l’exercice de leur métier.

Maintenir un parc fonctionnel d’infrastructures agricoles sur le long terme nécessite aussi d’explorer la question de la propriété pour éviter les changements d’usage et garantir leur vocation au-delà de la carrière des agriculteurs en place. La planification territoriale ne peut résoudre à elle seule la question de la pérennité des infrastructures. Certaines collectivités ont déjà mis en place des infrastructures agricoles en propriété communale (Ré, Arz, Ouessant, Aix) ce qui a aussi facilité l’acceptation de ces projets par les services de l’Etat soucieux d’enrayer la dynamique d’urbanisation et ses effets controversés. A Yeu, la mairie et les citoyens sont mobilisés au sein de la SCCI Terres Islaises pour détenir collectivement du foncier et du bâti agricole à destination de projets en agriculture biologique. Cette SCCI, ainsi que le l’association Réseau Agricole des Îles Atlantiques (RAIA), réfléchissent actuellement à la mise en œuvre d’infrastructures agricoles réversibles, afin d’en limiter encore plus drastiquement l’impact sur le long terme.

Toutefois, la loi Climat et Résilience promulguée en 2021 va rebattre les cartes de la constructibilité des territoires littoraux vulnérables au recul du trait de côte. Pour les îles de petites superficies comme pour celles de faible altitude (voire en dessous du niveau de la mer), un nouveau cadre réglementaire et jurisprudentiel va contribuer encore un peu plus à complexifier l’enjeu des infrastructures agricoles.

Références bibliographiques

Bedrani N., 2019. « L’agriculture insulaire : une activité en sursis ? », Communication au colloque ILES 2019, Brest, 17 octobre 2019.

Ollivier L., 2021. Documents d’urbanisme et activités agricoles insulaires. Quel rôle pour le Plan Local d’Urbanisme dans le maintien et le développement de l’activité agricole insulaire ? L’exemple de l’île de Bréhat., Mémoire de Master 2, Rennes, Université Rennes 2, 128 p.

Poirot M., 2021. Interactions entre documents d’urbanisme et activités agricoles : comment concilier les règles d’urbanisme d’un territoire insulaire avec le maintien et l’évolution de l’activité agricole à Belle-Île-en-Mer ?, Mémoire de Master 2, Lille, Université de Lille, 144 p.

  1. Retrouvez l’ensemble des travaux de recherche sur www.raia-iles.fr

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