À mots découverts

Published on 8 avril 2020 |

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[Collapsologie] Comment faire face au déclin énergétique qui s’annonce ?

Par Laura Martin-Meyer

A l’heure où la crise du coronavirus donne une résonance particulière aux théories de l’effondrement, que recouvrent ces expressions dont tout le monde parle, de la collapsologie à l’effondrement, en passant par la catastrophe ? C’est la question à laquelle nous avons tenté de répondre, dans un premier article intitulé « Collapsologie : qui aura le dernier mot ? ». A travers cet entretien, Luc Semal* fait le point sur la réception de ces thèses par le public et attire l’attention sur une idée qui lui est chère : loin d’être démobilisateur, le catastrophisme pourrait être « un véritable aiguillon démocratique », à condition que nous veillions à concilier les réponses apportées à la crise écologique globale à des impératifs de justice sociale. Un échange éclairant sur le projet écologiste, ses questionnements et pistes d’actions à mener dans un monde à court de ressources… Ferons-nous le choix du partage ou de l’explosion des inégalités ?

Comment les individus ou les groupes sociaux reçoivent-ils les thèses et discours de la collapsologie ? A ce sujet, on entend dire tout et son contraire : tantôt ces derniers seraient démobilisateurs, tantôt ils encourageraient à l’action.

Luc Semal : Ce que je peux dire, à partir de mes travaux, c’est que l’idée reçue selon laquelle les discours catastrophistes seraient nécessairement démobilisateurs n’est pas confirmée par les faits. Depuis plus de douze ans j’observe des mobilisations écologistes à dimension catastrophiste où des individus et des groupes s’activent beaucoup. L’histoire de l’écologie politique est faite d’individus et de groupes qui se mobilisent à l’ombre des catastrophes. Bien sûr, il peut arriver que certaines personnes soient comme phagocytées par l’angoisse et se démobilisent complètement. Ce genre de sidération démobilisatrice peut exister. Mais ce serait absurde de réduire le catastrophisme écologiste à cela. La catastrophe est en cours, beaucoup de militants le savent ou le pressentent, mais ils se mobilisent quand même pour enrayer la chose, ou au moins pour en limiter les dégâts.
Du coup, je ne pense pas que le discours de la collapsologie puisse être décrit comme intrinsèquement mobilisateur ou démobilisateur. En réalité la réception de ce discours n’est pas homogène. On voit une grande diversité de réactions selon les groupes sociaux et les situations individuelles. Il y en a sans doute qui s’orientent vers des pratiques survivalistes ou crypto survivalistes, presque de bunkerisation. Mais il y en a d’autres qui s’inscrivent dans des trajectoires plus ouvertes et coopératives, en s’inspirant de la permaculture. D’autres s’investissent dans des actions politiques, au sein de groupes comme Extinction rébellion, Alternatiba ou encore le mouvement de la décroissance. Et puis surtout, beaucoup de gens s’interrogent sur l’effondrement mais sans nécessairement embrasser toutes les propositions et toutes les hypothèses de la collapsologie : de ce point de vue-là, la réception est souvent assez subtile, de la part d’acteurs qui conservent une part de réflexivité et d’esprit critique.

Pour certains, la collapsologie concourrait à dépolitiser le débat et ne serait réservée qu’à une frange aisée de la population, laissant sur le carreau celles et ceux qui n’arrivent déjà pas à joindre les deux bouts. Comment appréhendez-vous ces critiques et qu’en est-il du projet politique écologiste ?

La collapsologie et les perspectives catastrophistes ne conduisent pas intrinsèquement à une réponse plutôt qu’à une autre. Donc on ne peut pas dire qu’elles seraient intrinsèquement dépolitisantes. Elles peuvent l’être par certains aspects : avec la collapsosophie 1, par exemple, il y a un risque de surinvestir la question des émotions individuelles via des registres se rapprochant davantage du développement personnel que de l’analyse politique.
Mais pour moi qui travaille sur l’écologie politique, la perspective catastrophiste m’intéresse surtout pour sa capacité à faire émerger certains questionnements politiques. Plusieurs points sont à souligner ici. D’abord, le catastrophisme écologiste n’est pas nouveau. Cela fait plus de cinquante ans que l’écologie politique se pose la question de la catastrophe, d’abord à l’ombre de la bombe atomique et du risque d’apocalypse nucléaire, et ensuite à mesure que se développent les inquiétudes liées à la croissance démographique, aux pollutions, à l’épuisement des ressources, etc. Et dans ce registre, l’une des idées les plus subversives de l’écologie politique, c’est celle de la finitude : finitude des ressources, bien sûr, mais aussi finitude du temps dont on dispose. L’écologie politique alerte sur le caractère inédit, temporaire, irréversible et non reproductible de la civilisation thermo-industrielle fondée sur la combustion massive des énergies fossiles. La civilisation thermo-industrielle qui est la nôtre ne durera pas éternellement, et il n’y en aura pas une deuxième sur la même planète. Cette perspective insiste sur le caractère temporaire et transitoire de l’abondance permise par les énergies fossiles, même si cette abondance nous semble aujourd’hui aller de soi.
Or, paradoxalement, saisir cette finitude peut mener à une réflexion plus ambitieuse sur la démocratie. Comment parvenir à imaginer, à négocier et à mettre en œuvre une transition écologique démocratique vers l’après-pétrole et l’après-croissance ? Comment fait-on face, démocratiquement et collectivement, au déclin énergétique qui s’annonce ?Ce que j’observe, c’est que les mouvements écolos s’efforcent beaucoup de faire le lien entre question écologique et question sociale, par exemple à travers la notion de justice climatique qui a pris beaucoup d’ampleur en ce début de XXIe siècle. Tout cela découle d’un constat de finitude : si on pense que la croissance peut se poursuivre éternellement, alors la question du partage des ressources n’est pas urgente, il suffit de relancer la croissance pour enrichir les pauvres sans appauvrir les riches. Mais si la croissance devient impossible, parce qu’elle devient incompatible avec le maintien des conditions d’habitabilité du globe, alors la question du partage se repose, et en des termes très différents. Dans un monde fini, ferons-nous le choix du partage, ou celui de l’explosion des inégalités ? Pour l’instant, nous ne faisons pas celui du partage. Mais je pense que c’est le sens des luttes écologistes aujourd’hui, apprendre à consommer moins et à partager mieux dans un monde fini, dans un contexte où le temps dont nous disposons n’est pas infini.
Pour toutes ces raisons, la perspective catastrophiste ne me semble pas anti-démocratique. Je pense au contraire qu’elle pourrait être un véritable aiguillon démocratique.

Comment cela se traduit-il ?

Aujourd’hui, les sociétés industrielles sont piégées dans une situation qui impose de choisir entre aller au bout de la trajectoire climatique à potentiel apocalyptique sur laquelle nous sommes, ou s’astreindre à des réductions drastiques des émissions de GES et des consommations d’énergies fossiles. Or pour avoir un effet, ces réductions, ne nous voilons pas la face, devraient être vraiment drastiques et vraiment rapides. Ce ne serait pas du pur bonheur, ce serait surtout beaucoup d’efforts et de renoncements, en tout cas dans un premier temps. Et donc cela ne peut s’envisager qu’en posant d’emblée la question de la justice, de ce que serait une répartition socialement juste des ressources et des contraintes. Or on sait désormais, grâce à plusieurs études, qu’il y a une forte corrélation entre le niveau de revenus, la consommation d’énergie et les émissions de GES. Pour le dire vite, plus vous êtes riche, plus vous consommez d’énergie et plus vous émettez de GES. La conclusion à en tirer est qu’il serait indécent de mettre en œuvre une transition écologique qui pèserait sur les plus pauvres tout en laissant aux plus riches les moyens financiers d’échapper à toutes les contraintes.

La preuve ces derniers mois, avec la crise des gilets jaunes ?

Exactement. On a cherché à instaurer une taxe carbone qui aurait pesé lourdement sur les ménages les plus défavorisés… en même temps qu’on supprimait l’impôt sur la fortune, ce qui permet aux plus riches d’émettre et de consommer davantage en leur dégageant du pouvoir d’achat. Il n’est pas étonnant que cela fasse scandale et que cela soit inacceptable. Maintenant il resterait à imaginer plus concrètement une série de mesures qui permettraient d’initier une réduction drastique des consommations d’énergies fossiles pour tout le monde, tout en réduisant sérieusement les inégalités… La question de la répartition est fondamentale dans les théories démocratiques, donc il y a des choses à imaginer et à expérimenter, c’est certain. Mais l’accélération de la crise écologique et climatique est telle que l’évolution du contexte général prend une tournure très inquiétante.

*Luc Semal est maître de conférences en sciences politiques au Muséum national d’histoire naturelle, chercheur en Centre d’écologie et des sciences de la conservation (Cesco) et auteur de « Face à l’effondrement : militer à l’ombre des catastrophes » (PUF, 2019).
Photo : crédit-université-paris-1-panthéon-sorbonne

  1. L’approche philosophique de la collapsologie, définie par Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle dans leur ouvrage, « Une autre fin du monde est possible », Seuil, coll. « Anthropocène » (2018).

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