Publié le 5 février 2020 |
0[climat et agriculture] Il faudra toute une chaîne de transformations
Par Yann Kerveno
Il ne se passe plus un jour sans que le réchauffement ou le changement climatique fasse la une de la presse, des télés ou des radios. Si les constats sont largement détaillés, qu’en est-il des solutions ? Comment l’agriculture aujourd’hui se prépare-t-elle aux grandes évolutions annoncées ?
La dernière semaine de juin 2019 restera gravée dans la mémoire des campagnes, en particulier dans le Sud de la France lorsque l’air chaud a littéralement brûlé les cultures en quelques heures en flirtant avec les 45°C. Ce Sud méditerranéen est en première ligne du changement climatique qui voit les conditions méridionales migrer sans répit vers le Nord. Les sécheresses récurrentes ont amputé les rendements de la vigne depuis plus de vingt ans, les gels tardifs ont fait autant de dégâts que les orages de grêle. Telle est la palette des symptômes qui viennent chaque année tendre une situation économique de plus en plus difficile dans les exploitations… Thierry Caquet, directeur scientifique environnement à l’Inra, explique combien l’agriculture est rompue depuis des siècles à s’adapter, tactiquement, année après année. Mais il estime que cela ne sera plus suffisant et que les solutions se trouvent aujourd’hui dans des adaptations stratégiques et des transformations, parfois très profondes (voir l’interview “De maximiser à stabiliser”). Le changement climatique est désormais entré dans le quotidien de l’agriculture et de ses réflexions. « Aujourd’hui, les vignerons s’interrogent quand il s’agit de planter une nouvelle vigne, la réflexion est différente de celle qui pouvait prévaloir il y a cinq ou dix ans, témoigne Laurent Colombier, conseiller viticole à la chambre d’agriculture de Dordogne. Les sécheresses récentes ont marqué les esprits. Certains vignerons travaillent sur la question des couverts végétaux, on s’interroge aussi sur la taille et la surface foliaire de la vigne, la remise en culture de cépages autochtones… »
Plus au sud, la cave de Leucate, avec ses vignobles posés sur les bords de la Méditerranée, est confrontée à cette transition depuis plusieurs années. Dans ce territoire très exposé, l’échaudage de fin juin a coûté 10 % de la vendange 2019 et les aléas reviennent deux années sur trois. Parmi les solutions mises en place, cette cave expérimente en particulier depuis deux ans l’irrigation de la vigne à partir des eaux de station d’épuration.
Une multitude de mouvements
Mais son président délégué, Lilian Copovi, insiste sur un point : il n’y a pas de solution miracle. « Nous ne saurons nous adapter et maintenir la vigne ici que par une multitude de mouvements. Alors, oui, il y a cette ressource hydrique pérenne avec les stations d’épuration, mais il nous faudra aussi réaliser des forages. Nous testons comme beaucoup d’autres des cépages plus résistants à la sécheresse. Nous nous intéressons à l’agrivoltaïque, des parcelles plantées de panneaux solaires mobiles sous lesquels la vigne pousse et bénéficie d’ombre… » Dans un autre contexte pédoclimatique, dans le Gers, la cave de Plaimont a restauré puis fait inscrire un cépage à deux doigts de disparaître, le tardif (voir la revue Sesame n° 2).
La chambre d’agriculture des Pyrénées-Orientales teste pour sa part des cépages très méditerranéens potentiellement plus résistants, mais avec des profils aromatiques sensiblement éloignés des cépages aujourd’hui autorisés dans les appellations. « Ce sont des vins qui peuvent se révéler intéressants en assemblage, par exemple si cela apporte de l’acidité en complément des cépages traditionnels. N’oublions pas que le merlot n’était quasiment pas cultivé à Bordeaux au début du XXe siècle et qu’il est largement majoritaire aujourd’hui », précise Nathalie Ollat, directrice de l’unité mixte de recherche écophysiologie et génomique fonctionnelle de la vigne, Inra Bordeaux.
Dans le cadre du projet Laccave1, N. Ollat et ses collègues ont mis plusieurs scénarios en débat face à 500 professionnels du vin en leur proposant de se projeter sur un réchauffement de 0,7 à 1°C d’ici à 2050. « Avec de telles données, au Sud, la problématique majeure sera liée à l’eau, avec une baisse importante des rendements. Dans certaines zones, l’adaptation pourra se faire peut-être en prenant de l’altitude, mais il y aura surtout un vrai choix stratégique à faire autour de l’irrigation ou non des vignes. Mais avant, il faudra que les filières se posent la question de la façon dont elles valorisent leurs produits. Au Nord, les problématiques sont différentes. Le réchauffement pourra paraître plutôt bénéfique dans un premier temps mais, à moyen terme, des problèmes surgiront. Cela pourra affecter la qualité des vins, en particulier pour les blancs dont la composante aromatique sera touchée par des températures élevées, ou modifier le développement de maladies. » Des quatre scénarios proposés2, les 500 professionnels consultés ont surtout plébiscité celui qui fait la part belle à l’innovation pour s’affranchir de ces contraintes nouvelles.
La vallée de la mort de l’innovation
Logique, selon Nathalie Ollat : « C’est le scénario qui va permettre aux vignobles existants de perdurer, même si parallèlement de nouveaux vignobles se créeront ailleurs. Cela traduit un profond attachement à la manière dont la filière a été construite et organisée, à ce qu’elle véhicule en termes d’image, à ce qu’elle permet en termes de commercialisation. »
Cet attachement ne cache-t-il pas aussi quelque chose de plus profond ? T. Caquet explique : « Quand on bascule d’un modèle économique à un autre, il y a une période délicate de transition. L’invention, c’est super, puis, quand tout le monde l’a adoptée et que l’on peut considérer qu’elle a réussi, on a une innovation et entre les deux, il y a ce qu’on appelle la “vallée de la mort de l’innovation”. Nous en sommes là. » Alors comment faire ? « Nous allons passer par une période de transition avec des apprentissages à intégrer, de nouveaux équipements, de nouvelles variétés aussi, des changements de calendrier cultural. Il faudra investir dans la réflexion parce que cela forcera à se projeter dans un univers incertain. Et ça, pour la plupart d’entre nous, c’est extrêmement difficile à faire. Un des leviers, c’est d’accompagner la transition des exploitations en ayant une certaine garantie sur le fait que s’engager dans de nouvelles pratiques ne signe pas l’arrêt de mort possible de l’exploitation en cas d’accident. »
Foin de l’intensif
Si elle peut s’effectuer relativement rapidement pour les cultures annuelles, la transition sera plus délicate pour les cultures pérennes pour lesquelles les choix stratégiques portent sur 15 ou 30 ans. Ce ne sera pas beaucoup plus simple pour les systèmes d’élevage ou de polyculture élevage, même s’ils sont peut-être plus résilients de nature. « Selon les zones, les contraintes sont différentes. Mais les évolutions tendancielles ne sont pas assez frappantes pour provoquer les évolutions, estime Jean-Christophe Moreau de l’Institut de l’élevage. Ce n’est pas intuitif mais, si on regarde à 30 ans, l’évolution liée au changement climatique n’est pas spectaculaire, elle peut même être bénéfique dans certains cas avec une progression faible des rendements obtenue par l’accroissement du CO2 qui joue positivement sur la photosynthèse, compensant ainsi les pénalités liées au climat, comme le bilan hydrique en baisse ou les températures excessives. Étalée sur trente ans, cette évolution laisse largement le temps aux producteurs de s’adapter, ne serait-ce que par la progression des surfaces. » Ce qui change vraiment la donne, c’est bien la succession d’événements climatiques et d’années difficiles.
« À partir de nos modèles, nous pouvons envisager la fréquence avec laquelle les aléas peuvent se produire avec leur cortège de mauvais ensilage, de foin de mauvaise qualité, et nous avons demandé aux éleveurs de se positionner en fonction de cela. » La combinaison d’aléas, celle vécue en 2018 par exemple, qui voit le prix de la paille atteindre 150 euros la tonne, rend en revanche les adaptations impérieuses. « Les réflexions des éleveurs sont intéressantes sur ces sujets. Ils renvoient à la gestion de la ressource fourragère mais aussi au dimensionnement des stocks de sécurité. Il y a aussi bien sûr des réflexions sur les prairies et leur composition. »
Le fourrage est aussi le nerf de la guerre dans le Massif central. « L’analyse des données que nous étudions dans le cadre du programme AP3C3 nous indique clairement la tendance. Nous sommes sur une progression de 0,4 °C tous les dix ans, soit 4 degrés par siècle. La pluviométrie a évolué aussi, pas en quantité mais dans sa répartition. Nous enregistrons un recul au printemps et une augmentation en automne. Le troisième paramètre que nous avons regardé c’est l’évapotranspiration et, là, nous sommes à + 20 mm tous les dix ans. Une fois qu’on a combiné ces observations on se rend compte que nous avons aujourd’hui, dans le Puy-de-Dôme, trois à cinq mois secs par an contre deux ou trois mois par le passé. Là où nous avions une ou deux années à cinq ou six mois secs par décennie, depuis 2010 nous en avons compté quatre », explique Stéphane Viollot, technicien de la chambre d’agriculture du Puy-de-Dôme.
Des décalages de saisons
Ce que les observateurs voient se dessiner, c’est un décalage des saisons météorologiques avec des étés qui se prolongent en début d’automne et viennent bousculer des calendriers de travaux des champs. « Cela pose chez nous la question des semis de prairies. Jusqu’à récemment il fallait les faire avant le 1er septembre, aujourd’hui on peut passer jusqu’au 15 septembre… » Tout le travail mené dans le cadre d’AP3C a ensuite consisté à faire réagir les éleveurs pour les sensibiliser à ce qui est en train d’advenir. Et tenter d’élaborer des schémas d’adaptation. « La première réaction c’est peut-être chez nous de limiter la charge des animaux non productifs mais, en général, la plupart des options qui sont suggérées par les éleveurs tendent vers une désintensification, par l’agrandissement de la surface, la réduction du cheptel non productif ou le déplacement de surfaces de céréales vers des productions fourragères », rapporte Marie Tissot, coordinatrice du programme AP3C. « Mais, quelle que soit la piste d’adaptation retenue, on a toujours constaté une baisse de revenu. La réflexion des éleveurs c’est : “Que j’achète du fourrage ou que je réduise le troupeau pour faire avec ce que je produis, j’ai une perte.” Pour les fourrages, encore faut-il qu’il y en ait du disponible, et à quel prix ? Dans le cas de la baisse de cheptel, cela pourrait avoir des conséquences énormes sur la filière… » Certaines zones sont plus exposées que d’autres. « Nous avons par exemple les systèmes 100 % herbe de l’Aubrac qui valorisent aujourd’hui très bien leur territoire, de façon très efficace, mais qui ont très peu de leviers mobilisables pour s’adapter. »
Les agriculteurs seuls n’ont pas la clé
lLa réflexion de T. Caquet prend tout son sens, quand il évoque l’idée de transformation impliquant non seulement les exploitations mais aussi les territoires, par le passage de grands systèmes standardisés à l’éclatement des bassins de production en unités plus petites. « Le logiciel complet doit être revu. Il faut une rationalité agronomique, mais il faut aussi une rationalité économique, sociale et environnementale. Déverrouiller les systèmes socioéconomiques en place ne se fait pas en claquant des doigts. C’est une démarche collective, qui implique que le producteur et le système connecté à la production évoluent. Se diversifier si personne n’achète le produit, ça n’a pas de sens. Donc il est nécessaire qu’il y ait, en face des producteurs, des collecteurs et des transformateurs capables d’imaginer de nouveaux débouchés. Mais aussi qu’en bout de chaîne les consommateurs finaux soient enclins à bouger, qu’ils comprennent que leurs actes d’achat sont des leviers forts pour faire changer l’ensemble du système. »
Le consommateur devra donc lui aussi mettre la main à la pâte. Et au porte-monnaie ? « La transformation de l’agriculture va induire des coûts d’investissement, mais peut-être aussi des coûts de fonctionnement. Parce qu’on ne pratiquera plus de la même façon, précise Thierry Caquet, ce sont des coûts qu’il va falloir internaliser dans la filière. Comment partage-t-on cette internalisation ? Cela peut vouloir dire aller jusqu’au consommateur… Mais si on considère que c’est l’agriculteur qui doit internaliser ce coût, alors on peut arrêter tout de suite », prévient le chercheur. Avant d’ajouter : « À court terme, nous sommes devant des choix qui n’en sont pas. Il faut nous adapter tout en essayant de contribuer à la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, c’est-à-dire en stockant du carbone et en limitant les rejets de CO2, de méthane et de protoxyde d’azote. » C’est l’objectif du programme 4 pour 1000 qui peut permettre, sur le papier, de gommer l’augmentation prévue des émissions de gaz à effet de serre. En piégeant plus de carbone par le changement des pratiques agricoles.
Le système est fragile
Tous les témoignages recueillis montrent que les agriculteurs n’ont pas encore pris conscience du rôle qu’ils pouvaient jouer dans ce domaine. « Les agriculteurs subissent une pression psychologique très forte, ils essaient de trouver des solutions, mais ils le font dans un contexte où la survie économique à court terme est bien sûr leur préoccupation première. Les agriculteurs seuls n’ont pas la clé », ajoute Jean-François Soussana, membre du Giec et vice-président en charge de la politique internationale de l’Inra. « Penser qu’on va pouvoir maintenir le système à l’identique serait une erreur dramatique, juge Thierry Caquet. Le système est fragile, les intrants ne peuvent pas tout, le système d’assurances trouvera sa limite. Il faut que l’ensemble de la société évolue sur ces questions du climat. » Et qu’il y ait encore des agriculteurs dans les campagnes.
Lire aussi les interviewes complètes de Jean-François Soussana et Thierry Caquet.
Une vision très localisée. Même si le défi est de taille, il peut être relevé. L’agriculture l’a déjà fait, estime Jean-François Soussana : « Je pense que la révolution verte a été un défi comparable. Dans les années 1950 ou 1960, on était face à une catastrophe mondiale annoncée, avec 800 ou 900 millions de personnes en sous-nutrition et un risque important de crise. La communauté internationale a réagi en déployant dans chaque pays un paquet technologique avec des variétés, des engrais, des pesticides. La révolution verte a eu une grande efficacité, même si elle a généré des effets pervers sur l’environnement et sur le plan social parce qu’il y a eu de fortes inégalités. Mais la grande différence avec notre époque c’est que, là où on pouvait imaginer un paquet technologique uniforme pratiquement à l’échelle d’un sous-continent, aujourd’hui nous ne pouvons avoir qu’une vision très localisée puisque nous comptons sur les régulations naturelles, indispensables pour surmonter les enjeux environnementaux et climatologiques. »
- https://www6.inra.fr/laccave
- Quatre scénarios étaient proposés, alimentés par deux moteurs, déplacement et innovation. Le scénario « conservateur », sans innovation ni déplacement ; le scénario « libéral » qui au contraire mobilise les deux ; le scénario « nomade » reposant sur le déplacement des vignobles ; enfin, le scénario « innovant » qui compte principalement sur l’innovation pour surmonter la crise.
- Adaptation culturale des pratiques au changement climatique, programme en cours dans le Massif central depuis 2015.